1 - L’histoire en marche

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« L’histoire que l’on écrit n’est pas toujours celle que l’on a vécue. C’est celle dont on veut se souvenir et que l’on veut transmettre aux générations futures. Est-ce de l’hypocrisie, du narcissisme ou de l’égoïsme que de vouloir en embellir tous les aspects, pour que les enfants de nos enfants n’aient jamais l’occasion de nous juger différemment de ce que nous voudrions ? Cela est pourtant contraire à l’acharnement à découvrir la vérité qui nous a été léguée. S’il n’y a pas vraiment de quoi être fier de la façon dont nous écrivons notre histoire, que dire de celle qui nous a été transmise par nos ancêtres et dont nous effaçons consciencieusement les lignes ? »

De « Questionnements sur l’histoire fondamentale »,
par Théojak Olorim, philosophe de Dis.

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Le cortège progresse dans l’avenue de l’Éclat Solaire. Par l’une des cinq artères du cœur de la cité, les Atarks viennent symboliquement déclarer leur appartenance à la civilisation de Dis et signer le traité qui doit marquer la fin du conflit inique qui les a opposés aux Humains.

Il n’y a nulle liesse, ni même la moindre expression de joie. La cohorte des badauds qui s’écartent sur le passage des Sang-Froids, ainsi qu’on surnomme les reptiliens Atarks, le fait dans le silence le plus morne. Ils les dévisagent, négligeant toute politesse envers ces étrangers que beaucoup voient pour la toute première fois. Une curiosité sans nulle doute légitime quand bien même cette rencontre marque la fin d’une guerre.

Cette guerre n’en a pas été une, songe la Théologiste Supérieure Adana Tarsis en jouant son rôle d’escorte et de guide. Elle comprend mieux que personne le malaise d’une telle situation. Après l’Hiver Noir, un peuple belliqueux venu des Confins a tenté de conquérir Dis et de s’emparer du Dieu Solaire. Il a échoué devant la toute-puissance des Théologistes. Les Atarks prétendent se différencier de ceux qui les ont précédés en affirmant n’avoir jamais voulu montrer la moindre hostilité à l’égard des Humains. Cela n’a pas empêché ces derniers de les massacrer. Certes, les Atarks se sont défendus, mais ils sont loin de s’être montrés aussi belliqueux que les Ovarks, ennemis ataviques de la lumière de Dis. Adana lit dans les regards de la population assemblée sur les bords de l’avenue le reflet de sa propre incompréhension. Elle a dirigé de très nombreux raids Théologistes contre les Atarks. Elle a décimé tant des leurs ! Elle a anéanti plus de la moitié de leur race, devenant en cela leur Némésis la plus vindicative. Maintenant à leur tête, responsable de leur sécurité, elle dirige le cortège atark au beau milieu du peuple qui a soutenu son action militaire. Tels sont les ordres. Rien ne l’a jamais préparée à une telle situation.

Son visage marqué par l’Empreinte Solaire, le tatouage initiatique des Théologistes, se tourne à droite et à gauche. Elle est censée contrôler son environnement, s’assurer que rien de suspect ne se cache au milieu de cette foule, mais les visages qu’elle voit, l’air ahuri de tous ces spectateurs, ne font que la déstabiliser un peu plus. Rien ne peut être plus étrange aux habitants de Dis que de voir Adana Tarsis à la tête de ce défilé.

Il n’y a pas que cela. Au matin de l’arrivée de la délégation atarke, il a fallu les accueillir aux portes de Dis, leur souhaiter le bonjour, écouter leurs propos avec cet étrange accent sifflant et, surtout, supporter leurs regards. Une véritable épreuve. Comment se montrer souriant et agréable aujourd’hui envers ceux que l’on tuait dès que l’occasion se présentait hier ? Adana s’est posée cette question au moins un millier de fois entre le moment où le Grand Théologiste Duval At’Fratel lui a confié cette mission diplomatique et l’aube de ce jour soi-disant historique.

– C’est un symbole fort, a-t-il dit. Être accueillis par le sourire de leur pire ennemie. S’ils se délivrent de la terreur que vous leur avez infligée, alors ils vous verront comme l’être le plus intègre qui soit. Et comme c’est la vérité, je n’ai pas de doute sur le résultat de cette mission.

