Nigel
9- Malade
Côl ne m’a pas lâché d’une semelle dès l’instant où nous sommes entrés.
On a fini par prendre notre douche ensemble.
Limite s’il m’essuie pas le cul quand je me rends aux chiottes.
J’ai l’impression d’avoir cinq ans et une grippe carabinée.
Il est six heures du mat, je n’arrive toujours pas à fermer les yeux. On est samedi. Je travaille pas. Ça serait chouette de rattraper mon sommeil, mais bon, je sais comment fonctionne mon corps. C’est lui qui choisit.
Côl est collé à moi sur mon lit une place. On n’a pas idée de dormir à deux dedans… Je ne sais même pas comment on fait pour bouger sans se boîter la gueule par terre. J’essaie de détacher ses mains de mon bras pour accéder au tiroir de ma commode.
Impossible.
C’est un rapace.
Il ne lâche pas sa proie si facilement. Fais chier.
Je l’entends baragouiner en français. J’y comprends rien, mais j’avoue que c’est beau à entendre. J’aime bien quand il me lit des poèmes ou des pièces de théâtre. Ce n’est pas juste la langue qui est jolie, mais Côl. Mi-cuisse de grenouille, mi-rosbifs ; savant mélange. Un métissage clairement canon quand on s’attarde sur le gars.
Il est arrivé à Bloomington à l’âge de quatorze ans, depuis, il est resté ici avec ses parents. Un héritage d’une arrière-grand-tante, avait-il raconté. Avant il vivait en France, ou du moins y avait fait toute sa scolarité. Il est né en Angleterre. Enfin, bref.
La première fois que je l’ai vu, je lui ai dit : « Mais comme c’est trop chou tes taches de rousseurs. T’en as partout. ». Ouais, j’étais persuadé que Fred nous avait ramené un lycéen craquant avec des yeux d’un noisette ravageur. On aurait dit le soleil sur une feuille d’automne. En vérité, Côl a trente-trois ans, ce qui fait de lui le plus vieux et moi, le plus jeune. J’capte toujours pas comment il fait pour avoir une gueule d’ado à son âge. « L’ADN » qu’il dit. C’est peut-être le cas, parce qu’après avoir rencontré sa mère, je me suis dit que ça tenait de famille.
En tout cas, en recrutant Côl, je ne me doutais pas qu’il avait déjà vécu plusieurs vies. Il venait de flanquer son boulot de secrétaire dentaire à la benne à ordure pour reprendre le piano. Ce con avait fait quinze ans de conservatoire pour finir claviériste. Ça me tut. Mais bon, lui, il veut juste se sentir plus libre. On sait pas trop ce qu’il l’a mené à vouloir jouer dans un groupe. Il dit pas grand-chose sur lui. Jamais. Selon ma théorie, on la trop restreint et ça a fini par le faire exploser. Pas sûr qu’il vivait pour lui… plutôt pour faire plaisir aux autres. Un jour en allant chez lui, j’ai vu par inadvertance des papiers de divorces. J’crois bien qu’il a été marié, mais j’ai jamais demandé. Je sais juste que sa mère le harcèle souvent pour rencontrer des jeunes filles. « A ton âge, j’étais mère et j’avais une famille », ai-je un jour entendu. La réplique avait été froide : « Je ne suis pas toi. Rentre-toi ça dans la tête. J’ai fait du mal à Grâce par ta faute et à celle que j’aimais vraiment. Chacun sa vie. ». Côl avait raccroché. J’avais fait genre de rien.
Ses cheveux en pétard d’un blond vénitien me chatouillent le cou. Il bouge très légèrement. Je m’articule pour atteindre le tiroir. La moitié du corps trainant au sol, l’autre sur le lit. J’utilise mes orteils pour accéder à ma plaquette de médoc. J’ai pas l’air con à me tortiller comme un ver. Je choppe les gélules, en nage. Victoire !
J’avale le somnifère difficilement et me rallonge à côté de Côl. Tout son corps est crispé. Tu m’étonnes qui se réveille avec le mal partout. J’ai l’impression de dormir avec un morceau de bâton.
Je ferme les yeux, prends une respiration calme comme en sophrologie.
Je parviens à m’endormir.
***
Deux heures, c’est tout ce que j’ai pu grappiller de sommeil. Il est huit heures. Côl dort toujours. Il m’a enfin lâché pour s’agripper au coussin, tête contre le mur. Je l’abandonne comme s’il était un coup d’un soir et me rend dans la salle de bain pour un peu d’intimité. Je m’y enferme, mets de la musique.
J’ai rêvé d’Ash. De notre chambre d’ado chez les Harrington. De ce soir-là, où je me suis glissé dans ses draps, bourré, et que j’ai réclamés ses bras. Il était dans un état second. J’crois bien que lui aussi était bourré. C’est la première fois que je vois son visage si nettement, depuis que je pense à lui. Ses yeux gris pétillant où la tristesse ne veut pourtant pas partir, m’ont traversé l’âme. J’lui ai murmuré qu’on sera toujours des frères. Il m’a serré contre lui. Et je me suis juste senti à ma place dans ses bras, dans ses draps. C’était naturel. « Je t’kiffe mec », a-t-il murmuré. On s’est marré et je me suis réveillé.
