Taegger

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4- Le bitume

Accroupie derrière une benne à ordure, les doigts tremblant, j’extirpe enfin une clope de mon paquet. Je la place entre mes lèvres et pars à la recherche du briqué au fond de ma poche. Là encore, je suis pas fichu de calmer la tension qui terrasse mes nerfs. Je suis une flaque d’eau qui respire comme un grabataire. On dirait que j’ai couru des heures sans m’arrêter, alors que j’ai juste vu ce que je ne voulais surtout pas voir.

— Merde, fais que mon cerveau déconne. Fais que c’était pas vrai.

Je pourrais faire semblant, ça n’changerait pas les événements. Je l’ai trouvé. En chair et en os, avec son tablier tordu, ses cheveux en pétard lui débordant sur les yeux et les épaules. C’est lui avec des yeux trop clairs. Des yeux qui transpercent la peau. Des yeux que je n’aimerais pas savoir posés sur moi. Qu’est-ce qu’ils verraient ? Rien de bien engageant. J’veux tellement pas y croire. L’imaginer passe encore, mais le savoir réel, ça rend les choses trop palpables.

— Merde !

Je jette ma clope par terre sans l’avoir allumée. Je n’arrive pas à chopper le briquer avec mes putains de doigts. Ma tête tourne, mon cœur cogne comme un drogué en manque d’acide à une porte condamnée. J’ai envie de gerber tellement je me sens mal. J’espérais ne jamais le rencontrer de ma vie, qu’il reste une possibilité dans mon esprit.

Les doigts enfoncés dans le crâne, je souffle pour récupérer ma raison. Pourquoi maintenant ? Aujourd’hui ? La journée se déroulait tellement bien. Je suis cuistot dans un restaurant super girly, Joy a eu un B à son expo, j’ai pas bu une goûte d’alcool depuis deux jours. Putain !

Naze, je relativise. Il suffit que je n’aille plus là-bas. Je risquerai plus de le rencontrer. Plus de prise de tête. Je ferais semblant que rien ne s’est passé.

Je glisse ma main dans le sac en papier froissé, attrape mon hamburger et y mets un croc. Je mâche mollement.

Je distingue la voix de ce type dans ma tête.

« Ash ! ».

C’est ce qu’il a crié. Et pas qu’un peu. L’autre côté de la ville a dû l’entendre. Ça sortait des tripes. Aussi violent qu’une baffe en pleine troche.

Je me venge sur mon repas, le dévore, accablé par ma découverte merdique. Qu’est-ce que je fais avec cette information, maintenant ? ça va m’avancer à quoi ? Est-ce que ça changera ma vie ou ce que je pense de moi ? Ça effacera les souvenirs de Ashley pour ne laisser que les miens ? Faut pas rêver. Ash, c’est mon début… je suis sa fin… ou un truc du genre.

Je tape sur mon thorax pour recracher le morceau de viande avalé trop gros. Le grillage dans mon dos s’affaisse quand j’y mets tout mon poids. Je passe à côté d’un roulé-boulé et me redresse.

— J’le connais pas ! Rien à foutre !

Je longe la ruelle, passe sur le boulevard et marche jusqu’à ne plus en pouvoir. Mes jambes font des petites foulées, plus grandes à chaque minute. Je cours pour m’empêcher de penser.

Ce n’est pas une vie. Qu’est-ce qu’elle a foutu la fée au-dessus de mon putain de berceau ? Elle devait être sacrément bourrée pour croire que c’était une bonne idée de ramener un mort à la vie dans le corps d’un bébé. Elle n’a pas dû suivre les consignes. Saleté de vie foireuse.

Mon cœur cogne comme un fou. J’ai envie de croire que l’effort en est la cause, mais le visage de ce mec me revient en tête. Il me quitte pas. Pourquoi il lui ressemble autant ? Pourquoi ça fait si mal. Et sa voix qui ne veut pas sortir de ma tête. On en parle. Elle est différente de celle de Zack, mais y’a un truc à l’intérieur qui me tut. Putain de voix grave et chaude. Elle ne va tellement pas avec son visage. Ça cadre pas. Il n’est pas aussi blanc que Zack l’était. Lui, il a la peau dorée comme s’il passait son temps à lézarder au soleil.

