Taegger

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7- Cette voix ! Ces yeux ! Quel con…

Voilà ! Le doute n’est plus permis. Le chanteur des Implausible, Nijel Colleen, est bien celui que je redoutais qu’il soit. Après avoir écouté quinze fois leurs dizaines de chansons, je pouvais pas faire semblant de ne pas discerner la voix de Zack derrière la profondeur de celle de Nigel. C’était plus fort que moi, il fallait que j’en ai le cœur net. Toutes ses paroles faisaient bien trop sens en moi, comme si elles m’avaient toutes été destinées.

C’est la boule au ventre que j’ai fini par me rendre à la représentation. J’ai mis du temps, mais je suis parvenu à entrer. La foule était déchainée et j’ai dû jouer des coudes pour accéder au bar. La voix de Nijel perçait mes remparts, je gardais la tête baissée ou visé sur le barman. C’était sans compter la cadence plus soutenue qu’il mettait à chanter le refrain.

Je veux ta bouche encore une fois,

y goûter plusieurs fois,

Ne pas fermer les yeux, ne pas partir aux cieux.

Retiens-moi, cette fois.

C’est comme s’il n’était plus capable de s’arrêter. Sa voix montait plus haut, elle inondait la salle, excitant le public. Chaque mot me brûlait la peau. Chaque intonation compressait ma poitrine. Chaque fois que son ton se faisait supplication une larme dévaler sur mes joues.

Je veux ta bouche encore une fois.

Je veux la tienne plus que toutes les autres.

Y goûter plusieurs fois,

J’en ferais ton repas du matin, du midi et du soir.

Ne pas fermer les yeux,

Regarde-moi.

Ne pas partir aux cieux,

Je t’amènerais dans mon enfer, celui que tu as créé en m’abandonnant.

Retiens-moi cette fois,

Je t’enfermerai, pour que jamais plus tu ne partes.

J’ai fini par me retourner, incapable de résister à son appel. Il était là, derrière moi, celui que j’attendais depuis toujours, depuis déjà deux vies. En parcourant son corps en sueur et en trans, je le revis quand il n’était encore que Zack répétant dans un garage. Toujours à fond, un sourire à se damner sur la face. Il a poursuivi la chanson, je continuais à pleurer comme un con.

Il est temps qu’on se rencontre, temps qu’on s’aime.

Demain sera bien cruel de nous rappeler que tout à une fin.

Alors arrêtons de faire les cons, parlons ensemble cette fois.

Notre amour est trop fort, pour y laisser la peur ronger nos sentiments.

Sans te connaître, je sais déjà que je t’aime.

J’ai pas tenu. J’y ai pas cru. J’ai cédé à la peur et à cette vérité que je ne peux pas ignorer : « je ne suis pas Ash et il n’est pas Zack ». Parce que tout est vrai, nous sommes des inconnues avec l’histoire d’autres inscrit en nous. On ne s’aime pas. C’est eux qui s’aimaient. Fort. Nigel et moi, on est rien que des gardiens… pas vrai ?

Pourquoi tout brûle en moi ? Pourquoi ça me fait si mal de penser ainsi ? Pourquoi quand j’ai vu Nigel, j’ai senti que ça pouvait être le seul ?

La tête entre les mains, j’ai envie de crier. J’ai besoin d’user ma voix, de sentir autre chose que ce mal qui enfle dans mon cœur.

Le pire dans notre histoire, c’est qu’en plus de se souvenir de leur vie, on leur ressemble dans tout ce que nous faisons. Sommes-nous vraiment des dérivés d’eux ? Une pâle copie de ce qu’ils auraient pu être ? Une chance… ?

Je me hisse jusqu’à la chambre de Joy, ferme la porte derrière moi. Je me sens bien ici, dans le calme de sa chambre d’enfant. Est-ce qu’elle est heureuse ? Les murs orange remplis de poster et de photos d’amitié me disent que oui. Est-ce que moi je le suis ? Bien entendu que non. Je m’assis sur le lit, m’y allonge un instant plus tard. Ça sent l’insouciance.

Une vibration sur mon poignet, ma montre connectée me prévient d’un appel. Elle fait passer les messages reçus depuis le début de soirée. Fred veut qu’on parle. On dirait qu’il sait quelque chose. Je réponds pas. Pas envie. J’veux que tout s’arrête. Je veux qu’on me laisse une chance de vivre ma vie en tant que Taegger. Je veux aimer quelqu’un qui ne sera pas mort ou qui n’en aurait pas les traits.

J’aimerais savoir ce que ça fait d’être soi-même. Qui suis-je en vérité ? Le base-ball, était-ce vraiment moi ? Et le dessin ? Est-ce que c’est moi aussi ? Est-ce que Ash savait dessiner ? J’enfonce le visage dans le coussin de Joy. Son odeur me rassure. Elle est la plus belle part de moi. Jamais je n’aurais su que je tenais en moi quelque chose de si beau.

