Nigel

9 minutes de lecture

14- petit mot

Il n’est pas venu.

Cet homme, il ne s’est pas pointé comme tous les vendredis.

Faïta a haussé les épaules. « Un empêchement ». Elle n’y croyait pas vraiment. Il venait vraiment tout le temps. Qu’il vente ou qu’il neige. Seul ou avec sa fille. Si c’pas avoir la poisse, ça !

Sur la banquette au Déli-Sky, j’en viens à me demander si « Ash » ne m’a pas fui ce jour-là. Ce regard qu’il m’avait brièvement lancé. À y repenser, il était plein de doute. Puis, il s’est volatilisé. On ne peut pas disparaître aussi vite, à moins de courir. Et pourquoi aurait-il couru ? J’crois bien que ce type m’a reconnu. Je ne vois pas d’autre explication à son absence. Peut-être bien que je suis le seul à vouloir le rencontrer… le seul à le chercher désespérément.

Après avoir fait chier tous mes collègues pour grappiller des infos, je ne suis pas plus avancé. Josha dit qu’il le voit souvent au lavomatique à l’angle de son quartier. « il a cette tête de tôlards que tu n’as pas envie d’emmerder avec un bonjour », a-t-il ajouté lors de notre échange.

Le « Ash » d’aujourd’hui ressemble à celui de mes souvenirs. Pas très bavard, distant… Mais pourquoi ai-je l’impression qu’on ne peut plus l’approcher comme à cette époque ? Ash n’était pas contre un sourire. Qu’est-ce qui a changé ? Est-ce le fait qu’il ne soit pas tout à fait Ash ? Après tout, nous avons vécu différemment de nos alter ego… Comment était ce gars au lycée ? J’aimerais bien savoir jusqu’où va la ressemblance.

À vrai dire, il ne sera jamais tout à fait le « Ash » d’avant. Parce qu’il est lui avant d’être un autre. Comme moi, je suis moi avant d’être un dérivé de Zack.

Je n’avais pas prévu de me faire mal au crâne.

J’arrête de trop penser et contemple les photographies les unes après les autres. Je reconnais Sybille, ses cousins et cousines dont j’ai égaré les noms. Parfois, je me laisse troublé par la présence de Zack sur certaines d’entre elles. Elles datent du lycée… et du collège aussi. Elles sont dissimulées sous les années, éparpillées dans la vie de famille de Ash et de Sybille. Ils ont fini ensemble au final. J’suis un peu jaloux. Ils ont vécu ce que Zack et Ash ne vivront jamais.

Ma tête bascule sur la banquette. Je sirote mon soda. Estelle passe et repasse, en me souriant. Elle me surveille. J’crois lui avoir fait beaucoup de peine vendredi dernier. J’ai un peu honte de mettre écrouler en larmes. Mais Ash est un point sensible.

Elle m’apporte ma barquette de frites avec un morceau de papier déchiré.

Je le prends, arque un sourcil.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Miguel a connu monsieur Walker. Il travaillait ensemble du temps de Miranda Parker, la première propriétaire. Il était là vendredi.

— D’accord. Mais ça ne répond pas à la question. Pourquoi un numéro de téléphone et une adresse mail ?

— Ils appartiennent aux gérants, Sunny et Elias. Les enfants de monsieur Walker. Miguel s’est dit que peut-être…

Elle cherche ses mots, comme si elle avait du mal à croire en ceux qui se formaient silencieusement sur ses lèvres.

— Peut-être ? répété-je.

— Il pense que ça pourrait t’aider. Ta ressemblance avec le garçon sur la photo lui a fait dire que tu étais… je ne sais pas trop. Je crois pas vraiment à ce genre de chose. Mais, peut-être que j’ai tort. Après tout, tu connaissais le nom du garçon, alors que Miguel avait à peine conscience de son surnom.

Je me penche vers les cuisines.

— Il ne travaille pas aujourd’hui ?

— Non. On a trouvé une nouvelle cuisinière. Il viendra moins souvent. T’sais. Il est vieux. Genre vraiment vieux. À mon avis, il vient ici, juste pour les souvenirs et pour dépanner.

