Chapitre 3 - Le Neura-net
Accroupie à côté de l'enfant-détonateur, Olivia "Liv" Graham, la prodige tech de l'escouade Sigma-6, tire un cable téraflux de son avant bras tremblant pour le planter dans un bioport libre du jeune garçon évanoui. Elle commence par un diagnostic rapide de son état.
TEMPERATURE INTERNE : NORMALE
ETAT BIOLOGIQUE : _EPUISEMENT MODERE DU SYSTEME NERVEUX CENTRAL _ANEMIE LEGERE
ETAT MATERIEL : _NEUROPROCESSEUR OK _COMMUTATEUR VOCAL OK _SYSTEME DE SYTHESE AUDITIVE OK _COPROCESSEUR DE TELECOMMUNICATION OK _SORTIE OPTIQUE DE DIAGNOSTIC OK _CONNEXION NEURANET OK _MOTEUR DE DIAGNOSTIC BIOLOGIQUE OK (ATTENTE D'INSTRUCTION POUR SUITE...)
ETAT LOGICIEL: _AUCUNE DEFAILLANCE IDENTIFIEE _SYSTEME OPERATIONNEL
- Tu devrais voir ça, Fox. Le nombre d'implants qu'a subi cet enfant est absurde. Surtout à un âge pareil. Bon allez, j'y vais.
Après quelques secondes de synchronisation, sa conscience plonge dans l'espace virtuel du neura-net. Les flux de données sont projetés sur ses holo-cornées en représentations abstraites et colorées du digibiôme. Son esprit ainsi connecté au neura-net qui sature ses sens, Liv devient complètement aveugle au monde extérieur.
***
Veillant sur sa comparse vulnérable, Fox entreprend une inspection de l'étage. Elles paraissent en sécurité jusqu'ici. Tandis qu'elle fait les cent pas dans l'étage obscur, la porte d'un petit réduit pivote sèchement. Un Euthanazi sensiblement mieux équipé que ses congénères surgit derrière elle. Trois projectiles viennent se coller sur les plaques dorsales de son exo. Sollicitant la réactivité de ses activateurs surmultipliés, et la mobilité extrême de son armure, elle pivote sur elle-même et rejoint l'agresseur en quelques mouvements, puis lui perfore le thorax d'un coup sec de la pointe de ses doigts métalliques. Gloussant d'un rire machiavélique qui se noie dans le sang emplissant ses poumons, le terroriste s'éteint avec un rictus malaisant. Sa main inerte relâche un appareil qui tinte contre le sol. Les trois projectiles fichés dans l'armure de Fox déchargent une violente impulsion électrique qui désactive instantanément le G-Core de l'exosquelette. Tous les systèmes se figent. Un noir d'encre emplit l'affichage tête haute, plongeant le casque dans l'obscurité et le silence absolus. Fox tombe raidement face contre terre, piégée dans son habit métallique paralysé.
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Totalement inconsciente du drame se déroulant à quelques mètres d'elle, Liv navigue avec aisance dans le monde virtuel. Le digibiôme a toujours fasciné la jeune femme. Elle y retrouve la configuration spatiale de la réalité, dans laquelle son alter-ego numérique voyage librement, débarassé de la gravité et des contraintes physiques. La sensation est grisante, et c'est le seul endroit où elle s'affranchit enfin de ses crises d'angoisse. Les installations électriques et électroniques y sont modélisées, sous la forme de tuyaux lumineux parcourus de flashs mimant les flux de données et de courant. Toute installation reliée au neura-net y a une existence virtuelle, et les rares absents sont les bâtiments secrets du gouvernement ou les quartiers mal famés de marginaux. Le temps y passe différemment, elle peut donc se permettre d'agir avec prudence pour identifier précisément la sous-routine qui contrôle le détonateur.
Après une inspection approfondie du modèle digital de la pièce, Liv n'y détecte aucune trace de la conscience de l'adolescent. De manière étonnante, la connexion de l'exo de Fox n'est pas non plus instanciée. Peut-être un bug ? En revanche, un flux de données éblouissant va et vient par les bioports de l'enveloppe physique du jeune garçon. Il se passe donc quelque chose d'important ici. Son cerveau est un véritable hall de gare numérique. Des flux conséquents s'échangent entre lui, la bombe et un câble relié au neura-net extérieur. La conscience de la hackeuse tournoie sans succès autour du corps immobile de l'enfant-détonateur, puis elle décide de changer d'échelle en rapetissant son avatar pour atteindre des angles invisibles à l'échelle macro.
