Chapitre 6 : seul l'avenir nous le dirait

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Les vacances d’été arrivèrent, et, avec elles, le retour dans ma famille en Ardèche. À ma grande tristesse, ces deux mois se dérouleraient sans voir Simone, rentrée elle aussi chez ses parents avec son frère. Je crois que durant cette séparation, je lui écrivis tous les jours ou presque. Au fur et à mesure, mes mots devenaient de plus en plus chargés de tendresse. Notre correspondance me fit prendre conscience que nous devions officialiser les choses. Nous ne pouvions plus rester dans l’ombre. Notre amour devait éclater au grand jour. Nous fiancer me paraissait une bonne idée. Je me fis la promesse, courant juillet, de lui en parler à notre retour à Paris. Si elle approuvait, j’irais alors demander sa main à ses parents, à Suippes, dès que possible. Mon cœur se serra à cette idée, dans un mélange d’exaltation et d’inquiétude. Et si elle me disait non ? Je ne m’en remettrais pas. Il m’était impossible d’imaginer faire ma vie avec quelqu’un d’autre.

Un matin de la deuxième semaine, alors que je m’étais levé tard après une soirée encore bien arrosée, je buvais mon café dans la cuisine. Ma mère, qui lisait dans le salon, me rejoignit.

— Alors mon Robert, comment ça se passe quand tu es à Paris ? Tu ne travailles pas trop au moins ? Tu as le temps de t’amuser ?

Elle semblait inquiète tout d’un coup, comme si elle avait détecté un changement en moi.

— Oui, Maman, la rassurai-je, ne t’en fais pas. Tout va bien, je crois que je ne pourrais pas être plus heureux…

Je ne lui avais rien dit, mais je pense que les mères sentent ce genre de choses. Je me souvenais d’elle, enfant, comme d’une femme aimante, bien qu’un peu distante. Notre seule complicité, en réalité, résidait dans notre passion commune pour les étoiles. C’est elle qui m’avait appris le nom des astres et constellations. En-dehors de nuits passées à observer le ciel, nos conversations se résumaient à des échanges laconiques, très éloignés de toute forme d’intimité émotionnelle. C’est pourquoi sa réaction me surprit :

— Oh, il y a une femme, là-dessous.

— Maman, enfin !

Je ne me sentais absolument pas prêt à parler de cela avec elle !

— Allez, ne raconte pas de carabistouilles, mon grand, je sais ce que tes mots et ton attitude signifient, me fit-elle avec un sourire attendri. La seule fois où j’ai vu autant briller tes yeux, c’est quand tu es venu me dire que tu avais découvert une nouvelle étoile et là, il fait jour.

Je me souvenais très bien de ce moment. En effet, je ressentais quelque chose s’en rapprochant. Un mélange d’excitation, de joie et de peur. La sensation que quelque chose de plus grand existait. Quelque chose qui me dépassait entièrement.

— Oui, il y a bien une femme…

— Je le savais ! Comment s’appelle-t-elle ? Que fait-elle ?

L’enthousiasme de ma mère… L’enthousiasme de ma mère, à l’époque, n’était pas chose commune. Les parents se montraient, en général, prudents avec les amours de leurs enfants. Pas elle. Au contraire, elle semblait privilégier notre indépendance et notre autonomie.

— Elle s’appelle Simone et elle fait de la recherche en physique.

— Oh, une femme indépendante ?

Oui, en effet, une femme libre, autant qu’on pouvait l’être durant cette après-guerre qui venait tout juste de leur accorder le droit de vote. Je pense qu’elle avait reconnu en Simone, celle qu’elle aurait sans doute rêvée d’être. La profession d’institutrice témoignait d’un certain niveau d’émancipation, même si celle-ci comptabilisait une bonne moitié de femmes dans le premier degré. La féminisation du métier avait été accélérée dès la Première Guerre mondiale.

— Tu as une photo d’elle ? me demanda-t-elle en me tirant de mes réflexions.

J’en avais une que je gardais précieusement dans mon portefeuille. J’allai la chercher et la posai sur la table.

— Oh, mais elle est très jolie ! Je comprends pourquoi elle t’a plu, mon grand. Elle a un très beau sourire et un petit quelque chose dans le regard.