Dans le salon, la voix de Gibile, mon secrétaire virtuel me rappelle d’une peinture à rendre avant la semaine prochaine. Tout le monde a un Gibile, plus ou moins perfectionné chez lui. Le mien est de la première génération. Un boitier à la con qui détecte mes émotions, qui prend mes rendez-vous et qui explique la vie à Joy. Ils ont eu une conversation sur les garçons pas plus tard que la semaine dernière. N’est-ce pas mon rôle de rassurer ma fille sur ce genre de chose ? Je suis tellement à côté de mes pompes avec l’amour et les liens sociaux. Quand elle me demande si j’aimais sa mère, je reste muet avant de changer de discussion. Laureen n’a jamais été qu’un coup d’un soir.

Je vrille la tête sur le cadre de ma montre. Cinq heures du matin.

Je ne parviendrai pas à dormir. Je le sais. Alors, je me redresse, refais le lit au carré – Joy est une jeune fille très maniaque. Elle ne tient pas cette qualité de moi. Surement de Marty.

Je me dirige dans le salon, tire sur un rideau qui simule un minuscule espace. Une petite étagère, un tabouret, tout ce dont j’ai besoin pour peindre. Je vends plus de décors d’appartement virtuel que de tableaux, mais pas assez pour en vivre. Ça reste un plus. Parfois, je fais la pose du matos pour les décors virtuels. En général, ceux qui achètent les designs ont déjà les installations : des micro projecteurs qui quadrillent l’espace de vie. La tendance est aux pétales de fleurs et aux cristaux. Je ferais un nouveau design courant le mois prochain.

Je m’installe sur le tabouret. Oublier. Il faut que j’efface le visage transpirant de Nigel. Mais il revient me brouiller la vision à chaque instant.

Je secoue la tête.

Terminer la toile et partir au travail.

Je me concentre sur les plumes d’un chapeau. C’est fou de se dire que les chapeliers reviennent en force depuis une bonne dizaine d’années. On va dire que la chaleur y est pour quelque chose.

Mon client est l’un d’eux. Il aime le vintage. Pas d’artifice, trop peu pour monsieur.

Après une heure dessus, je pose la toile sur le côté pour qu’elle sèche et dans un même temps j’en sors une nouvelle, pas plus grande qu’un format BD. J’esquisse rapidement le visage qui me hante, forme des boucles dans ses cheveux, et passe à la peinture sans trop me poser de question. Après avoir peint sa chair dorée, je passe aux mèches châtain foncé aux reflets cuivrés et sans les détailler plus, je plonge le plus fin de mes pinceaux dans un vert translucide. Par petites touches je viens colorer les iris que j’agrémente de reflets.

Putain de regard perçant.

Saleté de Nigel.

Elle est là ça plus grande différence avec Zack. Son regard qui semble tout voir, même au-delà du corps. Le fixer me donne l’impression qu’il connaîtra tout de moi. Il y a une passion maudite derrière ses prunelles, quelque chose de dangereux et peut-être de brisé. Je n’arrive pas détecter ce que j’ai vu sur scène, quand il a ouvert les paupières et qu’il a haï le monde en silence.

Pourquoi est-ce que je l’ai peint ? Qu’est-ce que je cherche ?

Je me dresse, embarque mon matos et pars le nettoyer à la cuisine. Nigel, je crois l’avoir déjà vu, il y a longtemps. Ou du moins son regard. On s’est déjà rencontré, je crois… Une possibilité. Peut-être étais-je trop déchirée pour faire attention à son visage. Les moments de déchéance n’ont pas manqué dans ma vie. Seulement, cette couleur vert eau, je m’en souviens. J’en ai jamais vu des plus intenses que sur Nigel et… C’était deux ans après la naissance de Joy. Je suis partie en soirée avec mon équipe. Une sororité donnait une fête pour je-ne-sais-plus-quelle-connerie. J’avais bu, comme souvent pour oublier ce que j’avais dans la tête, un mélange de culpabilité. Héritage maudit de Ash et de ma mère. J’avais la tête en vrac. Je me suis calé dans une chambre où une fille venait de partir vénère. Je comprenais pas pourquoi. Il n’y avait personne. Je me suis jeté sur le lit. Et il avait bien quelqu’un. La personne n’a pas bougé. Elle pleurait. On voyait que dalle, alors j’ai pris mon portable, allumé la lampe et je l’ai dirigée sur la personne. Juste pour voir si tout allé bien. Deux yeux en amande, vert eau, et puissant m’ont fixé avant qu’une main fasse voler mon portable.

— T’es con ou quoi ? Tu veux m’aveugler.

Bourré et avec deux de tension, je me suis pas rebiffé.

— Excu’s, ai-je dit. Ç’va pas ? Elle t’a fait un truc que tu voulais pas.

— T’occupes.

— OK. Tu veux boire. J’ai piqué une bouteille de Jack Daniel’s.

Le portable éclairait à peine la chambre de quoi voir les courbes et un semblant d’expression. Il a pris la bouteille, a bu une bonne partie du liquide.

