Chapitre 5 : ...de façon très joyeuse.
L’année scolaire se poursuivit début 1948 à Supaéro avec des cours qui me passionnaient toujours autant. Il me restait moins de six mois avant de retrouver le ministre – quel qu’il soit à ce moment-là – afin de caler avec lui la constitution finale de mon équipe. Mes réflexions se prolongeaient en ce sens et j’avais même contacté un ancien collègue de l’ICPI, embauché sur un poste qui ne l’enchantait pas. Il m’avait confirmé qu’il serait disponible à l’été, sans même savoir pour quel emploi.
En dehors des cours, nous essayions, Simone et moi, de dégager des moments pour nous retrouver le plus possible. Ce n’était pas simple. Ce fameux « atome » constituait un rude concurrent. Elle avait régulièrement des opérations qui duraient longtemps, lui prenant ses soirées, ses nuits, voire ses week-ends. Elle ne m’en disait rien et j’avais vite compris que son travail, comme le mien, devait rester secret.
Jean-Paul fut déçu quand il me proposa de retourner faire du patin à glace. En effet, je déclinai parce que sa sœur était disponible au même moment. Mon choix avait été simple. Néanmoins, il avait rapidement appréhendé que, malgré mon indéfectible amitié pour lui, je préférais passer mon temps libre avec Simone. Il avait aussi bien enregistré que le patinage n’était vraiment pas ma tasse de thé. Je la retrouvais parfois, juste pour une heure ou deux, presque comme des instants volés sur nos deux vies bien remplies et nous marchions dans Paris, bras dessus bras dessous, parlant sans discontinuer.
Nous avions essayé de maintenir le rituel de nous rejoindre, une fois toutes les deux semaines, sauf exception, pour dîner dans un petit bistrot. Chacun à notre tour, nous devions trouver un lieu original. Pour l’époque, c’était assez audacieux de la part de Simone d’oser réserver un restaurant toute seule, mais elle n’avait peur de rien. Elle dut toutefois, au moins une fois, se faire passer pour ma secrétaire afin de retenir une table.
Lors de ces rencontres, nous n'avons pas cherché à nous séduire, ni à nous présenter sur le plus beau jour. Nous nous sommes simplement dévoilés de plus en plus, l’un à l’autre. J’étais vraiment intéressé par la découverte progressive de qui elle était et Simone aimait m’écouter parler de moi, de mes rêves, de ce que j’avais vécu.
Petit à petit, nos baisers devinrent plus qu’amicaux et nos doigts s’entrelacèrent très souvent, comme s’ils se caressaient. L’attirance réciproque était bien présente. Un soir, alors que nous nous dirigions vers sa cité universitaire, son bras sous le mien, serrés l’un contre l’autre dans la nuit froide de ce début de printemps 1948, elle s’arrêta brusquement.
Je me tournai vers elle et là, sans comprendre ce qui m’arrivait, ma bouche se posa sur la sienne pour le plus tendre des baisers que j’aie jamais connu.
Au bout de quelques secondes — minutes, heures ? J’avais perdu toute notion du temps — je me décollai de ses lèvres et bafouillai :
— Je suis désolé, Simone, je ne sais pas ce qu’il m’a pris.
Elle me regarda avec un petit sourire et me répondit :
— Moi, je sais, Robert et j’ai ressenti la même chose. Allez, viens, raccompagne-moi avant que nous fassions d’autres bêtises.
Elle remit son bras sous le mien et j’avais l’impression qu’elle ne marchait plus, mais qu’elle gambadait, qu’elle sautillait.
On était le 25 mars 1948, il devait être autour de 22 h 30, quelques jours avant Pâques, mais c’était Noël après l’heure pour moi. J’ai cru que mon cœur allait exploser de bonheur. Je l’avais fait ! J’avais osé l’embrasser ! Visiblement, elle en était tout à fait satisfaite et heureuse.