Il aurait pu tout aussi bien dire qu’il voulait les intimider et les rabaisser, ça n’aurait fait aucune différence. Si Duval a accepté la soumission du peuple Atark, c’est pour empêcher l’opinion publique de basculer à son désavantage, alors que les Atarks, désespérément insistants, ont réussi à apprendre la langue des Humains pour communiquer les intentions pacifiques qu’ils ont toujours eues depuis leur venue des Confins. De toute façon, le Grand Théologiste qui confie une mission à un de ses généraux n’a pas à se justifier. Il est, après tout, le porte-parole du Dieu Solaire, donc un exemple de sagesse et de raison.

Les pensées d’Adana retournent au moment de cet accueil, à peine une heure plus tôt, aux portes de Dis. Elle aurait accepté n’importe quoi de la part des Atarks, des insultes, des propos haineux, une rage contenue et des gestes retenus dont l’intention n’aurait fait aucun doute. Au lieu de cela, il n’y a eu que politesse et déférence, ainsi que cette horrible compassion dans leurs yeux : le pardon de tout un peuple dans un regard. Tout ce qu’il faut pour finir d’assassiner sa conscience. Elle n’a retenu aucun nom, aucune parole, ne s’est pas le moins du monde inquiétée de les distinguer les uns des autres, tâche Ô combien difficile tant ils se ressemblent. Toutefois, elle ne pourra jamais oublier ce regard, dans lequel il n’y a rien d’autre que de l’amour, laissant à son propre sens moral le soin de juger de ses actes de guerre : une boucherie implacable, sans la moindre humanité.

Des trente délégués Atarks qui, s’imagine-t’elle, ont été triés sur le volet pour participer à ce rituel, aucun ne lui a adressé un regard différent. Sauf un, peut-être, plus jeune en apparence, qui y a ajouté une pointe de curiosité. Les yeux des Atarks sont entièrement jaunes irisés de orange ou de rouge, fendus verticalement au milieu par l’équivalent d’une pupille se dilatant ou s’étrécissant comme celle des Humains. Néanmoins cette différence ne diminue en rien le spectre des émotions qu’ils peuvent exprimer. Elle ne diminue en rien le malaise éprouvé. Si, comme le pense le Grand Théologiste, la crainte de l’ennemie de leur peuple s’est transformée en respect, cela s’est produit bien avant cette rencontre, ou bien cela a toujours été, ce qui est la pire des idées qui chatouille à ce moment le cœur bouleversé d’Adana.

Les portes du Temple Solaire ne sont plus qu’à une centaine de mètres quand la procession s’engage sur la Grand Place noire de monde. À cet endroit, la lumière du Dieu Solaire est la plus vive. Il y règne constamment une douce température. Toutefois la pression du public et l’armure de la Théologiste Supérieure accroissent considérablement la sensation de chaleur. Son tabard blanc, décoré d’un rond noir sur la poitrine symbolisant les ténèbres cernées et vaincues par la lumière de Dis, n’atténue en rien cette impression d’étouffement. À son désarroi moral s’ajoute une gêne physique, si bien qu’elle n’est pas assez attentive. Ce qui se produit la surprend.

– Sales Serpents ! Vous ne nous volerez pas la lumière du Di…

Brisant le silence, le cri retentissant de cet homme, situé à mi-hauteur à gauche de la procession, est interrompu par l’intervention rapide des soldats. Un brouhaha s’élève en réponse à cette injonction. L’événement réveille subitement les sens d’Adana. Elle se dresse sur les étriers de son alezan et cherche des yeux à quel genre d’activité cette invective peut bien servir de diversion. Elle repère, sur sa droite, en limite de son champ de vision et précisément à l’opposé de l’échauffourée, une clairière au milieu de cette forêt humaine. Quatre personnes y évoluent, dont une, juchée sur une autre pour avoir un peu de hauteur et ajuster une arbalète prête à tirer.

