Chapitre 4 : ... mais des retrouvailles
Simone disparut de nos conversations pendant une bonne semaine. Si j’y pensais souvent, je n’osais relancer le sujet, attendant que Jean-Paul fasse le premier pas. Enfin, un après-midi, ma patience fut récompensée. A la fin de notre cours de…., il me glissa à l’oreille, d’un ton ferme:
— Ce soir, tu ne prévois rien, tu viens avec moi.
Cette déclaration, qui n’appelait aucune discussion, me cloua le bec. Pourtant, ça ne me ressemblait pas de rester silencieux. Seul Paulo, dans ses moments de colère, arrivait à me faire taire. Était-ce le potentiel enjeu ? Sans doute.
Je passai les quelques heures nous séparant de la soirée à gamberger, d’autant plus que Jean-Paul avait disparu, me laissant seul avec mes ruminations. Qu’avait-il prévu ? Dans quel état d’esprit serait Simone ? Ne bafouillerais-je pas trop ?
Comme convenu, je retrouvai donc Jean-Paul, devant l’école à 19 h 30. Je m’étais vêtu sobrement d’un costume élégant sans être tape à l’œil. Il était sans doute un peu moins décontracté que lors des précédentes rencontres avec Simone au Caveau, mais pas guindé non plus. Ce rendez-vous était important pour moi, il fallait que ça se voie.
— La vache, siffla mon ami, tu t’es mis sur ton trente-et-un !
Mes joues s’empourprèrent. Rapidement, je jetai un œil sur mon accoutrement, qui me parut soudain excessivement classe. Mince, j'aurais du opter pour quelque chose de plus simple. Maintenant, il était sans doute trop tard pour me changer. Je me suis maudit !
— Mais non, je te fais marcher, Robert, tu es parfait. Je suis certain que ma sœur va apprécier que tu aies fait un effort vestimentaire pour elle.
— T’es con, fis-je en lui donnant un petit coup de poing sur l’épaule.
— Allez, viens, suis-moi.
Il ouvrit la marche et nous descendîmes dans la station Balard, la bouche de métro la plus proche de l’école.
Assis dans le wagon en deuxième classe, il me regarda, légèrement railleur :
— Tu as vraiment cru ce que je t’ai dit au sujet de ta tenue ?
— Ben oui, bien sûr ! me renfrognai-je.
— Désolé Robert, je ne voulais pas t’inquiéter, me dit-il, feignat d’être confus.
Je savais bien qu’au fond de lui, il était très content de son coup. Il me fit descendre à La Motte-Piquet-Grenelle pour passer sur la ligne 10 jusqu’à Mabillon. Nous allions donc du côté de Saint-Germain-des-Prés. Ce n’était finalement qu’à quelques centaines de mètres du fameux caveau dans lequel j’avais fait la rencontre de Simone.
Nous marchions silencieusement, moi, parce que la tension montait de plus en plus, lui, sans que j’en connaisse la raison. De toute façon, j’avais la gorge nouée et n’aurais pas été en état de soutenir une conversation. Mon Dieu, j’espérais vraiment ne pas demeurer muet comme une carpe devant elle.
Brusquement, il s’arrêta et je manquai de le percuter.
— Voilà, me dit-il, on y est, me désignant un petit restaurant
Pas un mot ne sortit de ma bouche, mais mon cœur se mit à battre plus fort. J’étais persuadé que quiconque se trouvait en ma présence aurait pu percevoir ses battements furieux contre ma cage thoracique.
— Un dernier truc, Robert, promets-moi une chose…
Allons bon, c’était quoi, ça encore ?
— Jure-moi d’être toujours franc et honnête avec elle, de ne jamais lui mentir en quoi que ce soit. Tu n’es pas obligé d’être amoureux d’elle, mais ne lui fais rien espérer que tu n’aies pas l’intention de lui donner. Je ne te le pardonnerai jamais.
Au moins, les choses étaient claires. Comme je n’avais aucune intention de jouer avec elle, lui répondre fut assez simple :
— Je ne sais pas ce qu’il va arriver, lui répliquai-je, très sérieux, mais je te promets de ne jamais lui mentir ni de lui donner de faux espoirs.
— Bien, fit-il, semblant tranquillisé. Allons-y alors.
Je le suivis dans le restaurant, il fallait baisser la tête pour passer l’entrée. L’intérieur était sombre, mais je la vis tout de suite qui patientait, assise, seule à une table.
Elle ne nous avait pas attendus et un verre de vin blanc à demi entamé trônait devant elle.
— Venez vite me rejoindre les garçons ! lança-t-elle dès qu’elle nous vit. Je suis là depuis un quart d’heure. J’ai commandé à boire. Que prenez-vous ?
