Taegger

6 minutes de lecture

16- ça lui est égal

Emma est avachie dans son lit, à poil, les jambes écartées. Elle mate des vidéos sur son portable. J’ai remis le couvercle deux fois avec elle, avant de lui demander ses « notes ». Depuis, elle m’ignore en gloussant toute seule.

Je pose le casque sur la tête, le connecte à sa playlist des Implaussible, m’applique à lire la première chanson. Les émois d’un adolescent en quête de son lui profond. Je ne m’attarde pas dessus et passe à la suivante. Une phrase m’interpelle, maintenant que je la lis. J’n’avais pas percuté.

Z and A pour toujours, mais… toi et moi ?

C’est pour quand ?

C’est pourtant marqué dans nos lignes.

J’ai pas été aussi attentif que j’le croyais en écoutant Nigel. J’ai pas capté la moitié des messages emportés par sa voix.

Les mots sont bien plus fort écrits noir sur blanc.

Ils attendent une réponse.

C’est incontestable.

Ce gars m’attend désespérément, moi, Taegger. Et je ne vois pas ce que je pourrais lui apporter.

Je plonge dans l’analyse qu’a faite Emma sur « Where to look ?». Son raisonnement est proche du mien.

« Et si le gars, le toi de cette histoire, n’avait pas encore répondu à cet appel ? Toutes ces chansons sont écrites pour lui. Nigel attend leur rencontre, tout en se morfondant sur une destinée trop longue.

Idée de scénario : Deux amis. Ils s’aiment, mais le dissimulent. L’un d’eux meurt. L’autre survie. Sa vie n’est que fumisterie, jusqu’à ce qu’il rencontre cette femme. Elle a un fils. Le film tournerait sur cette femme se confiant à cet homme. Le survivant. Il a vieille. Une bonne quarantaine d’années. Divorcé deux fois. En l’écoutant, il se repasse le film de sa vie, revoit ce pote qu’il aimait fort. En parallèle, il va recevoir une lettre avec une adresse mail et un poème (publicité pour un profil sur réseaux sociaux). Curieux, il va commencer à chatter avec le compositeur.

Retour sur la mère. Elle montre une photo de son fils. Le voisin et amie se fige. Pas possible. Les souvenirs remontent ; l’accident, la déclaration à demi-mot. Il accepte un rendez-vous avec le compositeur dans un endroit qu’il connait très bien. Ça lui fait bizarre de revenir ici, sans lui. Et là ! Bam ! Le fils de la voisine assit sur un vieux pick-up : « Ne crois pas partir avant de me le dire ouvertement »…»

Je comprends une ligne sur deux. Ce doit être plus clair dans l’esprit d’Emma. On dirait un carnet d’investigation. Celui d’une autrice en plein griffonnage d’idée volatile.

Je me tourne vers la jeune femme, enroulée dans un drap, toujours à glousser devant les vidéos. Est-ce qu’elle ne serait pas tordue sur les bords. En tout cas, elle a une sacrée imagination. T’inventer un truc aussi fou, juste à partir d’une chanson…

Fou…

Pas tant que ça.

Je passe les pages, toujours éblouie par l’imagination de la demoiselle. C’est avec la gorge nouée que j’entame la lecture de celle qui pourrait tout changer : « Il était… ».

Le premier paragraphe parle de Lycée

Le deuxième, du caractère de Ash.

Le troisième, de son physique.

Le quatrième, d’amitié, entremêlée d’amour.

Et le cinquième…

Comment dire ? Comment l’expliquer ?

Aujourd’hui, tu te souviens de nous, de toi quand tu étais lui.

La vie n’a pas été douce, je le sens dans mes tripes.

Combien d’années écoulées à m’ignorer ?

Tu as des choses à dire, ça, je le sais.

Il était, mais tu es. Et je suis.

Tu es et je suis. Que sommes-nous ?


« Nigel ressent des trucs de fous, ça c’est marqué sur sa face de canon. Il a connu quelqu’un dans une autre vie, mais il y a un truc qui s’est brisé. Rien n’a pu être vécu, c’est clair. Le gars aux yeux bleus, l’air désolé et le cœur blessé, je voudrais le rencontrer. Toutes ces paroles, c’est un mélange de deux inconnus. Un du passé et un du présent. Il semble que Nigel n’ait eu aucun des deux. Ça le ronge, c’est évident. On n’écrit pas quatorze chansons sur un type mort et revenu à la vie quand on est stable avec son cœur. Il était… c’est clairement la chanson qui appuie sur le fait que Nigel veut rencontrer cet autre gars et lui dire qu’il l’aime. Pas parce qu’il a été, mais parce qu’il est. Nigel sait que cette personne a de l’importance dans chacune de ses existences.