Peu de Théologistes peuvent se vanter d’être aussi habiles qu’Adana pour utiliser l’Empreinte Solaire. Plus qu’une simple marque d’appartenance à un ordre, c’est un lien direct avec le pouvoir du Dieu Solaire. Tendant la main en direction du tireur, elle laisse couler en elle la puissance de la lumière. Son tatouage s’illumine, donnant à son visage l’air d’un papillon brillant, puis une onde d’énergie pure la secoue et s’échappe par son bras tendu sous la forme d’un bélier invisible qui va percuter sa cible. Le choc déclenche le tir d’arbalète qui touche un citoyen de Dis parmi ceux qui entourent le tireur et son porteur. Adana grimace. Plusieurs cris de surprise et de panique retentissent en même temps que celui de douleur de la victime.

– Resserrez les rangs ! ordonne la Théologiste aux soldats qui cernent le convoi.

Adana fait volter sa monture et l’éperonne.

– Faites place ! crie-t-elle alentour pour contraindre les civils à s’écarter aussi vivement que possible de son passage.

Bien qu’il soit dressé au combat, Anur refuse de renverser ou piétiner quiconque. Jurant intérieurement, la Théologiste saute à bas de sa monture non sans avoir contrôlé au préalable qu’on exécute correctement ses ordres. Un véritable mur de boucliers se forme autour de la cortège et l’on pousse les Atarks à avancer vers le Temple au pas de course.

– Faites place ! répète Adana de plus en plus furieuse.

Elle progresse rageusement au milieu des badauds trop nombreux et trop serrés, jouant des épaules et des coudes pour se frayer un passage. Elle provoque l’ire de ceux qui la voient arriver, et la surprise de ceux qui, tournés vers les terroristes, essayent désespérément de se hisser assez haut pour voir de quoi il s’agit.

La confusion et la peur s’insinuent. Dans ce qui aurait dû être une rencontre pacifique et historique, le chaos s’installe. La Théologiste aurait dû rester auprès de la délégation Atark mais elle sait que ses subalternes feront un excellent travail. Elle ne peut décemment pas laisser quatre hommes ou plus s’enfuir après un tel forfait, même si, dans son cœur, elle ressent tout ce qu’une génération de citoyens a appris à faire ces dernières années. Il a fallu haïr et repousser les envahisseurs venus éteindre la lumière de Dis. Au point qu’il soit difficile de ne pas souhaiter qu’ils se fassent abattre par quelqu’un qui a le courage d’affirmer ce sentiment. En proie à ce conflit intérieur, Adana fend les flots houleux et gesticulants de la foule paniquée. Elle atteint le cercle resté formé au centre de ce déchaînement d’émotion et elle tente de localiser son tireur. Elle a à peine un regard pour la victime, qui, entourée de personnes veillant plus ou moins sur elle, présente une blessure à l’épaule qu’Adana juge bénigne. Elle saigne abondamment, car, à cette distance, le projectile l’a traversée de part en part, mais ses hommes arriveront bientôt sur place et s’occuperont du blessé.

– Supérieure Tarsis ?! hurle une femme pour se faire entendre.

Elle se trouve non loin de là et montre une direction du doigt. La remerciant d’un geste, la Théologiste poursuit sa route en suivant cette indication. Elle songe que des quatre individus aperçus, seuls deux sont apparus comme agressifs et solidaires. Il est probable que d’autres personnes présentes à leurs côtés n’aient été que d’honnêtes badauds exposés par le mouvement de recul de la foule. La victime de son attaque a peut-être été suffisamment sonnée pour contraindre l’autre à l’assister. Ainsi, même si d’autres complices se sont enfuis dans des directions différentes, ce qu’aurait fait tout malfaisant doué d’un peu de jugeote, elle a une chance de trouver ce qu’elle cherche en repérant un homme qui en soutient un autre. Ils ne peuvent ni passer inaperçus, ni se déplacer très vite au milieu des vagues de cette mer démontée constituée d’âmes humaines égarées dans la peur.