Arrivés devant le portillon de la Cité Universitaire, on s’est tendrement enlacés, blottis dans les bras l’un de l’autre, au milieu du trottoir. Le reste du monde n’existait pas. Nous étions seuls tous les deux.
La scolarité se poursuivait, avec un accent particulier sur mes deux options d'études. La première faisait la part belle à l’aérodynamique, mais aussi aux calculs de structures des avions, que je comptais extrapoler à celles des fusées. Dans cette option, le cours dispensait de solides notions sur les propulsions à poudres des missiles. Là, j’étais dans mon élément, avec tous les essais que j’avais pu faire les week-ends à l’ENSTA. Je voyais enfin l’application directe de mes connaissances sur les combustions lentes et rapides ainsi que sur les couples combustible/comburant.
L’autre enseignement de spécialisation, sur les propulseurs, m’intéressait nettement moins, ne voyant pas le lien avec mon futur poste. Toutefois, il y eut certains cours, notamment sur les turbo-réacteurs et plus encore sur les moteurs de missiles – forcément - qui me passionnèrent.
J’avais de la chance, Jean-Paul, qui, dans mon esprit allait être mon second, avait choisi la seconde option sur les Équipements et l’Électronique. Il devint très vite un champion de l’instrumentation embarquée et il tenta même plusieurs fois de m’expliciter le fonctionnement du gyroscope dans un avion. J’avoue que j’avais compris les grands principes, mais que j’étais incapable de l’expliquer à mon tour. Indépendamment de notre complémentarité concernant nos spécialisations, notre amitié se renforçait. Je suppose que la relation que je nouais avec sa sœur n’y était pas totalement étrangère. Pourtant, ni lui ni moi ne parlions d’elle quand nous étions ensemble.
La formation de ma future équipe se précisait de plus en plus dans ma tête. Paulo en ferait également partie. Saoul ou pas, je le lui avais promis. Jean-Paul serait mon second, même si je savais qu’il n’avait qu’une idée en tête : retourner dans sa Champagne natale. Tout dépendrait donc de l’emplacement géographique de cette future équipe. Je devais me caler rapidement avec le ministre sur le sujet. Celui-ci, avec la valse des gouvernements de la quatrième République, avait, à nouveau, changé deux fois depuis mon entrevue rue de Brienne de septembre 1947. J’espérais vivement que la continuité serait assurée, au moins dans ce domaine de la conquête spatiale française.
Je pris donc ma plus belle plume et lui écrivis, en insistant notamment sur le lieu de travail à venir. Je profitai de l’occasion pour le rassurer sur mes résultats scolaires et le fait que je n’avais aucun doute sur ma sortie de l’école à l’un des premiers rangs. La réponse de son directeur de cabinet, qui lui n’avait pas bougé depuis longtemps, ne tarda pas : le projet était bien maintenu, nous irions à Vernon, dans l’Eure, le temps de mettre la première fusée au point, puis nous déménagerions à Suippes, la base militaire juste à côté du domicile des parents de mon ami. J’avais aussi l’accord du ministère pour commencer l’approche de mes futurs collaborateurs, tout en étant conscient, comme il me l’avait bien été rappelé dans ce courrier, que la validation définitive de la composition resterait rue de Brienne.
Suippes en destination finale, cela ne pouvait mieux tomber pour mon ami. Il me sauta au cou quand je lui fis cette proposition, en restant volontairement assez flou, alors que nous n’étions que tous les deux. C’était donc dans la poche concernant Jean-Paul ! Le cabinet du ministre me confirma aussi la présence d'ingénieurs allemands. Il s'était assuré de leur absence de collaboration passée avec les nazis. Cela compliquerait sans doute un peu moins ma tâche pour leur intégration…
Avec Simone, nous nous vîmes quelques fois supplémentaires au deuxième trimestre 1948. Cependant, cela s’arrêta en juin puisqu’elle devait participer au suivi de la production d’eau lourde nécessaire au fonctionnement d’une pile nucléaire. Je passai donc le dernier mois d’école sans elle, nos échanges se limitant à de la correspondance. Celle-ci évoluait néanmoins vers une forme de plus en plus enflammée. Dans un de ces courriers, elle prit aussi le temps de me remercier pour son frère, même si elle avait bien compris que ma proposition n’avait aucun rapport avec notre relation à tous les deux.
