Nigel

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5- La photo

— Franchement ça déchire ! La déco est au top. Ça une allure de vieux bar des années 90. Trop ouf, poto. On va foutre le feu. T’as entendu l’acoustique ?

Côl est encore en extase. En fait, il est pas du tout avec moi, il est encore dans le The Upstains.

Je le laisse parler, il va pas tarder à se trouver une nouvelle charrette en me voyant débrancher de la conversation. Je lui fais comprendre que j’ai besoin d’une autre boisson. Il hoche la tête, tout en continuant. Ce gars parle pour dix.

Je m’avance vers le comptoir pour ajouter à ma commande un autre soda. Je lance un vite salut à Miguel qui s’active en cuisine. Il sourit. Je sais qu’il n’a toujours pas retenu mon prénom ou qui l’a toujours pas associé à mon visage. J’attends que la serveuse revienne, Estelle.

En patientant, je me mets à regarder les photos qui repeignent le mur derrière. Je ne m’étais jamais attardé dessus. On reste pas longtemps quand on vient ici. Le temps de commander, manger et partir, et ça toujours en piaillant sur le nouveau Song d’un groupe ou sur les rencards foireux de Côl, les piercings qui se multiplient sur les oreilles de Ruby et sur la dernière trouvaille de Fred dans un vide-grenier.

Je m’attarde sur le cliché d’une famille recomposée. Tout le monde rit à gorge déployée. Je fixe le père, tatoué comme un truand. Il a une belle gueule. La mère est repliée sur elle-même, elle se tient le bide. Les gamins grimacent avec des paillettes dans les yeux. Je sais pas pourquoi une vague d’émotions m’envahit. Une larme coule sur mon visage, vite séchée par mon pouce. Depuis que j’ai vu Ash ou peu importe son nom, je me sens à fleur de peau. Il existe et rien que de le savoir ça me fait un putain de bien. Mais encore une fois, j’ai rien vu hormis ses yeux. J’veux connaitre tout de lui. Savoir s’il se souvient de nous deux…Ou si je suis le seul con à avoir écopé des souvenirs.

— Photo de famille des gérants du restau, me renseigne la serveuse. Ils étaient gosses sur la photo. Mais ils ont toujours la même bouille. Leur mère est toujours parfaite. Une femme coquette, toujours de bonne humeur. Quand tu connais l’histoire de sa vie, tu te demandes comment elle fait pour étaler tant de gaité.

— Et c’est quoi l’histoire de sa vie ?

— Elle a perdu les deux hommes qu’elle aimait.

Je hoche la tête, distrait par le gars tatoué.

— Et le type, c’est quoi son histoire, me surprends-je à demander.

— Je l’ai à peine connu, il est mort en 2030. J’ai assisté aux funérailles. Un grand type, avec un sourire à te faire tomber amoureux de lui, mais un paquet de blessures. Le Déli-Sky était le restaurant de sa copine de l’époque. Morte en couche. Sunny n’a connu sa mère qu’à travers les souvenirs de son père.

— Comment est-il mort ?

— Arrêt cardiaque foudroyant. Son cœur s’est arrêté net. Tiens, ton soda.

Estelle me connait. Je commande toujours la même chose.

Elle reprend son service avec un sourire amical, me faisant comprendre qu’il y a trop de monde pour bavarder. Elle me lance un clin d’œil tout en remettant une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Je lui plais, je le sais. Je pourrais me la faire, mais c’est le genre a vouloir plus qu’une nuit.

Je retourne à ma place la cannette en main. Côl est ventre à la banquette et discute avec un groupe de jeune d’une vocaloïde à la mode sur les réseaux. J’avais bien dit qu’il trouverait une charrette. Je poursuis la contemplation du mur, la canette pendue aux lèvres. Pourquoi je me suis jamais attardé dessus. C’est class !

Je laisse mon regard défiler sur les clichés des deux gamins, des employés, des équipes, quand sans prévenir, mon cœur fait une embardée. Derrière toutes celles de Sunny et de l’autre gamin, je me vois. C’est ma gueule, mais je sais que c’est pas moi ; Nigel. C’est lui.

Je me fige le corps perclus de tremblements. Le carillon de la porte retentit. Les larmes déferlent sans que je puisse les empêcher. C’est incontrôlable. Mon cerveau est trop lent pour m’avertir et je me prends un uppercut invisible en plein cœur.

Côl m’appelle.

— Mec, ça va pas. Oh ! Réponds-moi. Nidj ?

