Chapitre 3 ...patienter en croisant les doigts

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— Allez, à la rentrée !

— À la rentrée, répondis-je en trinquant avec le reste de mon trio d’inséparables, Jean-Paul et Gérard, assis avec moi à une table du Caveau de la Huchette.

— Un jour, il faudra bien que tu nous dises pourquoi tu tenais absolument à ce qu’on vienne ici, Robert, me dit Gérard.

Décontenancé par cette question, je m’étouffais un peu en buvant ma bière. Pouvais-je leur dire que j’espérais secrètement retrouver cette petite brune, vue deux fois ici, dix-huit mois plus tôt ? Ils me prendraient pour un cinglé.

— Pourquoi, ça ne vous plait pas ? La musique n’est pas bonne ? La bière pas fraîche ? raillai-je.

Allez, hop, une pirouette en replongeant le nez dans ma chope valait mieux que de leur avouer mes vraies motivations.

— Si, si, c’est super, confirma Jean-Paul.

— Les musiciens sont extra et les filles sont jolies, en plus, surenchérit Gérard en se levant pour aller danser un bebop endiablé.

Très belles, oui, surtout… Je chassai le sourire de Simone de mes pensées. Il fallait vraiment que je la sorte de ma tête. Le morceau joué, celui sur lequel elle avait tenté de m’apprendre à me trémousser en rythme, ne me facilitait pas la tâche.

— Sinon, tu t’es décidé pour les options de cette année, Jean-Paul ?

Changer de sujet, quitte à parler d’école en soirée, voilà qui me sortirait de ce mauvais pas. Tant pis si l’on s’était formellement interdit de le faire…

— Oui, j’ai choisi Équipements et électronique et toi ?

— Je vais essayer de faire les deux autres…

Pas facile d’échanger avec le bruit ambiant et les gens qui dansaient à moins d’un mètre de nous. On devait se parler très fort pour être compris.

— Les deux autres ? Tu peux prendre deux options ? Mais pourquoi ?

— Les deux m’intéressent et je ne sais pas choisir, lui répondis-je avec un clin d’œil.

— Comment feras-tu pour l’emploi du temps ? Il va y avoir des cours qui vont se chevaucher, non ? me demanda-t-il, perplexe.

J’irais voir l’Ingénieur général, il m’avait assuré de tout son appui en cas de besoin. À moi de le convaincre que c’était pour l’intérêt supérieur du pays ou, au moins, de mon projet de fusée.

— Je me débrouillerai, t’en fais pas.

— C’est vrai qu’il y a un certain nombre de matières générales que tu maîtrises déjà largement, convint-il. Ça doit te libérer du temps pour ces options.

— J’espère, oui. Faudra que je voie ça avec le directeur.

Comme il me l’avait assuré, il me facilita grandement les choses et je pus suivre les cours d’Avions et engins en parallèle de Propulseurs. Avec le choix réalisé par Jean-Paul, nous couvrions toutes les spécialités. Encore fallait-il que ce projet de conquête spatiale l’intéresse. Pas facile de le sonder sans lui révéler exactement de quoi il s’agissait. Il ne restait plus qu’à espérer.

Gérard revint nous rejoindre, essoufflé et en nage. Il but quasiment la moitié de sa bière cul-sec.

— Finalement, je m’en fous de pourquoi tu as tenu à nous emmener là, Robert ! Cet endroit est vraiment super. On aurait dû y venir dès l’année dernière, fit-il, avant de repartir danser de plus belle.

Oui, je sais bien que j’aurais dû les amener ici beaucoup plus tôt. J’aurais peut-être pu y retrouver cette Simone. Elle m’avait nettement plus impressionné que je l’imaginais… Cela étant, j’étais persuadé en mon for intérieur, que si nous devions nous revoir un jour, cela se ferait.

Cette année-là, nous eûmes une semaine de vacances à la Toussaint. À cette occasion, Jean-Paul m’invita dans sa famille, en Champagne. Nous prîmes le train, notre statut de militaires nous donnant des réductions très importantes de Paris jusqu’à Reims. Nous avions tous deux dormi une bonne partie du trajet, encore fatigués des suites de la fête organisée au foyer pour les permissions de novembre. Une fois descendus du wagon, nous nous dirigeâmes vers le bâtiment reservé aux voyageurs.

— C’est dommage, Robert, tu ne verras pas ma sœur, m’annonça mon ami en m’entraînant vers la sortie. Elle n’est pas venue pour les vacances. Elle préfère travailler…

— Travailler ? Comment ça ?