Je cours plus vite, plus fort.

Arrête d’y penser, connard ! Comme si m’insulter aidera à survivre au chao.

Je ferme les yeux à m’en décoller les paupières. En les ouvrant, je vois trop tard l’obstacle devant moi. Je me prends les jambes dans un câble à terre et me rétame la gueule façon grand churro fourré. Je m’explose au sol. Une déchirure se manifeste. J’ai assassiné mon jean.

Dos au bitume, je laisse la douleur prendre le pas. Personne ne vient m’aider. Je suis seul. Les habitudes ne se perdent pas. Le regard rivé dans le ciel bleu, j’entends le rire d’une jeune femme. Il éclate dans l’indiscrétion. Le ciel m’a toujours parlé avec la voix d’une femme. Encore une énigme.

Ash en a connu des conquêtes. Je l’ai imité sans trouver mon compte.

Je tends un bras devant mes yeux. J’aime pas vraiment quand il fait ce temps, parce que derrière de voix de la fille, douce et enjouée, il y a celle de Zack : « Recommençons tout dans le ciel ensoleillé. »…

Le nom de Sky revient grignoter ma cervelle. Elle a été importante. Moins que Zackary mais c’était son dérivé, son cadeau pour Ash. Un truc comme ça.

Parfois, j’aimerais avoir des réponses satisfaisantes, pas simplement des impressions. Il me suffirait d’arrêter de me défiler, et retourner chez les Harrington pour poser des questions.

Il y a trop de gens dans ma tête. Trop d’histoires. Trop de non-dit. Trop d’inconfort.

Où est la rédemption ? La main qui viendra me sauver de cette solitude qui me tut ?

— Papa… Pourquoi ? Pourquoi moi ?

Le monde devient trop lourd pour moi. Viens me chercher. J’ai tout raté et ça va pas s’arrêter. J’suis une merde. De la chiure.

— Taegger ? Oh ! Cousin ! Qu’est-ce tu fous ? Tu bouffes les pissenlits maintenant.

Je lève la tête et tombe nez à nez avec mon cousin. Trois mois qu’on ne s’est pas vus. La dernière fois, c’était par hasard aussi. Il me tend la main avec son éternel sourire de débile aux lèvres et me colle une tape dans le dos. Il n’a toujours pas coupé sa tignasse cuivrée qui dévale jusqu’à son cul. Je présume que les filles aiment ça, les gars à demi-queue.

— Ça fait plaisir de voir ta tête de rat. Sinon, tu comptes répondre un jour à mes mails ? Je croyais qu’on devait se faire un truc, la dernière fois qu’on s’est vu ?

— Euh… ouais, j’ai pas eu beaucoup de temps, mens-je.

Je sais faire que ça de toute façon.

— Fous-toi pas de ma mouille ! On sait tous les deux que tu m’évites depuis un bail. Et franchement ça me gave. Tu m’manques, gars. Ça me crève de plus faire des virés en voiture pour aller se mater un film ou se faire un concert et revenir déphasé. Tu ne me donnes même pas des nouvelles de Joy. Je dois appeler Marty pour avoir des news. Putain, j’suis son parrain. Soit cool.

Je colle un sourire de façade pour détourner la conversation. Fred a toujours été un gars au top. C’est comme un frère. Un frère a qui j’ai caché plein de trucs pour pas l’inquiéter. C’est une éponge à émotion et ça peut le faire vriller. J’ai fait de la merde avec lui au lycée. Je l’emmenais dans toutes mes conneries. Jusqu’à ce que ma tante m’impose de ne plus venir chez eux et d’arrêter de voir Fred. Peuchère, il ne comprenait pas. Il pensait qu’il avait fait un truc de mal. On s’est reparlé à la naissance de Joy. J’allais mieux ou j’essayais de le faire croire. Mais j’ai refait de la merde avec lui quand j’ai dû quitter le Base-ball.