Je hoche la tête, bien conscient que ce vieux Miguel devait déjà être plus vieux que Ash à l’époque où il travaillait ensemble.

— Bah, tu le remercieras de ma part.

Elle me sourit encore une fois. Ses yeux clairs pétillent, comme chaque fois qu’elle les pose sur moi. J’crois bien que j’lui ai toujours plu. Franchement, elle est jolie avec son chignon fleuri et ses joues pleines. Elle a des formes. De belles formes. De celles qu’on voudrait caresser chaque soir. Si je n’avais pas Ashley dans la tête, les trois-quarts du temps peut-être l’aurais-je invité à sortir. Les femmes en chair m’ont toujours bien plus. Plus que les midinettes enfermées dans leur minceur anarchique. Question de goût, dira-t-on. C’est toujours le cas… Et le mien, c’est les Ash réincarnés. Qu’est-ce que penserait le gamin de quinze ans que j’étais ? Lui qui passait son temps à se branler en pensant à la voisine et son 105D. L’ado de dix-sept ans lui ferait remarquer qu’il avait bien eu envie de ce gars aux cheveux noirs.

Quel con avec son portable ! Il aurait pu me rendre aveugle à vie. En y repensant, j’crois bien que c’est là seule fois où j’ai été attiré par un mec. Je regrette l’odeur de fumée dans la chambre. Je n’avais pas pu profiter du parfum de cet inconnu. Je me suis rattrapé sur ses gestes. Il savait ce qu’il foutait. Peut-être que sa voix avait aidé à me laisser aller. J’aime bien sa voix.

À vrai dire, je bande quand je pense à Ash et à ce type. Ash… je l’ai aimé. Désiré. Ce mec. Je n’le connais pas. Mais j’ai ressenti la puissance de son envie.

Comme quoi la sexualité n’est qu’une invitation aux ragots et autres bavardages infertiles. Qu’est-ce que mon hétérosexualité pourra faire contre mes sentiments ? La sexualité ploiera toujours le genou devant le cœur. Et c’est tout ce qu’on devrait apprendre de l’amour.

L’amour ?

C’est ce que je ressens pour Ash. Même si ce n’est qu’une émotion du passé.

Je mange mes frites avant de partir le mot dans la poche et la ferme intention de nager dans les eaux troubles d’une vie évaporée.


Sur mon lit, je griffonne deux couplets que m’a soufflé Mona. Elle veut une chanson pour son troisième anniversaire de mariage. Une, quelle pourra enregistrer pour « la femme de sa vie ».

Tu sais très bien que je suis une quiche en rédaction. J’ai la créativité d’une bougie sous cloche. Ça fume, ça fume et ça empeste le cramé dans toute ma caboche. Toi, tu sais comment t’exprimer avec des mots. Je te dis ce que j’aimerais et tu écris, OK ?

Je me marre en y repensant. Mona. Sacrée Mona.

J’improvise un refrain simple et efficace.

Sombre était l’étendu de mon cœur,

Fade, le goût de la vie,

Et tu as surgi dans une farandole de couleur.

Ton parfum, poinçonnant mes poignets et mon cœur à ton nom.

Tous ces mots, ne seront à jamais que les miens destinés à cet autre.

Deux corps, une âme.

Je n’l’ai pas oublié cette phrase, tout comme celle qui paralyse un bon nombre de mes rêves.

Je veux être ton amoureux.

Je l’ai été pendant un instant, quand il m’a embrassé, alors que je partais. Pourquoi est-ce que je me souviens si bien de cette mort ? Est-ce dû au choque ? Ou parce que je n’étais pas prêt à quitter la vie ?

Mon carnet s’échoue au sol, ma tête rejoint l’oreiller. J’entends le son matraquant de mon cœur, tandis que je fixe le passé.

Ash est au-dessus de moi. Ses lèvres ont un goût salé et légèrement alcoolisé. Elles se pressent contre les miennes avec la tendresse d’une plume se posant dans une chevelure chahutée par le vent. Son ombre me recouvre tout entier. Je sens sa chaleur par-dessus la douleur de mon corps émietté. Quand il les quitte, je sais ce qu’elles ont voulu me dire. C’est tellement beau. Oui. Il est tellement beau ce « je t’aime » silencieux. Plus beau que les mots.