La certitude enfle en moi. Il faut que poursuive cette histoire. Je peux dire ce que je veux, je suis in love de leur putain d’histoire. Je veux vivre un truc aussi beau, mais avec une de vie heureuse assurée. Si ça doit être avec un mec, OK. J’suis d’accord. Franchement, je m’en bats les steaks.
Moi, je veux juste que le vide s’éteigne.
Je choppe mes antidépresseurs dans la pharmacie, j’en gobe un. Juste pour tenir la journée. Juste pour ne pas craquer. C’est trop tentant en ce moment. Parfois, j’ai l’impression que le feu en moi, brûlera éternellement.
Mon portable sonne. Je mate vite fais l’écran en retirant mon slip. Mona. Encore. J’aime bien ma sœur, mais parfois, j’arrive plus. Encore une photo de sa vie parfaite avec sa famille. Elle ne se rend pas compte du mal qu’elle me flanque avec son bonheur. Là, tout de suite, je suis pas prêt à recevoir ce genre de message. Parce que, putain, je sais que je vais galérer ma vie pour trouver mon happy end. Je ne sais toujours pas qui est ce gars qui ressemble à Ash : son identité. Il a une gosse. Sérieux. A croire qu’il aime me devancer sur tout, même dans cette vie.
Enfin, bref.
J’ai au moins appris un truc sur Ash ; ce meilleur ami d’une autre vie. Il a vécu plus longtemps que moi. Que Zack. Il a eu une famille, des enfants.
Je n’en reviens pas que toute sa vie était sous mon nez, au Déli-Sky.
Maintenant, je veux plus de réponses. Je veux savoir pourquoi on a eu cet accident. Pourquoi on a mis autant de temps à capter qu’on s’aimait. Sybille ? Aurait-elle été le problème ?
Je veux savoir comment il a vécu sans… Moi. Parce que depuis que je suis né, j’ai du mal à vivre sans lui. Je suis un survivant, une demi-âme en manque de son odeur. C’est fou de se rappeler du parfum corporel d’un homme qu’on n’a jamais vu.
Des réincarnés, hein ? Ruby a raison. J’ai déjà consulté une centaine de fois, les video et lu un paquet d’interview sur le sujet. Pour ce que ça change. Ça me rappelle que je suis toujours à la recherche de l’impossible.
Côl s’est réveillé. Il toque à la porte de la douche. Je lui ouvre à poil un bras sur l’encadrement, la bite pendante.
— Une douche en solitaire, ça me plait aussi, dis-je.
— Ouais, c’est cool. J’ai juste envie de chier. Prends ta douche, fais comme si je n’étais pas là.
Il me pousse jusqu’au bac, tourne le robinet, trois minutes sur le compteur de la poire et il tire le rideau, avant de poser délicatement sa pêche sur le chiote.
Pop-corn party pour bien débuter la journée. Ça promet.
Je passe l’eau fraiche sur mon visage de quoi me donner une gifle pour la matinée. J’entends la chasse se tirer, Côl se laver les mains, puis se reposer sur les toilettes.
— T’as pas dit que tu faisais encore des insomnies.
— Ne fais pas genre que t’as pas remarqué ma gueule de déterré. C’est toi qui me files de la camomille à chaque fin de concert.
— Ouais, c’est vrai. Je… Si les somnifères ne font rien, tu devrais penser à…
— Je sais. Mais j’ai pas envie.
Le psychiatre. Demander un changement dans le traitement. Pour ce que ça changerait.
— Ok.
Il n’ira pas plus loin. Ce n’est pas son genre de s’immiscer dans ce genre de problème, mais il reste vigilant. Il tire le rideau, plante son regard ensoleillé dans le mien — sans doute blasé. Mes potes sont d’un sans gène déconcertant. J’les ai mal éduqués. Cependant, on ne peut pas faire pire que Ruby. Lui, il te fait la causette à deux centimètres d’où tu chies. Toujours en mode détente. C’est tout à fait normal de parler de bretzel à ton pote qui cague tranquille.
— Tu veux une invitation à me gratter le dos ? déconné-je.
— Pas besoin d’invit’. Mais plus sérieusement, comme a dit Fred, on peut tout entendre.
— C’est ce qu’il a dit. Et ça ne vaut pas que pour moi. Ça vaut pour nous tous.
J’lui fais un clin d’œil. Il sourit.
— Sale gosse.
— Le vioc a parlé, ris-je.
— On va manger un truc.
Je hoche la tête. J’ai pas vraiment envie de rester seul. Que l’on m’occuper l’esprit, par pitié. Que j’arrête de penser à Ash, à ce gars qui lui ressemble… Il dégage la même odeur.
Je veux le revoir. Je veux lui parler. Je veux… Qu’est-ce qu’il me donnera ? Ai-je le droit d’entrer dans la vie d’un parfait inconnu ? Pourquoi est-ce que j’ai l’espoir qu’il me reconnaisse ?
Just wanna be your lovers...
Pathétique.
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