Après avoir parcouru une vingtaine de mètres, luttant à chaque pas pour rester debout et garder le cap, la Supérieure grimpe sur la margelle d’une fontaine pour sortir un peu la tête de la marée vivante. Elle repère au loin la délégation qui a atteint le Temple. Un groupe de militaires fend la foule en direction du blessé. Elle espère qu’ils suivront le même chemin qu’elle, mais n’a aucun moyen de le leur faire connaître. Focalisant son attention sur la trajectoire qu’elle suit et aux alentours, elle fait une rapide estimation. Il y a cinq issues possibles en considérant que se cacher dans le Temple est exclu. Sortir par l’avenue de l’Éclat Solaire semble impossible, car la population est massée dans cette partie de la place et dans l’avenue même. En outre c’est à l’opposé de la direction suivie jusqu’alors. L’autre sortie la plus proche est l’avenue du Précipice. Les cinq artères principales de Dis convergent vers la Grand Place et le Temple Solaire, au centre de la cité, chacune à égale distance des autres. Si celle de l’Éclat Solaire pointe plein sud, l’avenue du Précipice mène vers l’est-sud-est. Sur les 10 000 habitants de la cité, bien plus de la moitié assiste à la procession des Atarks, sans compter les pèlerins venus du nord ou du sud qui n’ont pas voulu manquer cet événement. Telle une mer houleuse ils emplissent la quasi-totalité de la place qui entoure le Temple. Seule la section nord n’a aucun intérêt pour les spectateurs car le Temple lui-même bouche la vue sur la procession. Cela étant, les fuyards ne tireront pas d’avantages à s’y rendre, il vaudrait mieux pour eux sortir au plus vite de la place.

Adana s’apprête à partir en direction de l’avenue du Précipice lorsque son instinct lui dicte de jeter un œil sur sa droite. Si le Dieu Solaire éclaire le monde depuis le sommet de la Flèche du Temple, sa base et ses alentours immédiats sont constamment plongés dans l’ombre projetée par les bords de la large structure elle-même. Au-delà, et en particulier sur cette place, sa lumière est la plus forte. Les murs qui cernent cet espace central sont clairs et lisses, et la présence d’un trait d’ombre sur l’un d’eux, précisément entre les deux avenues, est pour le moins improbable, voire impensable. La Supérieure ne comprend pas immédiatement qu’il s’agit d’une corde tendue le long du mur qui projette une ombre qui ne passe pas inaperçue. Entre elle et cette corde située à moins de cinquante mètres, son regard tombe sur ce qu’elle cherche : un homme qui en soutient un autre et qui avance tant bien que mal en ligne droite vers le trait d’ombre alors que le flux de la marée humaine les dévie vers l’avenue du Précipice, à gauche.

Comme pour se préparer à un plongeon dans une étendue d’eau, la Théologiste respire profondément puis s’élance. Elle accuse une trentaine de mètres de retard sur ses proies et le maigre avantage dont elle dispose, à savoir qu’elle n’est pas handicapée par un blessé sur son dos, ne lui permettra pas de rejoindre les terroristes avant qu’ils n’atteignent le mur d’enceinte. Elle doit au moins y arriver avant que l’un d’eux ait terminé l’escalade, probablement le plus valide qui aura la présence d’esprit d’attacher son compagnon à la corde pour ensuite le hisser. Elle hurle plusieurs fois son nom et son titre pour obliger les Dissiens à la remarquer et à lui faciliter le passage. Cela ne fonctionne pas aussi bien qu’elle l’espère. Alors qu’il ne lui reste plus qu’une vingtaine de mètres à parcourir, elle voit s’élever un corps inerte le long du mur, tiré par la corde fixée autour de son torse. Malgré son mètre quatre-vingt, elle n’est pas assez grande pour voir par-dessus les gens ce qui se passe en bas, mais elle sait que l’autre homme n’est pas monté. Cela signifie la présence d’un complice au sommet de la muraille et laisse encore le traînard à sa portée.

Avant d’atteindre la base de la construction, elle voit avec surprise s’élever le second homme le long du mur. Il progresse sur la paroi de façon totalement improbable, évoluant à quatre pattes comme s’il était sur le sol. Elle exploite son élan pour sauter et tenter d’attraper l’un de ses pieds, qui s’avère malencontreusement hors d’atteinte, et elle heurte le mur en provoquant un vacarme de casserole. Elle cherche sans succès à voir le visage de l’agresseur. Le temps pour elle de contourner l’obstacle serait trop long. Le blessé est déjà hors de vue, et l’homme valide s’emploie à franchir les derniers mètres. Bien qu’elle ne soit pas convaincue de réussir un tel exploit, elle se prépare à utiliser le pouvoir de son Empreinte Solaire comme personne ne l’a fait jusqu’à présent.

