Chapitre 6. (Quand les grandes catastrophes ont besoin d'une canne)
Lorsque je marche jusqu’à Aghios Varvaros, je prends le temps de m’asseoir sur le banc où tout a commencé pour la famille Poulis. Ce fameux banc où mon arrière-arrière-grand-père avait étendu ses longues jambes, et cela avait suffit à attirer vers lui une des femmes les plus importantes du village. Une jeune fille naïve et innocente, une paysanne pas très belle qui n’avait connu que ses sœurs et ses brebis, mais qui était devenue, bien malgré elle, une légende. Tout cela à cause des élucubrations d’un berger un peu fou qui aimait les vieux prénoms, et d’une habileté certaine à l’usage du rouet. C’est ce que je pensais quand on me racontait l’histoire de La Nona, parce que je refusais de croire qu’un pouvoir tel que celui d’antiques Moires pût exister et encore moins au sein d’un petit village de Corfou. Jusqu’à ce que je découvre la suite. Car il y avait tant de mystères autour de cette famille que je ne doute plus que trois sœurs avaient trouvé le moyen de maîtriser le destin de tout un village. Peut-être parce que tout le monde y croyait, ou parce qu’elles avaient cette capacité de lire les gens mieux qu’eux même, qu’importe d’ailleurs, elles avaient ce don et c’est sans doute à cause d’elles que ma mère sut qu’elle le possédait également. Mais je vais trop vite, connaître la fin d’une histoire ne suffit pas pour la comprendre.
Bien avant ma mère, il y eut La Nona et Giorgos, il y eut un mariage dont la robe pourtant joliment brodée ne réussit pas à embellir la jeune épouse et peu après, un ventre rond qui mit du temps à se rendre visible dans ce corps déjà tout en courbes. Il y eut surtout une Grande Catastrophe* , aussi énorme que ses majuscules.
Comme souvent, une grande catastrophe est la conséquence fâcheuse d’une Grand Idée* et plus l’idée est grandiose, plus elle est catastrophique. Ce siècle ne fut pas avare d’idées ni de velléité de grandeur, il eut son lot de drames et de morts.
La Grande Idée si bien nommée, pris racine dans la tête d’un prince bavarois catapulté sur un trône grec au beau milieu d’une tentative républicaine. 4000 soldats suffirent pour renverser un embryon de parlement démocratique, et transformer un prince teuton en monarque hélène dont le nationalisme tout neuf frisait autant le fanatisme que l’imposante moustache qu’il avait cru bon de s’affubler. La Grande Idée se noyait dans les vestiges nostalgique d’une Antiquité poussiéreuse qui s’étendait jusqu’en Asie Mineure, et s’installa dans le crâne des différents souverains et dirigeants, y compris ceux qui n’avaient pas un orteil dans le pays et ce bien après la mort du premier roi. La graine germa autant sur le continent que sur les îles, et une Guerre Mondiale ne suffit pas à l’étouffer, au contraire. S’ensuivit une autre guerre, son lot de défaites, quelques milliers de morts, le tout catalysé par la diplomatie occidentale, et validée par un traité signé à 2431,7 km des principaux intéressés*. On décida donc d’échanger des musulmans contre des chrétiens, comme on échange des pommes et des oranges, sans se rendre compte que deux millions de personnes étaient concernées. Voilà comment naissait une Grande Catastrophe.
En septembre 1922, dans les cafés de Kerkyra, et les salons luxueux des diplomates étrangers, on parlait de la guerre contre les Turcs pour mieux regretter la cuisante défaite des Grecs qui auraient dûs se dresser devant l’islam et protéger le reste de l’Europe de ce fléau de circoncision. Un contre dix, la côte n’était tout de même pas si défavorable quand, un siècle auparavant, les Klephtes avaient déjà prouvé leur bravoure lors de l’indépendance de la Grèce. Victor Hugo lui-même avait vanté leurs impressionnantes moustaches et leur force surhumaine, ils auraient pu faire un effort et honneur au grand poète. Mais il fallait se rendre à l’évidence, les soldats grecs n’étaient plus les légendaires Spartiates et la bataille des Thermopyles ne s’était pas rejouée sous leur yeux, à leur grand désarroi. La nostalgie du romantisme philhellène devrait se contenter de voir la Grèce circonscrite à sa péninsule.
