Fred
6- Les nons-dits
Mes yeux vont finir par se gluer à l’écran de mon portable à force de mater la photo. Je ne peux pas y croire. C’est affolant. Tous ces silences, tout ce mal qui suintaient en lui, ses crises, sa peur… J’ai l’impression d’y détecter une réponse sur le visage de ce Zackary et de ce Ashley.
Ce n’est pas moi qui pensais trop au final.
Taegger gardait bien un truc en lui. Je le savais. Un truc tellement gros que ça me parait impossible, alors que je l’ai sous les yeux. C’est trop gros. Trop peu probable. Trop ! Comment c’est possible en fait ?
Je peine à croire que j’avais la réponse de ses fantômes juste sous le nez.
J’agrandis la photo prise avec mon portable.
Ça explique toute sa vie. Tous ces moments où il délirait solo après avoir trop bu. En fait, il n’ a jamais parlé seul. J’le comprends, maintenant. Ses pertes de temporalité, ce pote que je n’avais jamais vu, alors qu’on était toujours foiré ensemble, et dont il me parlait des heures entières quand il avait trop fumé, mais sans jamais me dire son nom. Il avait existé.
Je n’avais pas encore l’explication de comment lui, il pouvait se souvenir d’un truc qu’il n’avait pas vécu. Sur le trajet jusqu’au bar, Ruby a posé sa théorie à deux balles : « Des réincarnés. J’ai lu plein d’interviews de personne qui se souvenaient de leur vie d’avant. Normalement c’est présent les premières années de leur vie, mais on dirait que les souvenirs peuvent persister dans certains cas. C’est généralement quand la mort a été violente. ». Il se l’était fermé quand Nijel s’était renfrogné. Notre bouclette nationale n’en parlerait pas tout de suite.
Cette photo. Elle m’en dévoile trop et pas assez. J’n’arrive pas à m’y faire. Le type sur l’écran, ce Ashley, c’est sa gueule. Genre, pas qu’un peu. Leur différence, c’est au détail près. Des sosies, avec quelque chose en plus.
Ruby passe une main dans mon cou, masse ma nuque. Un frisson de plaisir dévale mon dos pour se planter dans mon bide. Il me gonfle à faire ça. Il sait très bien où ça nous mène ce genre d’attention. Pourquoi je réagis comme ça quand il est proche de moi. C’est pas comme si j’aimais les mecs. C’est sorti de nulle part ma saloperie d’attraction pour son corps androgyne. Ou peut-être que ça vient de sa bouche quand il parle sérieusement de la vie et des étoiles.
Ça me rend fou d’avoir craqué pour lui alors qu’on matait le ciel. Saloperi de romantisme.
— T’es tendu, mec.
— T’a deviné tout seul ? dis-je sur un ton cassant.
Je vire sa main. Il s’apprête à sourire, je lui colle ma main sur les lèvres.
— Fais pas le con, c’est pas le moment.
— Depuis quand il y a un moment en particulier ?
Il dégrippe mes doigts, fait glisser les siens sur mon poignet et vient lécher ma paume. Je ferme les yeux déjà vannée par son comportement de salop. C’est toujours comme il veut et quand il veut.
— On baisera pas, ici.
On ne l’avait encore jamais fait derrière ce bar où on joue trois fois par semaine.
— Baiser. C’qu’tu peux être élégant.
— Quoi ? Faire l’amour, c’est ce que tu veux que je dise ? Rêve.
Il s’accroupit devant moi, tire sur mon portable, l’éteint, et attrape mon visage dans ses mains. Elles sont toujours trop chaudes. Je n’aime pas lorsqu’ il est si proche. Il brille trop.
— Depuis quand je te réclame du sexe quand t’es pas bien. J’suis peut-être un salop, mais un salop qui t’aime, et tu le sais très bien. Tu peux me remballer, faire mine de rien, c’est comme ça.
— Tu m’en merdes.
Je tente de me relever, il m’en empêche. Son visage s’approche. Ses lèvres brunies s’entrouvrent. Ses yeux mordorés s’entreferment. Est-ce une bonne chose qu’un type d’un mètre quatre-vingt-douze, beau comme un dieu grec ait en plus de sa gueule d’ange des cils comme ceux des biches ?
Ruby est un mélange parfait entre une nymphe des eaux et un Poséidon en puissance. Sa peau caramel n’arrange rien. Mon cœur s’emballe. Salopard de charmeur !
Ses lèvres scellent les miennes. Je prends le baiser en crispant mes poings. Je songe même plus à lui en décaler une. Ça fonctionne pas. Il est trop rapide et trop endurant. Comme il le dirait : « je m’en suis tellement pris qu’une de plus n’y changera rien. ». Dur la vie quant à treize an, gay et que le collège entier est au courant. Enfin, c’est pas là-bas qu’il se prenait les plus grosses dérouillés. Son père croyait que les coups finiraient par changer son orientation sexuelle. Ça n’a fait que l’accentué, et ça lui a valu d’être mi à la porte à seize ans. Son frère a eu pitié, il l’a pris chez lui dans le plus grand secret, mais sans pour autant approuver ce qu’il aimait.