J’étais aux anges ! Elle plaisait à ma mère !

— Fais attention à toi, quand même, Robert. Je perçois sur cette photo que c’est une femme forte, cette Simone. Je serais surprise qu’elle accepte de se cantonner aux fourneaux.

Elle-même, autant que je m’en souvenais, n’avait jamais pu se limiter aux tâches ménagères. Même si notre père rentrait tard du travail, il ne manquait pas de prendre sa part dans l’entretien du domicile et dans la gestion de ses deux fils. Il me semble que cela avait toujours été comme ça. Je réalise maintenant qu’un tel rapport homme/femme était précurseur.

— Elle voudra avoir une existence à elle. Es-tu prêt à cela ? renchérit-elle.

À ces mots, je fus pris d’une sorte de vertige. Je n’avais absolument pas pensé à ça ! Quelle pourrait être notre vie future ? De quoi avais-je envie comme relation ? Je ne m’étais jamais posé la question avant cet instant. Je me doutais que Simone ne serait pas une femme qui se contenterait d’entretenir un foyer. Mais étais-je prêt à cela ? Il faudrait qu’on parle de tout ça, elle et moi, que les choses soient claires avant de nous lancer dans quoi que ce soit.

Puis soudain, je me rappelai que je ne lui avais encore rien dit. Et si tout cela n’était que du vent ? Si elle me disait non…

— Tu as le temps pour toutes ces interrogations, Robert, me rassura ma mère, comme si elle avait entendu le brouhaha qui remplissait mon crâne. Vous n’allez pas vous marier demain non plus.

Il n’y avait pas d’urgence en effet, mais j’allais devoir lui parler vite, au moins pour savoir quelles étaient ses intentions.

Quelques jours à peine après cette conversation, je reçus une lettre de la part des parents de Simone, qui m’invitaient à Suippes. Je vis là l’occasion d’anticiper un peu la discussion qui s’imposait, entre Simone et moi. Je répondis donc positivement à leur courrier, espérant que je pourrais combiner ce déplacement avec mon entrevue. J’étais un peu inquiet parce que les différents gouvernements ne restaient en place que quelques mois. Le 19 juillet, le gouvernement Schuman tomba et un nouveau se forma le 26, présidé par André Marie. J’espérais que les directeurs de cabinet et conseillers ne changeaient pas trop, qu’une personne, au moins, se souviendrait de qui j’étais et de ce qu’on avait décidé de me confier.

Finalement, en accord avec les parents de Simone, ma venue à Suippes fut fixée pour début août. J’irai donc directement en partant de la capitale, après mon rendez-vous ministériel. C’est ce que je lui écrivis, escomptant que ma lettre arriverait à Suippes avant moi.

— Ne t’en fais pas, mon grand, je suis certain que tout va bien se passer, me rassura ma maman quand je quittai Annonay.

Je laissai donc mon Ardèche, avec la confiance de ma mère dans le fait que tout allait bien se dérouler pour moi, aussi bien avec le ministre qu’avec Simone et sa famille.

J’arrivai à Paris avec cinq noms à proposer. Tout d’abord, Jean-Paul, mon ami, que je voyais comme mon adjoint. Ensuite venait Paulo, mon pote de la résistance, un as de la bricole qui me suivrait au bout du monde. Puis arrivaient Gérard, un brillant élève de Supaéro, le major de la promo, le meilleur en aéraulique ainsi qu’en calculs de structures, Jules, un camarade de l’ENSTA, magistral dans la maîtrise des carburants et explosifs et enfin Georges, un chimiste exceptionnel avec qui j’avais suivi trois années à l’ICPI avant la guerre.

Fort de cette liste, je me présentais donc, le premier août 1948, à l’hôtel de Brienne.

— Ah, mon petit Robert, me dit le ministre en m’accueillant.

Décidément, encore « mon petit Robert »... Ils devaient se transmettre le mot lors des passations de pouvoir…pourtant, il n’était en poste que depuis quelques jours.

— Bonjour, Monsieur le Ministre.

— Vous avez été résistant, FTP, m’a-t-on dit ?

