Côl
16- Les gosses
— Ruby a décidé de prendre le taureau par les cornes, me lance Nigel.
Il pointe du menton notre basiste se tailler avec son nouveau soupirant. Je secoue la tête.
— Ça va mal finir cette histoire, je t’ le dis.
— Mah ! Il fallait bien que ça arrive. Ruby est gay. Les filles ne sont clairement pas son truc.
Nigel sait, comme chacun de nous, pourquoi Ruby sort avec des filles plus tôt que des mecs. Une preuve destinée à Fred pour lui signifier qu’il l’attend. Ruby n’aime pas vraiment la solitude. Ne pas être en couple le frustre. Alors même s’il sagit d’une fille, ça lui convient. Une personne n’est pas seulement un sexe. Il sait très bien se voiler la face lui aussi.
— C’est clair. Mais j’en connais un qui ne va pas aimer.
Je me tourne vers Fred, la main compressant sa bouteille d’eau.
— Lui aussi, il ne va plus tarder à faire son gros con.
— J’le comprends pas, s’afflige Nigel. Il est super ouvert d’esprit, mais quand il est question de lui-même, il fait de la merde. Il serait temps qu’il comprenne combien il est raide dingue de Ruby avant qu’il ne le perdre. Ils pourraient vivre un truc merveilleux et ils font de la merdasse. Ils me rendent fou.
Nigel pince ses lèvres, termine sa boisson.
— On y va ? demandé-je.
Il hoche la tête. Personne n’a loupé les cernes noirâtres sous ses yeux. Il dort mal.
— Fred, on se rentre.
— Sans moi. J’ai des trucs de prévus.
Il fixe Ruby et son « mec » avaler tout rond leur consommation. Le minet au crâne rasé se lève. Ils partent.
— J’vous laisse, lance Fred en jetant sa bouteille.
— Tu devrais pas le suivre, l’informé-je.
— Tu me prends pour un chien en chaleur. Mon rendez-vous est devant l’entrée.
J’analyse la porte. Une brunette cherche du regard quelqu’un. Elle ne fréquente pas souvent les bars. Ça se remarque à trois kilomètres.
— Et Lola ?
— Elle me trompe avec Ruby.
— Oh ! T’as enfin capté que les jumelles s’échangeaient ?
— Ouais.
Il l’a appris il n’y a pas longtemps, ça s’entend dans sa voix.
Je hausse les épaules. Demain, il y aura du nouveau.
— Bon, allez, j’te ramène chez toi, à moins que toi aussi tu aies des projets.
— Le seul projet c’est mon lit, mais avant, j’aimerais que tu lises mes dernières paroles. J’aimerais ton avale.
— OK.
On roule jusqu’à son appartement, je dépose notre matos dans son garage et monte. Il me propose un truc à boire.
— J’ai faim.
— Va dans le frigo.
Je file dans la cuisine, passe devant la salle de bain. La pharmacie est ouverte. J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de boîtes. Combien de médocs il prend ? La tête dans le frigo, je me prépare un sandwich rapide et englouti avant de me rassoir face au bureau. Le carnet de Nigel est ouvert sur le morceau. Je le prends, mets en route l’instrumental qu’il a composé.
Je te savais, je te sentais, aujourd’hui je t’ai vu.
Il faisait chaud sous ma peau.
Un regard croisé et je t’ai perdu dans la lumière du jour.
Où es-tu passé ?
Maintenant que tu existes, je n’arrive plus à te sortir de ma tête.
Tu n’es pas lui, seulement toi.
J’ai pensé fort toute la soirée a celui que tu étais.
Et j’ai compris que tout pouvait être différent pour toi.
Instable, je m’accroche aux racines,
Celles érigées par le passé,
Celles que tu finiras par déraciner,
Est-ce le moment où tu me dis Adieu ?
Je m’arrête là. Les paroles soulignent le mal qu’il éprouve envers ce gars. Il l’a vu à son boulot. Depuis, il y pense à la déraison. Je sais qu’aujourd’hui, il est allé bosser pour le voir, mais il n’est pas venu. Nigel est bavard avec moi depuis la semaine dernière. Il n’arrive plus à garder pour lui, mais je sais que ça lui coûte de parler. Ce n’est pas quelque chose dont il a l’habitude.
— Alors ? T’en penses quoi ?
— Le rythme est trop lent. Les paroles sont fait pour être chanter à tue-tête. Ce n’est pas une balade. Mais il y a du bon. J’arrange ça dès que je rentre.
Il hoche la tête, m’envoie l’enregistrement et se met à l’aise. Je sais qu’il ne m’a pas fait venir juste pour écouter le son et lire les paroles d’une chanson.
— Vas-y, raconte-moi ce qui te rend si nerveux.
— C’est pourtant clair, non ?
Il pointe son carnet de la main, se pose sur son lit.
— Je connais pas bien ton histoire, et ce type que t’as vu au resto, je sais pas non plus qui il est, mais si ça doit ce faire, tu le recroiseras. C’est inévitable.
— Comme si je l’avais pas attendu vingt-cinq ans ! se plaint-il. Pourquoi notre esprit nous créé des problèmes qu’ils n’ont pas lieu d’être pour nous laisser ensuite sans la solution ? Genre, j’ai pas décidé de me souvenir d’avant. Maintenant que je sais qu’il existe et que ce n’est pas une élucubration de mon esprit à chercher un gars fantôme, je redoute le moment où l’univers me dira : « peine perdu, tu ne l’auras pas. Tu es né pour souffrir et te souvenir. ».
— Ça n’arrivera pas.
En fait, je n’en sais rien du tout. Si ça se trouve l’univers est un connard de première. Il m’a promis mont et merveilleux à une époque. J’ai récolté de l’isolement et des tendances suicidaires.
C’est mieux de lui mentir que d’approuver ses dires. Parfois s’illusionner permet d’avancer. Il faut juste faire attention au retour imminant de la réalité. Ça peut être brutal.
On reste un moment sans rien dire à observer nos penser. La musique s’élance dans l’appartement. Les voix se multiplient, les genres se succèdent. Je ferme les yeux un instant. Quand je les réouvre deux heures sont passé. Nigel s’est endormi. J’essaie d’ignorer les somnifères à côté de lui.
Mon portable vibre.
Fred.
Qu’est-ce qu’il veut ?
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