Bouh ! j’suis puissante. J’suis une Emma de compétition. Il le dit dans la musique « Presque » :

Peu importe,

Qui que tu sois,

Ce sera toujours toi avant la raison.

Je devrais me recycler en détective Loveuse. Je suis dingue ^^ ».


Cette fille est définitivement tarée, mais brillante. Nigel est réellement mordu de… C’est impensable. Personne ne peut aimer un être qu’il ne voit pas, n’entend pas et ne connaît pas.

Je me voile la face. Il me connait, mieux que beaucoup de mes anciens potes. Quatorze chansons pour moi, pour me dire qu’il sera toujours là à m’attendre quelque part.

Nigel me ressent. Et si j’étais moins pleutre, j’accepterais le fait de le ressentir aussi.

— Je rentre chez moi.

— Ok. On se revoit ?

Emma n’est pas convaincue par ce qu’elle dit.

— Non. C’était cool, mais…

— T’as déjà un mec qui te court après ! Hum ! Ouais, j’comprends. Ça va.

Elle ne me raccompagne pas, j’en profite pour lui piquer la photo d’elle et Nigel épinglé dans son couloir. Ce sourire. Son sourire. Ce gars est tout ce que j’ai attendu et ça me fait mal de me l’avouer.

Devant mon portfolio des années collège, j’hésite à plonger dans une eau trouble. Je ne sais pas ce que je fais, ce que je veux. Mais j’ne peux pas ignorer ce que j’ai lu. Joy est restée chez Marty pour cette nuit. J’ai tout le temps de décortiquer un peu plus ma vie.

Je me décide à tirer les feuilles et à allumer mon ancienne tablette. Lentement, je fais défiler les portraits. J’n’ose pas les compter. Il y en a beaucoup, assez pour tapisser les murs du salon.

J’ai marqué des phrases. Des émotions instantanées.

« Tu as mal, mais je ne sais plus pourquoi. »

« Les brownies de nanny déchiraient, t’as aimé ? Quel goût ont-ils ? »

« Tu rêves. J’aime bien. Ça me donne envie de pincer tes joues ».

À force de repasser, encore et encore les images ou de les éparpiller sur la table basse, je remarque que…

Avec frénésie, je tire sur les feuilles, faisant deux piles bien distinctes. Pareil pour les dessins graphiques. Je les sépare dans deux dossiers différents.

Je fais à nouveau défiler. D’abord la première pile et le premier dossier. Puis les seconds.

Ce n’est pas seulement Zack que j’ai dessiné, mais Nigel aussi. Et ça, j’ai dû mal à le comprendre.

On ne se connaissait pas à l’époque. Alors, pourquoi ?

C’est des détails qu’un parent verrait pour différencier des jumeaux, à peine perceptible, mais présent.

Je peux accepter la réincarnation ou le destin, mais ça ! C’est de la sorcellerie.

A moins que…

Je repense au gamin de dix-sept ans à cette soirée, à ses yeux vert eau et à ses boucles sur son front. A l’étrange impression qu’il m’a faite.

Combien de fois ai-je croisé la route de Nigel ?

Sur les portraits Nigel semble plus jeune que Zack…

Je regarde les dates sur la tablette. 2044. L’année où j’ai fini à l’hôpital après une raclée magistrale de ma mère. Je me souviens de ses coups et d’une lettre qu’elle agitait. Elle était comme folle.

Je ferme les yeux, pour laisser à mon cerveau le temps de…

Je t’avais trouvé cet été,

On s’était parlé sans oser se dévoiler,

Je t’ai écrit…

Tu as disparu et j’suis repartie,

Je suis revenu, t’ai cherché

Mais, plus de toi où que j’aille.

J’ai peut-être rêvé.

Les paroles de Dream Boy.

— Non !

Ma voix tonne dans tout l’appartement.

Je repasse en revue tous les portraits de Nigel. Une vague de chaleur m’envahit, je sens ma tête exploser.

Tout ce que je trouve, c’est un « j’ai peur », griffonner dans un coin de feuille.

Sans me rappeler du contexte, je devine cette peur.

Est-ce que je peux l’aimer ? Est-ce que je sais l’aimer ?

La tête entre les mains, je réalise avec un temps de retard grotesque que Nigel et moi, ça ne date pas d’hier.

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