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Immobilisée dans l'obscurité de son armure désactivée, Fox perçoit un grincement lancinant dans son dos. "Des nano-forets, merde ça craint". Le sergent Gaëlle Reon crie dans son cercueil de métal, elle appelle à l'aide, sans succès : toute l'escouade reste sourde à ses cris frénétiques. Les forets ont maintenant traversé les plaques extérieures de l'exo et entament la structure mécanique. D'assourdis, les crissements deviennent nets et précis. Paralysée par le poids de son équipement, Fox hurle et tente vainement d'agiter ses épaules. Bloquée sur le ventre, le sol entrave le mécanisme d'extraction d'urgence. Gaëlle sent la panique la submerger. Sa respiration s'accélère et résonne dans le casque hermétique. La pointe du premier foret traverse l'ultime couche qui sépare l'exo de la membrane tactile recouvrant son corps. Lorsqu'il atteint sa peau, c'est une douleur cuisante qui parcourt la cage thoracique de Fox. Elle hurle de douleur tandis que la perceuse nanométrique continue sa descente dans ses chairs. Lorsque la mèche atteint l'os de la côte, Fox laisse échapper un sanglot déchirant de douleur. Une seule pensée tourne en boucle dans son esprit : "Je vais crever dans cette putain de boîte de conserve".
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Focalisée sur la mission, Liv s'introduit dans le connecteur qui relie l'enfant au protohédron. Comme toute interface bio-numérique, il doit y avoir une façon de désactiver la liaison. Et aucun verrou numérique ne lui résiste. Elle entreprend une modification des routines de connexion quand un avatar fait irruption derrière elle. Une voix synthétique déformée résonne dans le digibiôme.
- Bonjour, Olivia Graham.
Liv tente de cacher sa panique. Comment cet intrus la connaît-il ?
- Mesurez bien vos actions, car en vous mettant en travers du chemin de la rédemption, vous vous déclarez comme notre ennemie.
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce c'est que cette histoire de rédemption ?
- L'inéluctable destin de l'humanité. Et nous en sommes la main exécutrice.
Familière de multiples astuces pour passer inaperçue dans le digibiôme, Liv continue ses manipulations pour désactiver la connexion à la bombe. Malgré l'adrénaline qui a mis son corps physique en ébullition, la hackeuse tente de garder son calme de ce côté-ci de la barrière. Elle altère les lignes d'instructions de sa simple volonté de programmeuse aguerrie.
- Personne n'est innocent, Graham, et vous êtes encore libre de choisir votre camp. Mais il n'y aura pas de retour en arrière.
Lorsqu'elle injecte la dernière portion de code dans le connecteur, Liv shunte la connexion. Le conduit s'éteint dans un dernier flash. Un nouveau flux de données éblouissant surgit de la connexion neura-net du bâtiment et envahit le cerveau du jeune garçon. Liv observe horrifiée et impuissante une impulsion remonter le long du câble teraflux qui relie son bras physique au neura-net. Elle tente de s'extraire du digibiôme immédiatement, mais parvient trop tard à l'interface qui la sépare de son corps.
- Vous avez fait votre choix, Olivia Graham.
Liv n'avait jamais assisté à un tel spectacle dans l'espace virtuel auparavant. Les représentations numériques de la réalité commencent à s'effriter autour d'elle, d'abord au loin, puis de proche en proche. Les murs du bâtiment s'estompent, le monde synthétique du digibiôme s'efface peu à peu. Le sol se dérobe, la projection de son corps physique disparaît. La conscience de la hackeuse finit isolée dans une immensité noire. Elle appelle à l'aide, mais ses cris résonnent dans le vide. Même l'avatar de ses membres a disparu. Il ne reste que son esprit, terrorisé, perdu dans un abîme froid et silencieux.
***
Le Cap déboule de la cage d'escalier sur un spectable accablant. Liv, allongée sur le côté, convulse dans des spasmes à peine atténués par les contrôleurs de mouvement de son exo. Plus loin, l'armure immobile de Fox se détache dans la pénombre.
- Capitaine, le cube de protohédron a été stabilisé, indique Arix. L'intervention du seconde classe Graham est un succès. En revanche il semble que Graham n'a pas encore cloturé sa connexion au neura-net. Je détecte par ailleurs une brêche structurelle dans l'armure du sergent Reon : les plaques dorsales ont été perforées. L'usage de nano-forets est probable, je recommande son extraction au plus vite.
- L'Ours, tu amènes Liv au transport rapidement. Fizzerelli, tu sécurises l'explosif. Doc, viens avec moi, il faut qu'on sorte Fox de là.
- Le lien neura-net entre Liv et le gosse est toujours actif, ça peut être dangereux de la débrancher comme ça ! Qu'est-ce qu'on fait, Cap ? demande L'Ours.
- Emmenez le gamin avec vous, je veux tout le monde dans le transport au plus vite, go go go !
Un grondement sourd se fait entendre. Le bâtiment est sur le point de s'effondrer. Tandis que L'Ours et le Russe soulèvent délicatement les deux corps inconscients, Capaxis s'agenouille aux côtés de l'armure inerte de Fox. D'un geste précautionneux, il la tourne sur le dos. Tirant un dérivateur de son G-Core, il le fiche dans la prise d'alimentation d'urgence de l'armure au renard.
- Arix, prends tout ce dont tu as besoin, lance la désynchronisation de l'exo de Fox, vite !