— Ouais, toujours fidèle à toi-même. Tu vas encore me la faire à l’envers, ne rien m’expliquer et partir te planquer ?

— Le prends pas comme ça.

— Ouais. Je fais comme si de rien n’était, comme d’hab. Mais ne pense pas qu’à toi. J’ai besoin de te voir. Tu me manques, gros. Viens à mon concert ce soir. Là même adresse que je t’ai donnée la dernière fois. Et me dis pas que t’as un truc de prévu. Je sais que c’est faux. Je suis peut-être pas une flèche avec les autres, mais toi, je te connais. Je sais quand tu me mens.

— Ok, j’irai faire un tour.

Ses yeux pétillent comme ceux d’un gamin. Ça fait plaisir à voir. J’ai pas envie qu’ils s’embuent de larme à mon contact.

— Tu l’as dit. Alors tu viendras, pas vrai.

Je hoche la tête. Il fouille sa poche, sort du sopalin.

— Pour le bobo.

Un grand sourire illumine son visage. Ça veut dire ce que ça veut dire. Les rires de tout à l’heure m’étaient bien destinés et ça venait de lui.

Une fille lui fait signe. Il me vole un bisou, comme lorsqu’on était gosse : planté dans la joue et baveux à souhait. Gros dégueulasse. Je secoue la tête amusée, alors qu’il court à reculons.

— Je te garde une table devant la scène, cri-t-il.

Ça sera la première fois que je vois son groupe. Je pourrai mettre un visage sur les musiciens et le chanteur.

***

Calé dans le sofa, je me bats pour enfoncer le fil dans l’aiguille. J’y parviens dix minutes plus tard, en louchant. Conneries. Être père m’aura au moins appris à être patient. La playlist en fond dans le salon annonce un titre des Implausible, le groupe de Fred. Je me remets dans le jus de quoi me remémorer ce qu’ils jouent, quand le chanteur commence à entonner la chansonnette.

On se trouvera, quelque part, entre la nuit d’été et le rêve effacé.

Tout a été écrit avant qu’on ne puisse vivre.

C’est la cacophonie en moi, aussi.

Mais j’crois bien que ça n’peut être que toi et moi,

dans cette vie et les suivantes.

Elle fait sens en moi. Je réalise que c’est la première fois que j’écoute la musique, plus que je ne l’entends. Je lâche mon jean, remets le titre. Je laisse les mots me traverser.

J’attends que l’un de nous se dévoile,

Qu’il mette en lumière cet amour avorté,

Pour que doucement, on ait le droit à notre histoire.

Putain, pourquoi j’ai l’impression qu’il me parle ? Mon cœur fait des tonneaux dans ma poitrine. Cette voix. Rauque, chaude, suave… Elle me fait l’amour sans conscience. Elle gravit dans ma tête, caresse mon corps. Ça me troue l’âme. Une larme coule sur ma joue. Il est bon le con.

Je veux ta bouche encore une fois,

y goûter plusieurs fois,

Ne pas fermer les yeux, ne pas partir aux cieux.

Retiens-moi, cette fois.

Le refrain me renvoie à l’accident de voiture, à Zack étendu par terre sur une nappe de sang, à moi au-dessus de lui, suppliant le monde intérieurement de ne surtout pas me l’enlever.

Les larmes dévalent sur mon visage, toutes vannes ouvertes. Je suis un récipient prêt à exploser sous le point de la culpabilité. Je suis Ash le temps de ce moment.

Qui a écrit cette saleté ? Je lui collerais mon poing dans la gueule pour m’y avoir fait repenser.

La voix du chanteur me fait chier. Elle m’ouvre le cœur et j’endure ce moment, incapable d’y mettre fin.

La tristesse dans ses octaves… J’ne l’imagine pas. Qu’est-ce qu’elle veut dire ? De quoi elle parle ?

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