La voix d’Estelle vient se caler sur celle de Côl.

Le pas pressé de Fred et Ruby martel les carreaux. Ils nous ont enfin rejoints.

— Zut, ça recommence, déclare Côl.

— Il a quoi ? s’étrangle Fred en passant une main dans mon dos.

Je m’étouffe dans mes larmes. J’arrive pas à m’arrêter. Je déteste cette sensation de perte le contrôle.

Ruby cherche ce que je regarde, et il trouve. Détective By, au rapport, aurais-je lancé si je ne me sentais pas si mal. Je le vois passer derrière le comptoir, retirer la photo, prendre un air affecté.

Il détaille la photographie, revient vers nous. L’image passe dans les mains de Côl puis d’Estelle.

Je vois plus rien. J’entends la voix lointaine de la serveuse.

— Mon Dieu ! Ils se ressemblent. J’avais jamais fait attention.

— C’est qui ? demande Côl la voix rauque.

Ça lui fait toujours cet effet de me voir chialer. Il est hypersensible, ce n’est pas nouveau. Je chiale, il se mouche. Ne jamais l’inviter à voir un film, ça se termine soit en crise de rire, soit en marée interminable de larmes.

— Alors, là, le brun aux yeux bleus, c’est Ashley Walker, l’ancien patron du Déli-Sky. L’autre gars… un ami du lycée. Je connais pas bien l’histoire.

— Zackary Harrington, parviens-je à dire entre deux glaires.

Même si je ne vois rien, je sens tous les regards posés sur moi.

Notre ressemblance à Zack et à moi doit mettre la puce à l’oreille à Fred parce qu’il vient enrouler ses bras autour de moi. Il a toujours senti que j’allais mal, sans jamais rien dire. Il a deviné le vide en moi dès notre première rencontre. C’était bluffant.

« Toi, t’es du genre à avoir mal au fond d’une salle noire. On dirait que tu portes la misère du monde dans tes yeux. », c’est ce qu’il avait dit d’emblée.

C’est loin d’être une flèche avec les autres, mais ça va vite dans sa tête quand il s’agit de moi. Il dit toujours que je lui fais penser à son grand con de cousin. Toujours à garder les problèmes en lui et a souffrir en silence, mais tout transparait dans ses yeux.

Je sens une contrariété chez lui. Son index martèle mon bras. Pourquoi ?

— Ce Ashley, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu, annonce la voix de Ruby. Mais où ?

— J’comprends rien à c’qu’il se passe, enchaîne Côl en frottant frénétiquement mes cuisses.

Il s’est pris pour un fer à repasser.

— Calme-toi, souffle Fred à mon oreille. On va gérer tous ensemble, OK. Cette fois-ci, tu vas nous dire ce que tu caches, Nigel. Si tu le fais pas, j’suis pas sûr qu’on pourra t’aider. T’es pas tout seul. Profites-en.

Fred se détache de moi, essuie mes larmes avec une serviette, mouche mon nez. J’ai l’impression d’être un gosse de quatre ans et demi.

Je parviens à voir le froncement de ses sourcils alors qu’il fixe encore la photo.

— J’en connais un autre qui ferme sa bouche, il veut jamais parler de ce qui lui fait mal. Résultat, il a enchainé les galères, reprend-il.

— De qui tu causes ?

Ruby arque un sourcil, complètement paumé. Côl n’est pas bien mieux avec sa moue tordue.

— Je cause de mon cousin. Mais pour le moment, c’est pas le problème. Ce Zackary, c’est ton portrait craché, Nidj.

Fred me fixe, un peu chamboulé. Tu m’en diras tant.

— J’avoue on dirait ton jumeau en plus ténébreux, rajoute Côl en tirant sur le bras de Fred pour mater la photo. En vrai, c’est qui ces deux types ? Tu les connais ?

Il se tourne vers moi. Tout le monde l’imite.

Je me tais. Qu’est-ce que je pourrais dire ? Personne ne me croirait.

Si ?

Fred attrape mon menton et le relève pour planter ses yeux trop bruns dans les miens.

— ça va faire cinq ans qu'on est pote, à quel moment tu as cru qu'on était aveugle ? On te voit Nidj. On sait que tes "vitamines", c'est pour te maintenir la tête hors de l'eau. On peut tout entendre, si toi, tu veux parler.

Le sérieux déborde de lui. Il est jamais plus sincère que lorsqu'il prend cette mine de mec désabusé.

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