Un influx électrique conséquent quitte le noyau dernière génération du Cap pour réveiller temporairement l'armure de Fox. Arix déclenche la procédure d'expulsion du pilote. De multiples voyants lumineux clignotent aux jointures mécaniques, prévenant de l'imminence de leur ouverture. Lorsque le casque téléscopique se rétracte, il révèle la soldate inconsciente. Un mince filet de sang fend sa joue depuis la commissure des ses lèvres. Le blindage de ses bras s'ouvre, les plaques de ses jambes se soulèvent puis pivotent et révèlent la combinaison tactile irisée qui épouse les cuisses athlétiques de Reon. Le plastron se scinde, les deux plaques de carbo-kevlar se désolidarisent, puis se glissent le long des côtes, libérant la poitrine de Fox. La sergente est maintenant allongée dans un écrin de technologie béant. Les multiples câbles téraflux de ses activateurs sont toujours vissés dans ses muscles et tendons. Une secousse remonte le long de la structure du bâtiment.
- Arix, grouille-toi, il faut qu'on la sorte de là.
- L'appel de puissance pour la désynchronisation a temporairement drainé votre noyau, si je déroute à nouveau votre G-Core dans un intervalle aussi court, vous allez subir des dysfonctionnements.
- Je m'en fous, tu sors Fox de là.
Arix envoie une nouvelle impulsion à l'armure de la sergente. Les servos affaiblis par l'opération, le poids de l'armure du Cap lui fait poser les mains à terre. Le vétéran voit l'affichage tête haute de son exo grésiller, l'image saute plusieurs fois. Il porte avec difficulté sa main à sa tempe pour rétracter son casque et libérer sa vision. Pour la première fois, Fizzerelli voit le visage du capitaine afficher une émotion. Une émotion proche de celle qui parcourait les traits de son père lorsqu'elle a annoncé qu'elle s'engageait chez les Iron Cadres : une inquiétude sincère et bienveillante.
Grâce à ce sursaut soudain d'énergie, les câbles segmentés et autonomes des activateurs se dévissent des bioports de Fox, puis se replient tels des murènes métalliques dans les tubes qui leur sont destinés. La fière guerrière paraît fragile, dépecée de son armure de près de deux mètres. Peu à peu le G-Core du Cap compense la déperdition d'énergie. Il soulève avec un geste d'une délicatesse inattendue le corps inanimé de Fox. Trois grapins métalliques sont fichés dans le dos de sa cage thoracique, maculés de sang.
- Saloperies de nano-forets. Doc, tu la tartines d'omni-gel et on file. Harpie, prêt à nous remonter ?
- Stationnaire au dessus du toit, les sièges sont chauds, Cap, répond le pilote.
- Fizzerelli, tu ramasses l'exo. Doc, tu gères le cube d'explosif qu'elle a dû emballer.
Il jette un oeil interrogateur vers la bleue.
- Liv et le gamin sont chargés ? demande-t-il après avoir eu la confirmation qu'il attendait d'elle.
- Chargés et sécurisés, Cap, indique l'Ours.
Le sol se met à trembler. L'une des façades vient de se briser et s'affaisse, entraînant peu à peu avec elle d'autres sections du bâtiment. Fizzerelli soulève sans difficulté l'imposante armure au renard. Elle la jette sur son épaule, et démarre l'ascension du dernier étage. L'une des marches de béton cède sous le poids des deux exos combinés. Elle se rattrape de justesse, puis poursuit son avancée. Lorsqu'elle franchit l'ouverture donnant sur le toit, les câbles de largage les y attendent, fouettant l'air comme des serpents épileptiques. La pression du transport anti-grav soulève la poussière et rend encore plus difficile l'avancée. Tréa lutte contre les rafales pour fixer l'exo inerte de Fox, dont le vérin ne répond pas. Le Doc lui tend le container de protohédron.
- Remonte ça, je m'occupe d'attacher l'exo de Fox. Ne foire pas, Fizzerelli.
Elle saisit l'encombrante boîte, bien plus lourde que ce qu'elle s'imaginait : le cube a une densité inattendue. Son exo se verrouille automatiquement sur le dispositif d'amarrage lorsqu'elle le positionne contre son dos. Elle se fait soulever sans ménagement par le treuil qui la hisse vers le transport vingt mètres plus haut. Le décollage est si violent qu'elle manque de peu de lâcher le dangereux container. Ballottée dans les airs, les pieds dans le vide, elle assiste à l'écroulement progressif des pans du bâtiment autour de la zone d'extraction. Puis l'arrivée dans l'espace confiné du transport lui masque soudainement la vue du sol.
Tréa pousse un soupir de soulagement quand le vérin d'amarrage claque dans son dos. La trappe de largage se ferme enfin sous ses pieds. L'armure vide de Fox vient se placer dans le module face à elle quelques secondes plus tard, suivie de près par le Doc. Mais toujours pas de signe du Cap.
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