Fred
10-Les peurs
La veste sur le dos, je jette un dernier coup d’œil à Ruby. Il dort à poings fermés, comme d’habitude. Il est beau, allongé dans son insouciance. Son rêve semble paisible aujourd’hui. Ce n’est pas toujours le cas. Les cauchemars persistent chez lui aussi. Il n’en parle pas toujours, mais je sais ce qu’il y a à l’intérieur. C’est tellement évident. Il suffit de voir ce géant se recroqueviller, les bras encadrant son visage.
Il a rejeté le drap dont je l’ai couvert. Trop chaud pour lui, malgré une isolation de fou furieux dans son appartement. Ça me permet d’admirer la naissance de son cul rebondi. J’ai encore laissé des empreintes pour changer. Je devrais arrêter de le marquer comme ça. On dirait un chien qui délimite son territoire. « ça, c’est mon os à moelle ».
La lumière du soleil illumine son visage caramel. On dirait presque du miel. J’aimerais poser encore mes doigts sur son dos, caresser ses cicatrices, les lécher, les embrasser. Je me sens tellement salop quand je le fouette, alors que ces salopes de marques sont le résultat d’une putain de ceinture.
C’est lui qui me l’a mis entre les mains : le fouet… Et pas que ça, d’ailleurs. Les menottes et les cordes, aussi. Ce n’est pas comme si c’était moi qui avais des accroches à mon plafond et des chaînes dans mon armoire. Je secoue la tête. On devrait arrêter ce jeu. Je finirai par lui faire vraiment mal avec ces conneries. Il suffirait que je me déteste trop pour m’en prendre à lui.
Je me détourne avant d’hésiter et me remettre au lit. À son réveil Ruby sera déçu, parce que je vais faire mon salop. Je vais me barrer et le ghoster tout le week-end comme il l’avait prédit. Il me connait. Mais là, je peux pas. C’est pire que tout.
Je… On n’aurait pas dû faire ce qu’on a fait. Je me sens merdique de lui avoir fait croire que c’était OK. J’en avais vraiment envie sur le coup. Maintenant, je regrette comme le gros bâtard que je suis. Je déteste avoir aimé. Je déteste lui avoir demandé plus. Je me déteste d’être comme ça. Saloperie ! Je sais que j’aime les nichons. Que je les aime vraiment. À aucun moment ça me viendrait à l’esprit de trouver un mec attirant. Ça c’est juste avec Ruby. Et ça me fait chier d’une force ! J’ai envie de me cogner, de me battre pour m’enlever cette envie de lui de la tête.
Je me dirige vers la porte d’entrée, prends mon sac au passage. Marty m’a envoyé l’adresse de Taegger sur mon portable. J’veux pas me pointer sans invitation, mais y’a trop de trucs que j’ai besoin de lui dire, de savoir. Je tire la porte devant moi.
— J’suis un connard, pas vrai ?
Je me fige.
— Un salopard de connard qui ne sait pas se tenir… Je peux rêver pour te voir ce week-end, pas vrai ? J’aurais dû te dire, non.
— Je suis désolé. C’est pas…
— C’est pas moi le problème ? On sait tous les deux que je suis un de tes plus gros problèmes. Un putain d’homo qui te fait bander, mais que t’n’voudrais jamais aimer.
Je me retourne. J’veux pas qu’il dise ça de lui. Putain, il est magnifique. Juste un humain, putain de beau. Qu’est-ce que je lui fais vivre depuis trois ans ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? C’est pas comme si c’était lui qui m’avait dragué, puis sautait dessus. C’est moi qui l’ai embrassé, moi qui ai glissé mes mains sous son tee-shirt, et encore moi qui lui ait dit : « j’ai envie de toi ». Je donnerais tout pour revenir à ce soir-là, à cette soirée où je l’ai vu différemment. Les deux premières années de notre rencontre, il était que Amjad Ruby El-kadi, le bassiste du groupe avec qui je me prenais de grosses barres, avec qui je traînais No Stop. Depuis, j’ai du mal à regarder ailleurs que dans sa direction.
Il est adossé au mur du couloir, le drap enroulé à sa taille. Je vois toute la culpabilité qui le bouffe. Je me déteste de lui faire ça à chaque fois. Pourquoi il pense avoir mal agi ?
— T’sais, même si tu restais, je saurais que tu veux toujours pas de moi. J’suis pas demeuré. J’vais pas m’imaginer quand une nuit tu vas changer. Mais putain ! Juste une fois, est-ce qu’on pourrait prends un p’tit dej’ sans se passer la bague au doigt ?
Il n’attend pas ma réponse et disparait dans le salon.
— J’te retiens pas, Fred. Pas besoin de faire le pied de Grue devant ma porte d’entrée. T’as jamais fait semblant. C’est juste du cul, pas vrai ?
Un long silence s’installe, puis la télévision.
Je ferme la porte derrière moi avec une boule dans la gorge et je me tire avant de pleurer.
Ruby est le plus bel être qui m’est était donné de rencontrer et je le traite comme une merde… comme une pute.