— Oui, on ne la sort pas facilement de ses bouquins, de son laboratoire. C’est une vraie intellectuelle, une scientifique.

— Elle étudie quoi ?

— Je ne sais pas trop en fait, me répondit-il. Je crois que c’est la physique atomique ou un truc comme ça. Tu te rends compte ? Elle ne prend même pas ses vacances.

Je l’imaginais plongée dans ses livres, chaussée de grosses lunettes, avec des éprouvettes autour d’elle, des solutions colorées bouillonnant dans des cornues, des tubes à essai, observant l’infiniment petit avec un microscope.

Bon, je ne verrai pas l’intellectuelle, pensais-je, tant pis.

Leur père nous attendait dans une 4 CV flambant neuve. Il m’accueillit comme si j’étais des leurs, me serrant contre lui dans une chaleureuse accolade.

— Allez, dépêchez-vous, les garçons, on a dix minutes de retard pour le dîner ! fit-il, nous pressant de monter en voiture.

La famille habitait une jolie maison bourgeoise, assez lourdement meublée. Jean-Paul m’avait appris ses origines, à la fois bretonnes et basques, ce qui expliquait l’ameublement foncé, avec des sculptures assez « imposantes » en parement. Toutefois, l’ensemble était formidablement sympathique, tout comme ses parents. Je fus intégré parmi eux, en tant que membre à part entière. Je ne savais pas ce que Jean-Paul avait pu leur dire à mon sujet, mais au vu de l’accueil, cela devait être plutôt flatteur.

Après le repas, mon ami m’invita à faire le tour de la maison et là, quelle ne fut pas ma surprise ! La sœur intellectuelle qui travaillait aussi durant ses vacances, c’était Simone, ma Simone, enfin pas encore la mienne, mais celle qui occupait mes pensées. Aucun doute possible. Sur les photos accrochées au mur, je pouvais la reconnaître, avec certitude. Même sur les clichés d’elle, plus jeune, je vis ce petit truc incroyable qu’elle avait dans le regard. C’était donc cela qui m’avait happé dès la première rencontre.

Devais-je en parler à Jean-Paul ? Savait-il qu’elle allait dans les clubs de jazz, lui qui l’imaginait tellement studieuse ? Prudemment, je gardai le silence, ne voulant pas créer d’embarras pour cette jeune femme que je connaissais, en fin de compte, à peine.

Après une petite semaine à visiter la région, y compris une cave dont nous etions ressortis debout par une sorte de miracle, il fallut regagner les cours. Dans le train du retour, mon camarade me fit une confidence :

— Tu sais Robert, c’est étonnant que tu nous aies emmenés justement au Caveau de la Huchette. C’est le club dont ma sœur m’a parlé, il y a plusieurs mois, déjà.

Au moins, elle ne lui avait pas caché ses escapades là-bas.

— Ah bon, feignis-je de m’étonner.

— Oui, elle y est allée plusieurs fois durant l’année scolaire 45-46.

Comme moi… L’occasion était trop belle pour que je la laisse passer.

— Je croyais que tu m’avais dit qu’elle était particulièrement studieuse ?

Semblant un instant gêné, Jean-Paul me regarda droit dans les yeux pour me répondre :

— En quoi est-ce contradictoire d’être studieux et de venir s’amuser en écoutant du jazz et en dansant ?

Il avait raison, l’animal. Notre trio en était la preuve. Assidus dans le travail et sérieux, nous savions aussi faire la fête pour décompresser quand il le fallait.

— C’est vrai ! C’est absolument compatible, lui répondis-je en levant les mains en signe de réédition.

Il la défendait bien, sa sœur, je devais y aller en douceur, l’air de rien.

— Elle est dans la physique, c’est ça que tu m’avais dit ?

Je marchais sur des œufs. Si, par mégarde, je lui révélais des informations qu’il ne m’avait pas fournies, j’étais foutu. Saurait-il me pardonner de lui avoir caché ma rencontre avec Simone ?

— Oui, physicienne atomique, je crois bien. Elle travaille avec des pointures, les Joliot-Curie, le couple formé avec la fille de Marie Curie.

Je comprenais mieux son intérêt pour la radioactivité.

— Du coup, elle ne doit pas avoir de temps pour une vie sociale ?

— Simone ?

Elle s’appelait bien Simone. Si j’avais encore le moindre doute, celui-ci venait de s’envoler ! Sacrée coïncidence, quand même.

— Ben oui, tu n’as qu’une sœur, non ? fis-je en riant.