— Oui, Monsieur le Ministre.

Avec lui, moins d’inquiétude, il était radical, comme celui que j’avais rencontré un an plus tôt, et pragmatique. Il devait être un peu moins « allergique » aux communistes que les ministres MRP. Nous nous sommes rapidement très bien entendus, parlant de la résistance, de la ville d’Annonay dont il connaissait la libération anticipée. Son directeur de cabinet, sans doute présent pour assurer le suivi du projet, ne disait rien, assis dans un coin du bureau. Il était le seul qui n’avait pas changé depuis mon premier entretien rue de Brienne deux ans plus tôt. Au moment où nous devions aborder la composition de l’équipe, le ministre me laissa la parole :

— C’est une équipe pluridisciplinaire que je vous propose, Monsieur le Ministre.

Assez rapidement, son directeur de cabinet vint lui murmurer un mot à l’oreille.

— Intéressant, mais dites-moi, cette fusée, aura-t-elle un pilote à bord ?

— Pas dans un premier temps, Monsieur le Ministre, non.

— Pourquoi avoir donc inclus un pilote, alors ?

Où voulait-il en venir ? Je ne comprenais pas ses questions… C’est vrai que son prédécesseur m’avait dit, un an plus tôt, qu’il pourrait mettre à véto sur mes propositions.

— Comme je vous l’ai expliqué, pour ses compétences en aéraulique. Gérard T est le meilleur, et de loin. En particulier concernant les calculs de structures d’engins…

— Certes, Nous avons un candidat bien meilleur à vous proposer, qui possède des compétences fort similaires. Maurice P, vous le connaissez, il me semble?

Heureusement que j’étais assis, le sang quitta le haut de mon corps, me laissant sans voix. Oh putain, non, pas lui ! Tout se passait tellement bien jusqu’à maintenant… Cet empaffé avait fait jouer son piston…

— Disons que nous n’avons pas été les meilleurs amis du monde à Supaéro…

— Je vois, je vois… Toutefois, à votre avis, est-il bon dans son domaine ?

Il fallait bien que je sois honnête, ces deux-là avaient été en concurrence durant toute l’année. Il se tirait la bourre avec Gérard sur les calculs, donc oui, il était bon. Il avait fini juste derrière lui en classement de sortie de Supaéro alors que j’avais terminé troisième. Maurice P était sans doute même meilleur que Gérard dans certains domaines, malheureusement…

— Oui, Monsieur le Ministre, il l’est…

— Donc, vous m’obligeriez beaucoup à le prendre avec vous.

Dans ma candeur, je n’avais pas imaginé que les affaires politiques ou les « services rendus » pourraient interférer avec mes propositions.

— Bien, si je n’ai pas le choix.

— Non... En effet, vous ne l’avez pas, mon petit Robert. Pour autant, je valide la composition du reste de votre équipe.

Bon, c’était déjà ça, tous les autres avaient été acceptés y compris Paulo. Je crois que ça aurait été compliqué pour moi de ne pas l’avoir à mes côtés, ma « patte de lapin » géante.

— Merci, Monsieur le Ministre.

— Vous vous rendrez à Vernon, dès la semaine prochaine, prendre possession de vos locaux. Vous y accueillerez vos collègues d’ici le début du mois de septembre. Je vous adjoindrai une secrétaire ainsi qu’un comptable. Je vous laisse vous débrouiller sur place pour le reste du personnel dont vous pourriez avoir besoin. Vous trouverez dans le dossier ci-joint, élaboré par un de mes conseillers, le budget qui vous est alloué pour la première année. Nous ferons le point régulièrement sur vos dépenses et vos impératifs. Pour l’année prochaine, c’est vous qui préparerez le budget provisionnel que vous nous présenterez, à moi et mon directeur de cabinet. Il n’est pas question de laisser l’argent filer de façon inconsidérée, vous comprenez, n’est-ce pas ?

Le directeur de cabinet hocha vigoureusement la tête. C’était clair qu’il ferait attention à ma gestion financière de ce projet.

— Nous avons tout de même un pays à reconstruire, conclut le ministre.