Sa langue coupée en deux vient chercher la mienne. J’ai cette impression de deux personnes m’embrassant. Il a commandé une grenadine. Quel gamin. Sa bouche a toujours un goût de bonbon. Il faut dire que ses poches en sont fourrées. Toujours à mastiquer un truc.
Ruby glisse ses mains dans mon dos, les arrête sur ma taille, y enroule ses bras. Je devrais lui en foutre une, mais j’ai envie de le sentir plus proche encore. Ça me terrifie un peu de le désirer comme ça, plus qu’une femme, plus que n’importe qui. Ça me flambe le crâne. Je suis pas pédé, tenté-je de me rassurer en le tirant contre moi. On est mal mi pour se sentir de la bonne façon. Je me tortille sous les à-coups de mon cœur. Ruby me fait glisser sur lui. Les caisses où j’avais posé le postérieur tombent. Ruby à genoux, moi à califourchon au-dessus de lui en trans. Pourvu que personne ne passe. Je nous sens durcir et comprends au même moment que je suis en train de perdre pied. Mon bassin s’agite contre le sien. Avec les vêtements, c’est toujours plus excitant. Ça ne retire rien aux sensations. J’ai envie de me gifler.
Un gémissement roule sous ma langue. Ruby me serre plus fort. J’ai envie d’exploser, mais je réalise qu’on est toujours derrière le bar et que n’importe qui pourrait nous voir. D’un bond mal maitrisé, je le repousse et par me boîter la gueule deux mètres plus loin. La surprise aux fonds de ses yeux est vite remplacée par l’espièglerie. Il se marre.
— Tu m’auras pas. Rien à saucer, craché-je en me redressant.
— Je crois me souvenir que t’avais dit un truc identique à propos que je ne te baiserai J-A-M-A-I-S.
Son rire mat me fait lever les yeux. Je dresse mon majeur dans sa direction. Il passe sa salope de langue sur ses lèvres.
Reprenant son sérieux – qui le rend encore plus bandant – il me rend mon portable.
— Fred. Ce type, ce Ashley, il ressemble beaucoup à Taegger,
Je ne dis rien, prends mon phone, m’apprête à entrer pour rejoindre les autres.
Ruby me suit de près.
— Je sais comment tu es quand tu penses à lui.
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
Je n’aime pas qu’on me rappelle combien je n’ai jamais rien compris de Taegger. Combien j’étais à côté de tout avec lui. Plus encore maintenant.
— Fred, c’est pas évident de savoir qu’une personne est maltraitée si elle dit rien, et surtout si ça se voit pas. T’es pas responsable de ce que lui faisait endurer sa mère.
— J’aurais pu le soustraire à ce traitement, parler à mon père. Il n’aurait pas laissé le fils de son frère se faire frapper. Non, à la place j’ai écouté ma mère et j’ai arrêté de trainer avec lui. De toute façon, il voulait déjà plus de moi. J’ai dû le saouler.
— Dis pas ça. Quand il est devenu père, c’est toi qu’il a contacté pour devenir le parrain de sa fille. C’est qu’il t’estime. J’pense qu’il t’aime alors il t’éloigne de ses problèmes. C’est ce qu’on fait quand on aime, et qu’on sait pas parler.
Ruby plonge ses doigts dans mes cheveux pour que je revienne contre lui. Je n’aime pas le savoir plus grand que moi. J’ai l’air ridicule avec mon mètre soixante-seize. Quand je le prends, c’est encore plus risible.
La tête basculée en arrière, je me noie dans la chaleur de ses yeux. A-t-on idée d’être si éblouissant ?
Une de ses dreadlocks me tombe sur le visage, je la fais glisser sur le côté. Mes lèvres s’ouvrent d’elles-mêmes. Suis-je vraiment en train de réclamer un dernier baiser ? J’ai vraiment envie de me gifler.
Ruby répond à ma demande. Il est encore dur dans mon dos. Eh, putain, qu’est-ce que j’aime le faire bander !
Derrière ma batterie, je me demande si Taegger a reçu mes messages d’annulations. Ça me fait chier, mais si Nigel tombe sur lui en chair et en os, je ne sais pas quelle réaction il pourrait avoir. Il a tellement pleuré devant une simple photo. Ses yeux ne se décollaient pas de ce Ashley. Quoi qu’il puisse se passer dans sa tête, il n’est pas judicieux de lui mettre la copie conforme de ce mec devant lui.
Au cinquième morceau, je constate que Taegger n’a répondu à aucun message, mais qu’il n’est toujours pas là. Soit il l’a mal pris, soit il ne comptait pas venir de toute façon. La deuxième option serait bien son genre.