— On voit bien que tu ne la connais pas ! Elle adore la musique et danser. Quand elle ne peut pas sortir, c’est vraiment qu’elle a du boulot, sinon…

Donc elle devait réellement être submergée de travail par-dessus la tête durant cette fin du mois d’octobre.

— J’imagine que plein d’hommes lui tournent autour, non ?

— Non, je ne crois pas. Elle n’aime pas les mecs qui draguent. Elle m’a juste parlé d’un type rencontré en écoutant de la musique.

Mince, un autre gars ? En même temps, jolie comme elle était, ce n’était pas étonnant.

Jean-Paul continua sur sa lancée :

— C’était il y a longtemps, durant l’année scolaire 45-46, je crois. De ce dont je me souviens, ils se sont vus deux-trois fois, puis plus rien. Elle ne l’a pas retrouvé depuis et s’est fait une raison, semble-t-il.

— Oh ? Parce qu’il lui plaisait ?

Je me morigénais pour cet excès soudain d’enthousiasme. Fallait que j’y aille en douceur, là !

— Si je me rappelle bien, elle m’avait dit un truc du style, intéressant, plutôt beau gosse, mais qui dansait comme un pied, « un manche à balai » c’était le terme exact.

Pas de doute, c’était bien moi, « Intéressant et plutôt beau gosse », la vache ! Pourquoi est-ce que je n’y étais pas retourné l’année dernière, bon sang ? Tout à la découverte de cette école et resté sur un petit nuage après cet entretien avec le ministre, cela m’était complètement sorti de la tête.

Il poursuivit :

— Elle s’est même demandé il y a quelques mois s’il n’était pas reparti en province, ou s’il ne s’était pas marié. Si ça se trouve, il a un môme, m’a-t-elle dit.

Non, il n’a pas de gosse et il est encore à Paris. Mais quel crétin, j’ai été ! Je me foutrais des baffes. Parfois, j’en mériterais quelques-unes !

— Va savoir, laissai-je tomber.

Puis j’embrayai sur un autre thème. Je ne pouvais pas poser plus de questions sans me griller complètement auprès de mon ami. Déjà, le fait d’avoir l’assurance que c’était bien Simone, ma jolie petite brune, sa sœur me mettait en porte-à-faux vis-à-vis de lui.

Je repris les cours avec entrain, bien que perturbé par cette question qui me trottait dans la tête: devais-je aborder de nouveau le sujet «Simone» avec Jean-Paul ?

Si j’avais été tenté de ne jamais lui révéler notre rencontre fugace, j’avais rapidement changé d’avis. Cette fille m’intéressait trop pour ne pas saisir l’occasion de la revoir. Puis, notre belle amitié ne nécessitait-elle pas une totale honnêteté ?

L’attrait des concepts enseignés me divertit quelque temps de ces préoccupations. Je me souviens notamment avoir découvert avec émerveillement la notion de portance des aéroplanes, durant la classe de l’option Avions et engins. Celle-ci n’est absolument pas créée par la surface des ailes s’appuyant sur l’air, mais par une dépression au niveau de la face supérieure de celles-ci, due à la vitesse de l’avion. « La portance est une fleur qui naît de la vitesse », comme le disait le Capitaine Ferber[1].

Tout passionné que j’étais, je ne réalisai pas encore tout à fait la charge importante qui m’était tombée dessus : mener la France dans l’espace. Si le petit garçon amoureux des étoiles voyait là une possibilité de les approcher, cela restait une mission colossale, dont je n’appréhendais, finalement, pas vraiment tous les tenants et aboutissants.

Preuve en était, ma source d’inquiétude principale, à l’époque, se limitait à Jean-Paul : pourrais-je l’inclure dans mon projet ? Accepterait-il de s’y associer malgré mes prochains aveux au sujet de sa sœur ? Bientôt, l’attrait des cours ne suffit plus à occulter ces questions. Je les ressassai de plus en plus, tant et si bien qu’un matin de décembre, je pris la décision, un peu sur un coup de tête, épuisé par mes ruminations, de tout confesser à mon ami. En fin de compte, mieux valait la déception et la colère que cette attente et ces doutes.

Ce jour-là, nous travaillions ensemble dans le laboratoire de chimie de SupAéro sur un dosage de combustible solide, quand je me lançai :

— Jean-Paul, il faut que je te dise quelque chose…

— Tu crois que c’est le moment ? Si je fais des conneries, tout va nous péter à la figure.

— Mais non, regarde.

Je lui montrai patiemment comment ne pas prendre de risques inutiles. Les poudres, c’était mon domaine.