Elle était charmante avec sa petite robe noire à pois blancs. Un bandeau avec les couleurs inversées ceignait sa belle chevelure brune. Je retrouvai avec délice son sourire… Ce sourire qui m’avait tant fait craquer. L’étincelle inexplicable au fond de ses yeux acheva de me faire tout oublier.
Elle semblait détendue, à l’aise, tout le contraire de moi dont l’estomac faisait des huit et le cœur des embardées. J’espérais que ce n’était qu’une façade pour elle, sinon, notre rencontre s’avèrerait pathétique...
Elle se leva et prit son frère dans ses bras. À ce moment-là, je remarquai qu’elle jouait nerveusement avec ses doigts. Cela me rassura un peu. Elle n’était finalement pas si à l’aise que cela.
Libérant Jean-Paul, elle se tourna vers moi et me tendit une main, que je serrai doucement en plongeant mon regard dans le sien. On aurait sans doute pu rester des heures comme cela. Elle finit cependant par briser le silence :
— Contente de vous… de te… de vous revoir, Robert.
— Moi de même, Simone, balbutiai-je, heureux de ne pas avoir eu à choisir entre vouvoiement et tutoiement.
Je relâchai finalement sa main en notant au passage que sa paume était chaude et qu’elle avait de très jolis doigts.
— Qu’est-ce qu’il vous arrive à tous les deux ? Je ne vous ai jamais vus empotés à ce point ! s’exclama Jean-Paul.
Il avait vraiment le chic pour arranger la situation, lui. Si nous étions encore plus gênés par sa remarque, je savais qu’il avait raison. J’étais d’habitude plutôt enjoué et bavard, là, je me trouvai comme pétrifié et paralysé par l’enjeu. L’enjeu de quoi, je n’en avais aucune idée, mais je sentis qu’il y en avait un.
Jean-Paul nous prit chacun par un coude et nous poussa vers la table. Une fois installés, moi en tête à tête avec Simone et lui sur le côté, il héla un serveur pour commander des boissons.
Je me souviens n’avoir eu qu’une hâte à cet instant, c’était qu’il s’en aille, qu’il nous laisse seuls, avec notre gêne, notre timidité, mais sans lui. Sans doute tendu à cause de l’enjeu, il parlait trop fort et riait aux éclats de façon absolument pas naturelle. C’est bien simple, ni Simone ni moi ne pouvions placer un mot. Il eut heureusement le tact de ne pas s’incruster trop longtemps et de nous quitter dès sa bière vidée.
— Bon, je vous abandonne tous les deux, mais soyez sages, fit-il avec un clin d’œil appuyé avant de nous laisser.
Après son départ, un silence un peu gêné s’installa quelques secondes avant que Simone ne le rompe :
— Eh ben, je ne l’ai jamais connu aussi excité et volubile, mon frère…
— Moi non plus, renchéris-je. D’habitude, il est assez discret, mais là, je ne sais pas ce qui lui arrive.
— L’excitation de jouer les entremetteurs, peut-être ?
Je penchai plutôt pour une nervosité justifiée devant une situation assez particulière. Voir son meilleur ami fréquenter sa sœur avait, à mon sens, de quoi perturber.
— Peut-être, ou les chaperons ? ajoutai-je, ne voulant pas commencer par la contredire tout de suite.
À vrai dire, je ne savais pas comment débuter la discussion. Heureusement, sans doute plus dégourdie que moi, elle prit les choses en main :
— Alors, il semble qu’on se soit cherché mutuellement, en vain, jusqu’à maintenant ? Tu n’es pas retourné au Caveau après qu’on s’y soit vus ?
D’accord, donc on était partis pour se tutoyer… C’était finalement plus simple, plus direct et surtout moins formel que le vouvoiement. Comment lui expliquer que durant toute une année scolaire, elle m’était sortie de la tête ? Elle ne m’en laissa pas l’occasion, continuant à mener nos échanges :
— T’en fais pas, je sais par Jean-Paul que vous avez été bien occupés l’année dernière. Lui aussi a été très studieux.
— Oui, les cours ont été extrêmement prenants, confirmai-je. Ça va un peu mieux cette année. C’est pour cela que j’y suis retourné avec ton frère et notre ami Gérard. J’espérais t’y revoir…
J’avais réussi à m’en sortir de justesse. Décidé à reprendre la main sur nos échanges, je ne pouvais pas me contenter de répondre bêtement à ses questions, je renchéris :
— Alors comme ça, en parlant de moi, tu as dit à Jean-Paul « intéressant et plutôt beau gosse » ?
Ma respiration s’arrêta brusquement. Pourquoi avais-je sorti un truc pareil ? Maintenant, je devais donner l’impression du goujat sûr de lui. Je me retins de ne pas mettre la main devant ma bouche pour essayer de rattraper les mots, mais c’était trop tard. Je les avais bel et bien prononcés. Quel abruti !