Les finances, ce n’était absolument pas mon domaine de prédilection, mais j’allais devoir m’y mettre. J’avais bien compris le message que l’on venait de me faire passer.

— Certainement, Monsieur le Ministre.

— Et puis, vous ferez aussi connaissance avec les Allemands. Comme vous le savez sans doute, ils viennent de Peenemünde, où ils ont mis au point les V1[1] et V2[2]. Ceux que nous avons « récupérés » ne sont pas de vrais nazis. Ce sont des scientifiques, des spécialistes des moteurs de fusées, qui n’ont pas eu d’autre choix que de travailler pour le Reich. Je crois qu’il y en a même un qui est d’origine juive parmi les trois. Ils sont installés à Vernon avec leur famille. Ils devraient vous faire gagner du temps pour la mise au point. Ils ont intégré une partie des locaux du LRBA[3] de Vernon.

Les Allemands… J’avais oublié ce point durant l’année. Comment allais-je pouvoir expliquer ça à Paulo, moi ? Encore un beau challenge à relever… Mais je n’avais pas le choix, visiblement.

— Bien, Monsieur le Ministre.

— Et n’oubliez pas, Robert, c’est vous le chef, ils sont sous vos ordres.

— Merci, Monsieur le Ministre.

— Pour ce qui est du personnel technique à Vernon, vous verrez avec la base de Suippes ceux dont vous aurez besoin. Prenez rendez-vous avec le commandant de cette base dès votre arrivée. Il a reçu des consignes pour vous appuyer autant que possible.

Les militaires de Suippes entièrement à mon service ? J’avoue que ce projet aurait pu démarrer dans des conditions nettement moins bonnes …

— Merci, Monsieur le Ministre.

— Et n’oubliez pas, je veux des résultats rapides.

— Oui, Monsieur le Ministre, merci encore.

J’allais donc devoir me coltiner, dans cette composition qui m’avait été en partie imposée, ce fameux Maurice ainsi que trois Allemands… J’allais devoir me débrouiller pour que la mayonnaise prenne, surtout avec un type comme Maurice P, habitué à répandre la zizanie partout où il passait.

Je n’avais pas d’inquiétude pour Gérard qui dénicherait facilement un poste en rapport avec ses compétences. Après tout, il n’y a jamais qu’un seul major de promo sortant de Supaéro chaque année.

C’est donc avec une satisfaction mitigée que je me rendis gare de l’Est en métro en quête du train en partance pour Suippes. J’avais pris le numéro de téléphone des parents de Jean-Paul et Simone dans l'annuaire[4] de la poste principale d’Annonay avant de partir. Je comptais les appeler dès mon arrivée en gare.

Mon cœur se partageait entre la hâte de la retrouver et la crainte de la discussion indispensable à venir. Pour quel résultat ? En sortirions-nous renforcés dans notre amour naissant ou totalement détruits et devenus étrangers l’un pour l’autre ? Seul l’avenir nous le dirait.

[1] V1 : de l’allemand Vergeltungswaffe : « arme de représailles », est une bombe volante allemande et le premier missile de croisière de l’histoire de l’aéronautique. Le V1 est utilisé durant la Seconde Guerre mondiale, du 13 juin 1944 au 29 mars 1945 par l’Allemagne nazie contre le Royaume-Uni, puis également contre la Belgique.

[2] V2 : Aggregat 4 ou A4, est un missile balistique développé par l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale et lancé à plusieurs milliers d’exemplaires en 1944 et 1945 contre les populations civiles, principalement du Royaume-Uni et de Belgique.

[3] Le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) est un ancien établissement de la direction des études et fabrications d'armement situé à Vernon, dans l'Eure. Le laboratoire a eu un rôle majeur pour le développement des premiers moteurs-fusées français à ergols liquides, pour les fusées-sondes, les fusées expérimentales et les lanceurs Diamant.

[4] A l’époque, les postes principales des grandes villes possédaient un annuaire officiel des abonnés au téléphone de chaque département. La poste d’Annonay disposait, par chance pour Robert, de celui de la Marne.Dedans étaient recensés les numéros de téléphone de tous les abonnés ainsi que leur adresse. Une nouvelle édition était publiée chaque année.

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