La zone est déjà beaucoup plus calme, les gens n’ont pas de raison de rester massés aussi près de l’enceinte et la foule y est plus éparse. Adana recule de quelques mètres, prend deux pas d’élan et, tandis que le tatouage de son visage s’illumine, elle emploie l’apport d’énergie à décupler son propre effort physique. N’ayant jamais pratiqué ce genre de manœuvre, elle n’a aucune idée de la force à employer. Lorsqu’elle saute et relâche son contrôle sur la puissance solaire accumulée, confiant sa réussite au hasard, cent kilos de corps, d’armes et d’armure décollent dans les airs. Trop bas, et elle frappera le mur de plein fouet avant de choir d’une hauteur qui ne la laissera pas intacte. Trop haut, et la chute par-dessus l’enceinte sur les toits de Dis pourra la tuer. L’homme araignée termine son escalade. Son visage presqu’entièrement enroulé dans un long foulard ne laisse entrevoir qu’un regard rempli de surprise. Il réagit néanmoins et s’engage au pas de course sur le rempart.

La Supérieure y arrive en douceur, prend appui sur le faîte, porte son poids en avant et se vautre en travers de la muraille. Elle soupire. Tout en essayant de ne pas perdre de vue sa cible, elle se relève. La corde a été abandonnée là. Le blessé a été emporté. Adana repère son dos exposé, en contrebas, sur le toit d’une maison et, sous lui, un homme apparemment très fort. Assez puissant pour avoir réussi à hisser un corps inerte d’environ quatre-vingt kilos à la force de ses bras et le porter en courant. Les toits de Dis sont plats pour la plupart. Bien : bien que de hauteurs inégales, les bâtisses offrent aux fuyards un chemin quasi-continu sur plusieurs centaines de mètres. L’espèce d’acrobate, qui a manifestement usé de magie pour franchir de lui-même l’obstacle, utilise une seconde corde installée un peu plus loin pour descendre en rappel sur le plus proche toit accolé à l’enceinte.

La Théologiste soupire une nouvelle fois. Elle serait bien restée à contempler la ville depuis ce magnifique panorama mais l’heure n’est pas à la rêverie. Au vue de son précédent saut, Adana calcule ses chances de réitérer l’exploit et de se lancer de son point actuel vers le fuyard le plus proche. Elle secoue la tête. Il lui arrive d’être téméraire, mais pas à ce point-là. Il est déjà miraculeux qu’elle soit arrivée entière sur ce mur d’enceinte d’à peine un mètre de large. Aussi se contente-t-elle de courir. Cette fois, l’attache de la corde étant de son côté, on ne risque pas de la lui enlever sous le nez, même si elle ne sait trop comment descendre en rappel avec une armure d’apparat sur le dos.

L’homme se trouve déjà en bas. Il lui jette un bref coup d’œil avant de s’enfuir à la suite des deux autres. L’angle et la distance sont corrects. Elle n’aura pas à se lancer à sa poursuite. Comme sur la Grand Place, elle use à nouveau de son bélier de force. Touché au milieu du dos l’homme masqué s’affale de tout son long en poussant un cri étouffé. Elle empoigne la corde, se retourne et effectue une descente approximative en plaquant ses pieds le long de la muraille et en laissant la corde glisser dans ses gantelets. Elle saute le dernier mètre et court vers le terroriste à moitié assommé qui tente de se relever.

– Adana ! crie un homme.

Elle s’arrête à deux pas de sa victime. Trente mètres plus loin, juché sur un autre toit un peu surélevé, le tireur qu’elle a blessé se tient debout, légèrement appuyé sur le costaud qui braque une arbalète vers elle. La voix ne lui est pas inconnue. Tous deux sont masqués de manière semblable à celui qui se trouve à ses pieds. Le fait que le terroriste connaisse son nom n’a rien d’exceptionnel étant donné sa notoriété dans le Monde Éclairé, mais, dans le ton et le timbre, quelque chose ravive quelques-uns de ses souvenirs.