Elle me fit un grand sourire.
— Tout à fait, oui, j’assume mes propos, Robert, m’affirma-t-elle, légèrement railleuse. Tu es effectivement plutôt beau gosse, assez grand, de belles épaules, un sourire qui doit faire craquer toutes les minettes. En outre, je me souviens de nos conversations qui étaient tout sauf futiles, donc je maintiens aussi le « intéressant ».
Un sourire s’épanouit sur mes lèvres. Je m’en sortais bien sur ce coup-là. Quelle chance ! Toutefois, elle ne me laissa pas le temps de remettre de ma « presque » boulette.
— Et toi, pas trop déçu de retrouver cette « jolie jeune femme brune » dont tu as parlé à Jean-Paul ?
Ah, il lui avait tout dit. Visiblement, il ne cachait rien à sa sœur. Elle devait donc tout savoir, y compris l’épisode patin à glace sur le lac du Jardin d’acclimatation de l’hiver 46-47.
— Absolument pas ! Tu es rayonnante, Simone.
Elle irradiait littéralement, noyant le reste de la salle dans l’obscurité. Enfin, moi, je ne voyais qu’elle.
— Je me rappelle aussi que nous avons eu des discussions passionnées, autant que nous le permettait la musique ambiante.
— Oui, parce que la danse, ce n’était pas ton fort, non ?
— Non, pas vraiment, j’étais et je suis toujours un parfait « manche à balai »…
Nous partîmes tous les deux d’un grand éclat de rire. La glace était rompue. Les questions d’ordre de la vie professionnelle, ou étudiante étant souvent un bon moyen de faire connaissance, j’attaquai par là :
— Si je me souviens bien, ta discipline, c’est la physique ? L’activité radio…
— Presque, la radioactivité. Un peu comme Pierre et Marie Curie, tu vois qui c’est ?
— Ceux qui ont découvert le Radium ?
J’espérais bien l’épater un peu par quelques notions dans le domaine.
— Oui, enfin, c’est Marie Curie qui l’a isolé, mais comme la France est un pays où les hommes dirigent tout, on a attribué cette découverte au couple.
Ses joues rougirent sous la passion qu’elle mettait dans ses mots. J’ai bien senti que c’était un sujet sensible. Qu’un homme puisse récupérer le travail de sa femme, cela lui semblait insupportable. Elle avait sans doute été « contaminée », comme on dit, par les idées des suffragettes. Pour notre première rencontre officielle, il valait mieux éviter les sujets polémiques. Autant revenir sur le volet technique.
— Et tu en fais quoi, de cette radioactivité ?
— D’elle-même, pas grand-chose, ce n’est que la conséquence de l’instabilité des noyaux de certains atomes qui se désintègrent en émettant des rayonnements radioactifs.
— Oh, donc ce qui t’intéresse, ce sont ces désintégrations ?
Elle savait exprimer, avec des mots relativement simples, des notions assez complexes. Ou peut-être mes études scientifiques me permettaient-elles de comprendre ce qu’elle m’expliquait ?
— Oui, exactement. Ces désintégrations produisent beaucoup d’énergie et que nous essayons d’utiliser.
— c'est ce que les Américains ont mis en œuvre pour les bombes qu'ils ont faites exploser au-dessus du Japon ?
— Tout à fait. Mais ce qui m’intéresse le plus, moi, ce sont les applications civiles potentielles qu’il pourrait y avoir de toute cette énergie. Un gramme d’uranium 235 en produit autant que plusieurs tonnes de charbon. Tu sais, c’est une source quasiment inépuisable.
— C’est fou, ça !
À n’en pas douter, ce serait l’énergie de l’avenir ! Simone était si belle quand elle était passionnée.
Soudainement elle s’interrompit et me demanda, un peu inquiète :
— Je t’ennuie peut-être avec mes histoires d’atomes ?
— Pas du tout, ton enthousiasme te rend radieuse et passion irradie.
Mes mots la firent taire et rougir. Mince ! Est-ce que je n’étais pas allé trop loin ? Un petit sourire naissant au coin de sa bouche me rassura. Elle semblait avoir apprécié. Elle brisa rapidement le silence qui menaçait de s’installer en continuant son explication :
— Le plus difficile, c’est de récupérer cette énergie pour la transformer en chaleur, puis cette dernière en électricité.
Nous aurions pu échanger durant des heures sur ce sujet. Je crus l’écouter la bouche grande ouverte, comme pour capter ses mots et les enregistrer tout au fond de moi.