Pourquoi, je ne veux pas l’aimer ? Qu’est-ce qui m’en empêche ?
Peut-être que certains préjugés ont la vie dure. Moi qui ne juge personne, la blague. Je suis un faux-cul de première. Nijel ne devrait pas me prendre pour un mec cool, personne ne le devrait. Côl sait qui je suis derrière la façade, il ne dit rien. Mais il sait comment je traite Ruby. Sinon pourquoi il m’aurait dit d’aller mollo avec lui pas plus tard que la veille.
Je cogne mon poing contre le mur de l’immeuble.
— Saloperie ! C’est sa faute, aussi. Il ne fait rien pour qu’on s’arrête. Il accepte. J’le baise, j’me tire et il me laisse revenir encore et encore. C’est quoi son salopard de problème à lui.
« Il t’aime ».
Mon cœur lance dans ma poitrine. Je veux pas savoir. J’veux pas qu’il m’aime.
La voix de Côl me reste dans la tête : « Il t’aime pour ce que tu es à l’intérieur. Il ne peut pas te repousser même s’il le voulait. C’est plus fort que lui. Lui, au moins, il ne se voile pas la face. À toi de voir. Mais calme-toi avec lui si c’est pour passer ton temps à piétiner ses sentiments. ».
En trois ans, il est encore là. Ses sentiments ont-ils une faiblesse ? Il n’a jamais pleuré pour me retenir. En vrai, je ne l’ai jamais vu pleurer. Lui, oui. Il m’a déjà vu pleurer. Des fois, je n’arrive pas à contenir les larmes, elles viennent toutes seules. Hypersensibilité de merde. Côl, lui, est Hyperémotif. Les hyper du groupe, toujours dans l’émotionnel.
Je me souviens la fois où le docteur m’a diagnostiqué mon hypersensibilité. Mon entourage ne comprenait pas d’où provenaient mes angoisses, mes troubles du sommeil, ma manière de m’excuser sans arrêt et plein de trucs encore. J’emmagasinai la moindre remarque, le moindre jugement et prenait tout pour moi et en moi.
Ma mère avait sorti une phrase de merde comme elle le faisait souvent : « Il ne manquait plus qu’un fragile dans la famille. Tu l’as trop gâté. S’il ne devient pas pédé, on aura du bol. Hypersensible, mon cul ! Encore des conneries et des maladies imaginaires auxquelles on veut nous faire croire. Les gosses sont d’un fatigant.». Ma mère n’a jamais voulu d’enfant. Je suis un accident de préservatif et son pire cauchemar. Elle ne m’a jamais pardonné d’être né. Quand mon père avait le dos tourné, elle ne se gênait pas pour me dire la vérité, sa vérité.
« J’avais quitté ton père. Je m’apprêtais à faire le voyage de toute une vie. Mon artisanat commençait à bien se vendre. J’allais enfin être libre et dire oui à la vie. Et tu t’es pointé. Déni de grossesse qu’ils ont dit aux urgences. J’ai cru que j’allais y laisser ma peau. J’ai bien eu dans l’idée de te laisser à ton père et de foutre le camp, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise, c’est comme si le monde m’avait poussé à vivre cette vie misérable. »
Elle disait tout.
« Tu sais ce que ça fait d’être baiser par un homme qu’on aime pas ? Bien sûr que non ? Toi, tu sors ta queue et tu couches avec de belles filles qui te plaisent, hein ? Un viol. C’est comme te faire arracher de l’intérieur. Un supplice. ».
Un jour, j’y tenais plus et j’lui ai demandé pourquoi elle était encore là si elle était si malheureuse.
« Parce que tu as tout tué en moi. L’espoir et les rêves. C’était le coup de grâce, celui qui terrasse.».
Quand elle l’a dit, elle caressait le chien le regard perdu et triste. J’ai su que je parlais à une morte trop lâche pour s’enlever à la vie, mais pas encore repue de sa vengeance.
Elle m’a forgé un bon manque de confiance en moi et même si elle est morte, elle me hante encore.
Il est treize heures de l’après-midi. Je me rends à l’arrêt de bus avec l’adresse de mon cousin en poche. En voilà un qui est aussi con que moi. Mais lui, il a peut-être de véritable raison de se barrer et plus donner signe de vie.
Assis dans le bus et profitant de l’air conditionné, je regarde à nouveau la photo. Zack et Ash. Réincarnée, hein ? Ça fait quoi de vivre en sachant qu’on a été un autre ? Rien de bon. Taegger a toujours semblait porté la souffrance du monde en lui. Il ne disait rien… Ou peut-être que je ne comprenais pas. Je sais juste que je faisais le con pour qu’il rit. J’aime l’entendre rire, le voir sourire. Par-dessus tout, j’aime le voir dessiner. Va-t-il me laisser une chance de venir à lui ? Je ne demande rien de plus qu’une petite place dans sa vie. Je veux qu’il me parle comme moi à l’époque du lycée. Il a tout entendu de moi. Tout…
J’arrive à la hauteur de sa porte d’entrée, le poing suspendu à quelques centimètres de la porte. Il va me rejeter, c’est sûr.
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