Une fois notre manipulation terminée, il revint à la charge :

— Tu ne devais pas me dire quelque chose ?

Même si j’étais préparé et déterminé à m’ouvrir à lui, mon estomac effectua un drôle de looping. L’espace d’un instant, j’hésitai à tout abandonner avant de me lancer.

— C’est au sujet de ta sœur.

Autant y aller franchement. Paulo m’avait appris qu’il ne servait à rien de tergiverser, même s’il n’employait pas ce genre de vocabulaire, qu’il fallait dire les choses clairement, tout de suite. Il se redressa interloqué.

— Comment ça, ma sœur ?

— Je la connais, enfin, je crois bien…

— Tu la connais ?

Il n’allait pas répéter chacun de mes mots, quand même ?

— Oui, je suis persuadé que c’est elle, la jolie jeune femme brune que j’ai vue deux fois en 46, au printemps, et dont je vous ai parlé à toi et Gérard. Je peux bien te l’avouer maintenant, c’est pour cela que je vous ai amenés au Caveau de la Huchette, tous les deux, dans l’espoir qu’elle y soit.

— Comment peux-tu être sûr que c’était elle ?

Les yeux écarquillés, il n’avait pas l’air de me croire.

— Je l’ai reconnue sur les clichés chez tes parents.

— Tu sais, ce ne sont que des photos.

— Non, il y a autre chose : le fait qu’elle t’ait parlé d’un gars qui dansait comme un manche à balai. Ce sont exactement les mots que j’ai prononcés quand elle a essayé de m’apprendre à me déhancher en rythme.

Il sembla réfléchir un instant, la mine un peu renfrognée, puis me demanda :

— Pourquoi est-ce que tu ne me l’as pas dit dès que tu as vu les photos chez mes parents ?

On y était. La question fatidique, celle que je redoutais et attendais à la fois. Une grande inspiration plus tard, je décidai de poursuivre sur ma lancée et de me montrer honnête.

— Simplement parce que j’avais peur de ta réaction, Jean-Paul…

— T’es vraiment con, me dit-il en riant et en me donnant un coup de poing dans l’épaule. Tu es mon meilleur ami ! Qui pourrais-je espérer de mieux que toi pour être le petit ami de ma sœur ?

Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que je n’intègre le contenu de ses paroles. D’un coup, tout mon corps se détendit. Il ne m’en voulait pas, au contraire, il approuvait ! Si je m’étais attendu à ça ! Dire que j’avais imaginé que ça risquait de mettre en péril ce projet de conquête spatiale française… Enfin, tout de même, « petit ami », il allait sans doute un peu vite.

— Attends, attends, Jean-Paul, on ne s’est vu que deux fois en tout et pour tout, et en tout bien, tout honneur.

— Il n’empêche qu’elle t’a tapé dans l’œil.

— Oui, peut-être…

Ben oui, j’en convenais. Elle était belle, joyeuse, intelligente, ne se laissait pas marcher sur les pieds — même par moi, quand j’essayais de danser — et avait une sacrée répartie. Mais quand même…

— J’imagine en plus que ce « gars » aussi lui plaisait bien, étant donné qu’elle a essayé de le revoir plusieurs fois. Alors si c’est toi…

Elle prenait vraiment un drôle de tour, cette conversation. On parlait tous les deux de sa sœur, quasiment comme si nous étions en couple, elle et moi, ce qui n’était pas le cas du tout.

Il plongea dans ses pensées. Je n’intervins pas, attendant qu’il en sorte de lui-même.

Quelques instants plus tard, d’un air décidé, il me demanda clairement :

— Robert, parle-moi franchement. Quelles sont tes intentions vis-à-vis de ma sœur ?

Voilà, on y était. Enfin, j’étais au pied du mur. Dans ces cas-là, autant se lancer, non ?

— Ta sœur me plait beaucoup, Jean-Paul, affirmai-je, mon cœur ratant un battement en prononçant ces mots.

— Bien…

Il prit quelques secondes supplémentaires de réflexion et conclut :

— Voilà ce qu’on va faire : quand on sera rentrés, je vais me débrouiller pour la contacter, et pour que vous vous retrouviez tous les deux, par mon intermédiaire. Je vous laisserai ensuite tous les deux.

— Tu es certain que c’est la bonne solution ?

— Je n’en vois pas d’autres…

Que pouvais-je dire à part acquiescer ? Il n’y avait plus qu’à patienter en croisant les doigts.

[1] Un des pionniers français de l’aviation, dont le nom a été donné à l’amphithéâtre de Supaéro.

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