Alors que nous arrivions mi-juin, je réalisai qu’il devenait urgent d’avancer sur la composition de l’équipe. Il me restait en particulier à convaincre Paulo de venir travailler avec moi, au-dessus de Lyon, dans le nord pour lui. J’en fis mon affaire à l’occasion d’un week-end annonéen un peu arrosé. Au moment où nous sortions du bar pour regagner nos domiciles respectifs, je me lançai :
— Tu t’souviens ce que je t’avais dit Paulo ?
— Beaucoup de choses, Robert… Que t’avais besoin que je protège tes miches ? Non, ça tu ne me l’as pas dit, mais je le sais, me répondit-il dans un grand éclat de rire, en manquant de tomber par terre tellement il était hilare.
Heureusement que j’avais un peu trop bu, moi aussi, sinon, j’aurais pu me vexer. Non, je savais qu’il ne fallait jamais prendre mal ce qu’il disait, Paulo. Puis, il les avait effectivement «protégées » plusieurs fois, mes miches, durant nos années de Résistance.
— C’est pas ça, andouille ! Est-ce que tu as du boulot en ce moment ?
— Non, je crois que je suis grillé dans le coin, plus personne ne veut m’embaucher. Je suis sûr que celui que j’ai accroché aux les porte-manteaux a passé le mot.
En effet, qui aurait envie de donner du travail à un grand escogriffe capable de partir avec la porte du bureau du patron ?
— Tu ne te souviens pas que je t’ai dit qu’on ne se quitterait jamais, Paulo ? Que moi non plus, je ne te laisserais jamais tomber ?
— Si, si, c’est vrai, mon pote Robert, à la vie, à la mort ! s’égosilla-t-il en s’affalant dans mes bras.
La vache, il était lourd, l’animal. Le remettant debout sur ses jambes, je me dis qu’il m’aurait quand même vexé de ne pas se le rappeler…
— J’ai un poste pour toi, Paulo.
— Toi, t’as du boulot pour moi ? T’es devenu patron maintenant ? J’croyais que tu étais encore étudiant… Remarque, à ton âge, il était temps de te mettre à bosser, éclata-t-il de rire. Tu ne vas pas étudier jusqu’à la retraite, tout de même.
— T’es vraiment con ! On peut parler sérieusement deux minutes ?
— C’est pas sûr, tu sais comment c’est quand j’suis bourré.
En effet, ce n’était pas la meilleure occasion, mais y en aurait-il une autre bientôt ? Nos rencontres lors des week-ends à Annonay finissaient immanquablement de cette manière. À croire que nous avions des choses à oublier ensemble, des moments comme ces pelotons d’exécution auxquels nous avions dû participer tous les deux, après la libération de notre ville. À moins que ça ne soit quand notre maquis avait été découvert par les nazis et avait fini copieusement pilonné, laissant la moitié de nos camarades sur le carreau. Tout cela expliquait sans doute ces multiples ébriétés lors de nos retrouvailless.
— Écoute, Paulo, là, je suis très sérieux.
— Mes oreilles sont grandes ouvertes, me dit-il avec un immense sourire.
L’instant était important, je savais sa présence à mes côtés nécessaire et même indispensable.
— Pour le moment, c’est un secret, tu n’en parles à personne, hein ?
— Croix de bois, croix de fer, si je mens… fit-il en crachant sur mes chaussures.
— Tu aurais pu mieux viser, m’agaçai-je. Bon, on s’en fout !
— Allez, accouche Robert, t’es chiant à tourner autour du chapeau.
Je sais, on dit « du pot », mais Paulo avait une façon bien à lui de déformer les expressions populaires.