À son tour, elle m’interrogea sur moi et mes études, même si, par son frère, elle avait déjà appris pas mal de choses me concernant. Elle se passionna pour mes anecdotes au sujet de la Résistance et rit beaucoup quand je lui parlai de Paulo et de son sale caractère.
Elle me questionna aussi sur mes projets pour la suite, sachant que j’étais en train d’effectuer la dernière année d’école. Je dus me mordre les lèvres pour ne pas me laisser aller aux confidences et raconter mon entrevue avec les différents ministres, la mission dont j’allais, normalement, être chargé dès l’été 1948. Felix Gouin avait été très clair à ce sujet : pas un mot à qui que ce soit. C’était trop tôt, beaucoup trop tôt. Son successeur, vu en septembre 1947 l’avait confirmé.
Le reste de la soirée se poursuivit du mieux possible et le serveur fut contraint de nous mettre dehors à la fermeture du restaurant. Nos échanges passionnés nous firent perdre toute notion du temps. On se sentait bien tous les deux, pas de séduction, pas de jeu amoureux, juste le plaisir d’être ensemble et de discuter, en toute simplicité.
Une fois sortis sur le trottoir, elle regarda furtivement sa montre et s’exclama :
— Oh ! Il faut que je me dépêche ! Je risque de ne pas pouvoir rentrer à la cité universitaire, s’exclama-t-elle.
— Je vais t’accompagner, lui proposai-je.
— C’est gentil, merci, fit-elle en glissant son bras sous le mien.
Nous marchâmes ainsi, bras dessus bras dessous, jusqu’à la station Saint-Germain-des-Prés. Nous eûmes de la chance, une rame passa lors de notre arrivée sur le quai. Nous y restâmes jusqu’au terminus à la porte d’Orléans.
Elle reprit mon bras en sortant de la bouche du métro, jusqu’à l’entrée de la Cité universitaire internationale. Je n’avais pas eu l’occasion de l’interroger sur sa présence dans cet endroit, sacrément sélectif pour les étudiants français.
Elle devait être dans ma tête parce qu’elle me répondit :
— J’ai eu de la chance. Il y a encore peu d’étudiants étrangers et la cité est en plein travaux de rénovation. Le Commissariat à l’Énergie Atomique[1] a signé une convention avec la Cité Universitaire[2]. Comme mon directeur de thèse est aussi le patron du CEA, ça m’a bien aidé.
— Une thèse ? La vache, je suis impressionné !
Je n’avais pas réalisé qu’elle en était à ce niveau d’étude. Je pense qu’en 1947, les femmes faisant une thèse de doctorat, surtout dans un domaine scientifique aussi pointu, devaient, au mieux, se compter sur les doigts d’une seule main.
— Pas tant que moi avec tes deux diplômes d’ingénieur et bientôt un troisième, Robert ! me rétorqua-t-elle du tac au tac.
Le gardien de la cité nous trouva là, en train de rire devant le portillon fermé à cette heure-ci.
Simone s’approcha de moi et m’embrassa sur la joue, d’un baiser tout doux, mais très tendre également. Sa bouche glissa jusqu’à la commissure de mes lèves et elle murmura :
— Bonne nuit, Robert, et à très vite.
— Bonne nuit, Simone, dors bien.
Je ne le savais pas encore, mais ma vie venait de prendre un tournant extraordinaire. Tout avait été à la fois si évident et si naturel avec elle au restaurant, puis en marchant à ses côtés. Exactement comme si l’on s’était toujours connus et simplement retrouvés.
Sur le trajet de retour jusqu’à la Cité de l’air, je sifflotais, assis sur un petit nuage. Je crois bien que ce fut un des plus beaux soirs de ma vie. C’était précisément cela, je ne venais pas de vivre une rencontre, mais des retrouvailles.
[1] Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) est créé le 18 octobre 1945 par Charles de Gaulle avec à sa tête Frédéric Joliot-Curie (haut-commissaire à l’Énergie atomique) et Raoul Dautry (administrateur général). Cet organisme est destiné à poursuivre des recherches scientifiques et techniques en vue de l’utilisation de l’énergie nucléaire dans les domaines de la science (notamment les applications médicales), de l’industrie (électricité) et de la défense nationale. Cette entité est placée sous l’autorité directe de la présidence du Conseil, ses finances ne faisant l’objet que d’un contrôle a posteriori par le ministère des Finances.
[2] La Cité internationale universitaire de Paris (CiuP) est une fondation qui, au sein de ses 40 maisons parisiennes, accueille près de 6 000 étudiants, chercheurs, artistes et sportifs de haut niveau du monde entier. Elle est située dans le sud du 14e arrondissement, dans le quadrilatère de 34 hectares que délimitent le boulevard périphérique et le boulevard Jourdan, entre la porte de Gentilly et la porte d'Orléans.
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