A Potamos, les répercussions de la Grande Catastrophe arrivèrent en variations légères, comme les ondes d’un séisme essoufflées par la distance. Ce n’étaient que des récits tragiques venus de la ville, sur des populations chassées de chez elles, des familles pillées et massacrées, des cousins séparés ; le tout fortement répétés pour mieux prendre conscience d’une horreur que personne ne parvenait vraiment à s’imaginer, preuve s’il en était que tout cela était horrible. Les Turcs représentaient depuis longtemps une espèce d'ennemi métaphorique, si ancien qu’ils relevaient du folklore local et ne consistait qu’à rebaptiser le café byzantin en café hellénique. On les imaginait aussi grands et forts que perfides et sournois, ce qui avait l’avantage de justifier des siècles de défaites et d’occupation sans pour autant les glorifier. Mais pour des gens comme Giorgos Poulis, né dans les contreforts rocheux de Thessalie, Le Turc était un monstre bien réel, un voisin menaçant autant qu’un pilleur d'enfants. La paidomazoma* jaillissait souvent de la bouche sèche et ridée des grands-parents, et faisait naître dans la tête des gamins des images de bras velus et griffus venus les arracher à leurs parents pour leur couper un bout de pénis. Ils se tenaient alors l'entre-jambe d'un air horrifié, se demandant ce que les musulmans pouvaient bien vouloir faire de leur appendice, et s'imaginaient des colliers de petites saucisses helléniques portées en guise de trophée au cou barbu de guerriers monstrueux. Les exactions de la Grande Catastrophe sonnaient donc d’un écho différent.
Cet écho s’enfla d’une ampleur inattendue quand, dans le prolongement de cet exode dramatique, ou peut-être en réponse au coup d'État* qui eut lieu quelques jours plus tôt, on vit arriver au village, au matin du 15 septembre 1922, un homme en tenue de militaire, dont la marche en trois temps fit tourner toutes les têtes attablées au café. Une jambe droite, l’autre raide et une canne qui ponctuait le tout. Il était suivi d’une vieille mule qui tirait à elle ses mouches et une carriole de meubles tout en faisant claquer ses sabots en contre temps du bruit de la canne. Assise en équilibre sur une commode, il y avait une femme dont la beauté peu commune au village trahissait les vestiges d’une obscure peuplade slave ou valaque. Chez ces corfiotes mi-grecs, mi-italiens, des cheveux blonds et des yeux bleus pouvaient susciter autant de commentaires d’admiration que de méfiance. Les étrangers qui venaient s’installer, c’était toujours mieux quand ils nous ressemblaient ou qu’ils portaient un beau costume neuf, mais les romanis, c’était une autre histoire. Tout le monde savait qu’on ne pouvait pas faire confiance à des romanis, encore moins les femmes, c’était des sorcières, mais pas comme chez nous, les nôtres, on les connaissaient, on s’était bien habitué, celle-là, on sait pas trop ce qu’il y a à l’intérieur… On sait pas ce qu’il y a à l’intérieur, mais on sait ce qu’il y a à côté ! Et les médailles sur une veste, ça veut dire qu’on ne va pas y toucher à La Romani. D’ailleurs, ils vous rappelle pas quelqu’un Le Militaire ?
Le Militaire, qui prit rapidement une majuscule dans la bouche de tous les habitants, n’était autre qu’Angelos Poulis, le frère aîné de Giorgos. Les deux frères confirmèrent leur parenté d’une poignée de main silencieuse, face à face, le doute ne pouvait plus subsister devant le profil en bec d’oiseau des Poulis.
Personne n’eût la moindre explication sur l’arrivée du Militaire, pas même son frère. On savait qu’il touchait une pension de guerre que nul ne remettait en cause au regard de sa jambe raide, ce qui lui avait permis d’acheter une des maisons du village, la plus jolie, qui bordait les marches de la rue principale. On se garda bien de trouver ridicule de s’être collé un escalier pareil dans les pattes quand on avait besoin d’une troisième pour avancer, les militaires avaient dans le sang le don de se mettre à l’épreuve pour se croire honorables. Le seul café du coin n’était pas loin de chez lui, et s’il s’attablait souvent à la petite terrasse, il ne racontait jamais rien de son passé. Il faisait partie de ces hommes taciturnes qui ne ramenait du front qu’une médaille brillante, une jambe boiteuse et un visage fermé. Alors, dans un phénomène étrange de respect et de solidarité, tout le monde s’accorda pour ne rien demander et se contentait d’observer son obstination un peu stupide de descendre les marches traitresses en se tordant le bassin pour ne pas se casser la figure et continuer son chemin, à pied, jusqu’à la ville.
La Romani, elle, ne sortait jamais de chez elle et personne n’avait encore entendu le son de sa voix, ni ne savait son vrai nom. Elle était si discrète que presque tout le monde oublia sa présence au village. Seule Lachésis, le nez sur sa toile, ne parvenait pas à lâcher ces nouveaux venus des yeux. Le Militaire et sa femme avaient, comme Giorgos, surgit de nulle part pour prendre une place trop visible et trop importante au milieu de sa trame, la déformant d’une façon qu’elle ne parvenait plus à contenir. En bon prophète, elle savait qu’ils apportaient avec eux cette fameuse Catastrophe qui les avait poussé à quitter leur foyer. Et comme tout drame, Lachésis ne doutait pas qu’il venait porté par une grande idée : celle de réunir le clan des Poulis à Potamos, et de l'agrandir.
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