— J’ai été chargé par le ministère de la Défense nationale d’un projet dans lequel je te propose de venir.
— Le ministère de la Défense ? Mais on n’est plus en guerre, là ?
— Je ne sais pas pourquoi c’est lui qui s’en occupe, mais dans le cas présent, il ne s’agit absolument pas de guerre ni de combat. Nous devons envoyer la France dans les étoiles, enfin, dans l’espace.
— Mince alors, ça fait du monde à envoyer en l’air, s’écroula-t-il de rire.
— T’es vraiment chiant, Paulo, pas moyen de parler sérieusement avec toi.
— Ok, ok, je t’écoute avec la plus grande tension, me fit-il avec un clin d’œil.
Même en essayant d’être sérieux, il n’y arrivait pas…
— J’ai été chargé de constituer une équipe pour lancer la France dans la conquête spatiale. Ça se passera à Vernon dans l’Eure et j’ai besoin de toi, Paulo.
— Ah ben si tu as besoin de moi, je serai là. Tu sais bien que tu peux toujours compter sur moi.
— Merci Paulo ! lui répondis-je en le prenant dans mes bras.
Voilà, Paulo, c’était réglé aussi.
Une semaine avant la fin des cours, je reçus un télégramme du ministère des Forces Armées – il avait encore changé de nom – me disant que le rendez-vous était avancé au dimanche 1er août 1948. Les choses s’accéléraient, semblait-il. Je tâtais donc le terrain également auprès de quelques camarades avec qui je m’entendais bien, dont Gérard, l’autre membre de notre « trio du Caveau de la Huchette ». Évidemment, je n’allais pas choisir ceux qui m’insupportaient. On ne va pas se mentir, il y en avait quand même quelques-uns. En particulier un certain Maurice P, fils de je ne sais quel député ou ministre, qui racontait à tous qu’il allait décrocher un poste dans un cabinet dès sa sortie parce qu’il connaissait untel ou untel. Personne ne l’aimait, en fait. Dans toutes les grandes écoles, chaque promotion n’a-t-elle pas un Maurice P. dans ses rangs ?
L’année s’acheva en apothéose pour nous avec une pièce de théâtre, écrite collectivement par tous les élèves de dernière année, qui fut jouée dans l’amphithéâtre de Supaéro devant parents et amis. J’avais décroché l’autorisation de l’Ingénieur Général pour réaliser quelques effets spéciaux de mon cru comprenant des explosions, des flammes (inoffensives pour les acteurs bien sûr) et des fumées colorées. Nous avions tous bien ri et le public aussi. Que demander de plus ? La représentation s’était terminée par le refrain que tous les étudiants connaissaient par cœur : « La Chouette[1] guide toujours plus haut, les trois promos de Supaéro », repris par toute la salle à la fin. Sans vouloir rivaliser avec la pureté d’écriture de mon frère, Marc, cette comédie obtint un certain succès et eut même quelques articles pas trop mauvais dans quelques journaux parisiens. Un des critiques avait toutefois trouvé mes effets spéciaux « superflus, incroyablement déplacés et troublants pour la compréhension de la qualité intrinsèque des dialogues », excusez du peu…
Quelques copains, qui avaient monté un groupe de jazz style New Orléans, nous firent danser jusqu’au bout de la nuit. Nos études se terminèrent ainsi de façon très joyeuse.
[1] La Chouette est l’emblème de l’Ecole Supérieure d’Aéronautique (dite SupAéro) depuis sa fondation, par le Colonel Jean-Baptiste Roche. C’est lui qui en a choisi l’emblème. Il s’agissait dans son esprit de la chouette chevêche, symbole de la connaissance, oiseau sage et savant de petite taille à l’aspect rond et trapu. Cette chouette figure d’ailleurs sur la plaque commémorative du Colonel Roche en salle d’honneur de la mairie d’Eyguières, sa ville de naissance. (source Hisis).
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