– Ne te sers pas de l’Empreinte ! ordonne l’inconnu. Vu la bonne idée que tu as eu de la faire poser sur ton visage, nous le saurions et tu serais morte avant d’avoir eu le temps de te défendre.

Les Empreintes Solaires luisent lorsque l’on fait appel à leur pouvoir. Malgré tout la Théologiste évalue ses maigres chances de se protéger du carreau d’arbalète par ce biais.

– Tu vas nous laisser partir, et tu resteras en vie.

– Tuons-la ! vocifère l’homme à terre.

L’autre ne répond pas. La Supérieure enregistre un mouvement quelque part sur sa gauche. Le blessé juste devant elle commence à se relever. Elle voudrait agir, mais elle doit gagner un peu de temps pour récupérer son énergie. L’usage répété du pouvoir de l’Empreinte Solaire sape ses forces et elle n’a plus droit qu’à un seul essai. Une quatrième personne se meut hors de son champ de vision. Amie ou ennemie ? Elle l’ignore, mais son instinct l’incite à penser au pire.

– Qui es-tu ? demande-t-elle. Tu as si peur d’assumer tes convictions que tu agis dans le secret ? Qu’as-tu à cacher ?

– De quelles convictions parlons-nous, Adana ?

La question fait mouche. En proie à de sérieux doutes quant à l’identité de son interlocuteur, la Supérieure ne voit pas comment neutraliser ses quatre adversaires. L’un d’eux, voire plusieurs, arrivera forcément à s’enfuir. Or, celui qui l’intéresse le plus, son principal interlocuteur, a le plus de chance d’y parvenir. Il est toutefois hors de question de renoncer. C’est un concept qu’elle n’admet pas.

– Geosef, non ! hurle celui qui semble être le chef.

Adana réagit aussitôt, comprenant par l’agitation à peine visible à la périphérie de son champ de vision, que le quatrième larron passe à l’attaque. Elle se décale, fait face à son adversaire et met le mage à peine debout entre elle et le tireur. Par des gestes sûrs et fulgurants découlant d’années d’entraînement, elle désarme le nouveau venu et lui met son poignard sous la gorge. Elle avance la lame à la rencontre de la trachée. La silhouette recule imprudemment et se heurte à la jambe que la Théologiste a placée sur son chemin. Tandis que son opposant bascule en arrière, elle invoque le pouvoir de l’Empreinte. Devant le visage juvénile et sale de son ennemi, un garçon d’à peine une dizaine d’années, elle arrête son bras. Accroupie, son genou posé sur la poitrine de l’enfant, le poignard en travers de la gorge de celui-ci, Adana demeure figée l’espace d’une seconde.

– Pousse-toi ! crie celui qui tient l’arbalète d’une voix caverneuse.

La jeune femme sait déjà que son infortuné bouclier humain ne la protégera plus très longtemps. Maintenant le garçon au sol, elle se tourne à demi et braque sa main gauche en direction de l’arbalétrier. Son tatouage facial brille. L’obstacle vivant titube hors de la ligne de mire. Le costaud, pris de panique en voyant la lumière de l’Empreinte, tire maladroitement sans viser et sans blesser personne. Le coup de genou de l’enfant dans ses côtes fait dévier la décharge d’énergie d’Adana. La force invisible passe tout juste entre le chef et le costaud, provoquant un mouvement d’air si violent que leurs foulards leur sont arrachés. Touché à l’épaule, le plus grand perd l’équilibre. Le chef, jusque-là appuyé sur lui, le lâche et tente de rester debout. Il ne réagit pas immédiatement à la perte de son masque et risque un regard vers Adana qui a un hoquet de surprise en le voyant.

Profitant de cette seconde d’inattention, l’enfant se contorsionne et lui balance un coup de pied qui l’atteint derrière la tête et la sonne. Elle relâche sa prise et fait un tour sur elle-même pour se remettre en position défensive alors que le dénommé Geosef s’enfuit là d’où il est venu. Le costaud récupère son chef et ils s’éloignent à leur tour. Le quatrième homme disparaît comme par magie. Un abîme de perplexité se reflète dans les yeux de la Supérieure Tarsis et il lui faut plusieurs minutes pour conclure que sa chasse est terminée et qu’elle doit maintenant rejoindre le Temple Solaire, bredouille.

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