Je me redresse sur mon matelas, essuie les larmes.

— Qui que tu sois ? Quoi que tu penses ? Par pitié, aime-moi comme avant. Parce que moi, je t’aime aujourd’hui comme je t’aimais hier. M’en voudras-tu pour ça ? Pour vivre encore là-bas ?

Je pense à ce gars, à ce « Ash » furtivement croisé. Pourrait-il nous laisser une chance de vivre cet amour ? Le ressent-il comme je le sens ? J’aimerais lui demander. J’aimerais le revoir encore une fois pour lui poser mes questions et que cessent mes illusions.


Ruby est devant sa gaufre aux épinards, fromages, un air pensif affiché sur la gueule. Je comprends tout de suite qu’il s’agit de Fred. Il n’est pas là. Ils ont dû s’engueuler. Encore. Une habitude chez eux. Quand ils ne sont pas collés l’un à l’autre, ils s’ignorent. Je ne m’en préoccupe plus. Ils finissent toujours par se rabibocher. Parfois, je les imagine ensemble. Je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être leur regard noyé d’amour qu’ils s’échangent sans vraiment y prêter attention. Est-ce qu’ils savent qu’ils sont amoureux ?

Je me tourne vers Côl, des pancakes banane coulis à la fraise plein les joues. Il ne fait aucune réflexion face à l’expression effacée de notre bassiste. Je sais qu’ils ont quitté une conversation sérieuse au moment où je suis arrivée. Ils ne la reprendront pas de sitôt. Pour relancer une brève discussion, j’impose un débat qui n’en est pas vraiment un.

— Vous pensez quoi de ces restaurants-conseils ?

Sur la table trône une pancarte où est noté : « je ne sais pas tout, mais je peux te lire, si tu veux m’écrire. ». Ce genre de concept a vu le jour peu après la « suicide pandémie » d’il y a sept ans. Une vague déferlante de personnes en profond mal être qui pleuvaient des toits. Plus d’un millier de morts par jour dans un état. Une « pandémie » mondiale. Plus meurtrière que n’importe quelle guerre. Juste pour rappeler que la santé mentale n’est pas à prendre à la légère.

— C’n’sont pas des restos-conseils, mais des Bla-bla-coffe, me reprend Ruby.

Il engloutit la moitié de son jus énergisant avant de planter sa fourchette dans sa gaufre.

— Ouais, le principe est le même. On ne va pas chipoter.

Il hausse les épaules.

— Je n’en pense rien en particulier. C’est plus simple de parler avec un inconnu et même si les réponses sont toutes faites, ça fait du bien. En tout cas, ce n’est pas une IA qui nous répond.

Il fréquente quelques bar-blabla sur son temps libre. Il sait de quoi il parle…

— C’est à voir. Il y a beaucoup d’ établissements qui créaient des applications pour faire le job.

— C’plutôt les chaînes qu’font ça. Ce restau-café n’doit pas avoir le budget pour une IA.

— Gars, on peut s’en créer une à partir de pas grand-chose, maintenant. Plus besoin de passer par des applications, si on a un générateur et une banque de données, bam ! Les experts system sont partout. On est né avec, mec !

Ruby hausse une nouvelle fois les épaules. Il n’est pas chaud pour plus de parlottes. En fait, il n’en a rien à foutre. Il me fait la conversation pour éviter le silence.

— Ici, ce sont les employés qui répondent aux messages. Anonymement, intervient Côl.

Il pointe son doigt vers une jeune femme devant un ordinateur et derrière le comptoir.

—Toutes les deux heures, c’est un nouvel employé.

— Toi, t’a testé, fait remarquer Ruby.

— Oui. Franchement, ça passe. J’aime assez les réponses. Parfois, il y a de la naïveté, mais dans l’ensemble c’est plutôt réconfortant.

Je fixe l’adresse mail sur la pancarte en avalant mon donut Bacon. Ce que je n’arrive pas à dire à mes potes, puis-je en parler avec des inconnus ? Qui me répondra ? Je passe d’un employé à un autre, glisse un coup d’œil vers l’ombre qui rentre dans les cuisines. Sa silhouette m’est familière.

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