Nigel est à fond. Le micro serré dans les mains, le tee-shirt remonté sur son ventre et trempé de sueur. Ses boucles brunes et dorées collent son front. Les filles ont toutes le regard braqué sur ses pectoraux. Ce gars est sec. Pas un pet de gras et ça, sans faire d’effort. Saloperi de métabolisme.
Il regarde la foule, ne s’attarde sur personne. Pourtant ses yeux déshabillent l’assemblée ou semblent le faire. La première fois qu’il m’a approché, je jouais avec certains groupes, ici et là. Quand il s’est penché sur moi et a planté ses prunelles dans les miennes, j’ai cru qu’il m’examinait les entrailles tellement il y avait de la puissance à l’intérieur. Un regard et on a l’impression qu’il sait tout de nous. C’est hypnotique.
Il se remet à chanter.
On se trouvera, quelque part, entre la nuit d’été et le rêve effacé.
Tout a été écrit avant qu’on ne puisse vivre.
Nidj ne sait pas seulement chanter, il écrire comme un fou aussi. En réécoutant la chanson, les phrases ont une nouvelle signification. Il n’explique pas toujours le sens réel des paroles.
Le refrain dévale dans sa bouche. Il y a quelque chose de plus terrible dans sa voix ce soir. Une hargne.
Je veux ta bouche encore une fois,
y goûter plusieurs fois,
Ne pas fermer les yeux, ne pas partir aux cieux.
Retiens-moi, cette fois.
Il le répète jusqu’à la déraison. Sa voix s’envole, elle dérape plus loin que la musique. C’est un appel à l’aide. Une saloperie d’appel à l’aide. Il se sent glisser, je le vois à la façon dont il agrippe son cœur. Il ne chante plus, il supplie.
Les larmes coulent le long de ses joues. Il ne défaillit pas, revient au rythme initial. Je termine de cogner mes baguettes, le public applaudit. Je relève la tête. La foule est en furie, comme tous les soirs où on se produit. Mon regard s’arrête sur une tignasse de cheveux noirs. Mon corps se fige. Je déglutis péniblement. Adossé au bar, Taegger en larme, les yeux rivés sur Nijel.
Merde, il n’a pas lu les messages. Il est vraiment venu.
C’est la première fois que je le vois pleurer et sa m’épingle le cœur. Il a souvent eu les yeux vitreux, mais jamais il n’avait osé se lâcher. Pas devant moi en tout cas.
Ça ne doit pas faire longtemps qu’il est là, mais suffisamment pour qu’il l’ait vu. Entendu ?
Nijel est occupé par le public. Tant mieux.
Quand Taegger essuie ses yeux rageusement, je comprends qu’il n’accepte pas ce sentiment qui le submerge.
Il fait demi-tour et fonce vers la sortie. Je ne peux pas le laisser partir dans cet état. J’ai envie de le protéger pour une fois, me rattraper s’il est encore temps.
Je quitte mes baguettes. Ruby tente de me stopper. On a encore deux chansons à jouer. Je lui glisse entre les doigts et cours derrière Taegger déjà dehors.
L’air de la nuit le donne un coup de fouet. Je gueule son nom alors qu’il claque la portière de sa voiture. Il m’a entendu. Il ne restera pas. Pas pour moi en tout cas. Ça me blesse un peu. J’ai l’impression de ne pas être assez bien pour lui. Je cours derrière lui, mais il démarre et file sur la route. Je shoote dans un caillou d’impuissance.
— Saloperie de journée !
Elle avait mal débuté quand Lola et Tania avaient organisé leur matinée Lovely. Fais chier de sortir avec la sœur jumelle de la meuf de Ruby. Sans déconner, elle ne s’en doute pas un peu la Tania qu’il est gay. Et lui, pourquoi il fait le con comme ça ? C’est peut-être pas marquer sur sa gueule, mais, est-ce qu’au moins il bande au lit ? Ouais, c’est ça. Quand je ne suis pas dans le secteur, est-ce qu’elle prend son pied ? Et lui, il n’a pas honte de profiter d’une pauvre fille ? Pourquoi ça m’énerve de le savoir vautré sur Tania ? Comment il lui fait l’amour ?
Pourquoi je pense à ça, bordel ?! C’est quoi mon putain de problème ?
Je retourne dans le bar, contrarié. Côl nous a eu une pause de dix minutes. Nidj me regarde avec étonnement. Il n’a pas compris mon embardée dehors. Je hausse les épaules, comme pour dire : « tu ne me dis rien, pourquoi je te le dirais. ». Ruby me rejoint, un verre d’eau fraîche à la main. Je bois d’une traite, fuyant la chaleur de ses yeux.
Mon corps m’envoie un signal. Je sais que je vais finir chez Ruby à la fin du concert et je sais que je vais lui demander un truc que je regretterais au levé.
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