— Bah, t’a la descente facile toi.

— Pourquoi, pas toi ?

En voulant me redresser pour lui laisser de l’espace, j’ai tiré sur le drap. La tête me tournait. J’ai piqué une tête sur l’oreiller tout en effleurant ce que j’ai jugé être une demi-molle.

—T’as pas réussi à bander. C’est ça ? T’inquiéte ça arrive parfois.

Ouai, j’ai toujours été un mec très class.

— Arrête de parler, a-t-il, dit, la voix enraillée.

Il se contrôlait pour pas pleurer. J’crois qu’il avait honte et moi, je le chambrais. Mais j’étais déchiré. Et quand je le suis, je fais le con.

— Tu l’aimes bien, la fille ou c’était juste pour essayer ?

— T’es du genre lourd, toi.

—Et toi, du genre à rien à foutre à une soirée. T’as quel âge ?

J’entendais à sa voix qu’il était encore super jeune.

— Dix-sept ans.

Silence.

Je sais pas trop pourquoi j’avais si chaud dans ce lit avec cet ado. L’alcool ?

— Qu’est-ce qui ne va pas ? ai-je dit.

Il a soupiré.

— Après tout, on ne se reverra jamais pas vrai.

Si ça peut te rassurer, non, on ne se reverra pas.

— Toute ma vie est une blague et j’arrive plus à bander.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi ta vie est une blague et pourquoi t’arrives pas à bander ?

Je me suis calé plus proche de lui, ai posé ma tête à côté de la sienne. Il n’a pas bronché, au contraire, il a plaqué son front contre le mien. C’était presque naturel, alors que pas du tout.

— J’ai l’impression de vivre la vie d’un autre ou pour un autre.

Je comprenais tout à fait ce qu’il mettait en lumière.

— J’arrive pas à savoir si je suis moi. Problème d’identité. Mon psychiatre m’a diagnostiqué une dépression. J’ai envie de dire que c’est les cachets qui me font débander, mais c’est faux. Y’a une personne a qui je pense souvent. Et je bande très bien quand j’en rêve trop fort.

— Bha, alors t’es juste amoureux.

Silence.

— Ce n’est pas moi qui le suis. Je ne devrais pas être amoureux d’une personne que je ne connais pas.

— Ok. Alors tu la désires. Pas besoin d’amour pour ça.

— Tu crois ?

— Bah, j’sais pas. Peut-être.

Je coupe l’eau, laisse mes pinceaux sécher et ouvre le frigo pour y passer la tête, me rafraichir la mémoire.

J’n’ais pas couché avec ce gamin, mais…

Son souffle, sa nudité, sa voix brisée. Pourquoi est-ce que je m’en rappelle si bien ?

J’peux t’embrasser ? On verra si tu bandes ou pas. Peut-être que la machine n’est pas cassée, ai-je demandé.

Il a acquiescé, alors j’ai caressé ses lèvres avec les miennes. Doux, délicat. Je ne l’étais jamais vraiment, sauf là, dans cette chambre, avec cet ado en larme. Doucement, j’ai plaqué ma main sur son sexe. La machine n’avait rien de cassé, elle fonctionnait très bien. En l’approchant de moi et en venant chatouiller ses fesses, j’ai murmuré contre sa bouche :

Les filles, c’est peut-être pas ton truc.

— J’crois pas que les mecs le soient aussi.

— Pourtant, tu bandes.

— Je sais… mais j’suis pas le seul.

Effectivement, je me sentais à l’étroit dans mon caleçon. Les mecs ne me faisaient pas d’effets, même bourré.

Parce que j’étais en vrac et un peu curieux, j’ai continué de l’embrasser, tout en déboutonnant mon jean.

Je me souviens avoir fini sur le dos, le gamin allongé sur moi. Il était lourd le con, mais incroyablement mince. Il ne savait pas trop se qu’il faisait, moi non plus d’ailleurs. On se frottait. On s’embrassait. Je me rappelle que c’était vraiment bon. Et que le lendemain, j’avais laissé ce mec en boule dans le lit sans oser regarder son visage. Je me dégoûtais un peu.

L’intensité dans les yeux de ce gamin était la même que celle aperçue chez Nigel. La même couleur d’iris, le même regard. Pourquoi je me souviens encore de ce gamin, alors que je n’arrive plus à savoir si Joy a fêté son neuvième anniversaire au parc ou dans le jardin de Marty ?

La peur me monte à la gorge. Et si ce gamin de dix-sept ans, c’était Nigel ?

Ça pourrait expliquer l’attraction, le désir… l’envie d’aller plus loin, le besoin de contact ou encore la souffrance d’être partie alors que je savais que mon cœur n’était pas d’accord.

J’aimerais avoir la confirmation que je ne suis pas encore en train de délirer. Est-ce qu’un jour je parviendrai à ignorer ce que j’ai été ? Zack, Nigel, je ne veux d’aucun des deux. J’aurais l’impression d’un amour contrefait, pas authentique.

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