Chapitre 9 : Et s'empressa de communiquer sur le sujet
Voilà, maintenant, l’équipe était au complet, enfin presque, la secrétaire manquait encore à l’appel. De mon bureau, situé au fond de nos locaux mais dont je laissais pratiquement tout le temps la porte ouverte, je les entendais l’un après l’autre pénétrer dans le bâtiment. Assez vite, en moins d’une semaine, j’avais appris à les distinguer.
Je reconnus le pas de Paulo, qui arrivait toujours le premier, enfin, juste après moi. Sa façon de claquer les portes était identifiable entre mille. Il était suivi de près par l’odeur caractéristique des gitanes de René, notre électricien. Sa mutation chez nous avait été très rapide : il s’ennuyait à la base de Suippes et avait de la famille en Normandie. Le colonel n’avait fait aucune difficulté pour me le céder.
Les talons de Maryse cliquetèrent ensuite. Elle devait être chargée des croissants et pains au chocolat que je lui avais demandé d’acheter en prévision du petit-déjeuner organisé pour ce matin, le vendredi de la première semaine. J’avais eu cette idée en observant un peu nos collègues du LRBA voisin, qui semblaient faire cela assez fréquemment. Cela m’était apparu comme une bonne idée pour faciliter les présentations. Je l’avais évoqué brièvement lors d’un de nos échanges téléphoniques avec Simone et elle en avait appuyé la pertinence. « On fait ça aussi de temps en temps au CEA », m’avait-elle dit. Si Fontenay aux Roses le faisait…
Du fond de mon bureau, j’entendis la conversation entre Georges et Jules lors de leur arrivée. Ces deux-là avaient toujours quelque chose à se dire, la complicité des chimistes sans doute.
Le rire des deux autres femmes de l’équipe parvenant du fond du couloir acheva d’égayer ce tout début de matinée. Paulette et Josiane apportaient une touche de fraicheur et de légèreté au sein de cette équipe. L’une provenait de l’école de chimie de Rouen et la seconde de celle de Paris. Vernon étant à mi-chemin, cela avait été très pratique. Elles s’étaient tout de suite bien entendues.
— Bonjour, Robert, tu vas bien ? fit Jean-Paul en passant la tête dans l’encoignure de mon bureau.
C’était le seul qui venait me voir systématiquement en arrivant. Sans doute était-ce dû à notre amitié ainsi qu’à nos futurs liens familiaux. Tous les autres attendaient que je les retrouve au café pour me saluer.
— Très bien, Jean-Paul et toi ? Tu te souviens que c’est « petit-déj-présentation » ce matin ?
— Oui, oui, ne t’en fais pas. J’ai vu que Paulo avait déjà lancé le café et avec Maryse, ils ont ouvert les sacs de viennoiseries. Tout doit être en place. Les Allemands aussi sont là.
Étant à Vernon depuis près d’un an, ils avaient pris leurs habitudes et entraient sans passer par la porte principale. De fait, je ne les entendais jamais approcher, et ne percevait leur présence dans les locaux que lorsque leur parler guttural parvenait à mes oreilles.
— Il ne manque plus que Maurice, je pense, ajouta Jean-Paul.
Toujours Maurice. Systématiquement, il arrivait le dernier. Comme s’il avait besoin de se faire désirer.
— Ah ben justement, le voilà, fit mon ami.
Allez, c’était parti ! Maintenant que l’équipe était au complet, ce serait à moi de jouer et de lancer cette matinée.
Quand je débarquai dans notre salle de réunion, plusieurs petits groupes s’étaient naturellement formés. Afin de « rompre la glace », je proposai à chacun de se présenter à tout le monde en expliquant rapidement d’où il venait. Ils se placèrent tous plus ou moins en cercle, mais personne ne semblait vouloir démarrer. Je sollicitai Paulo, misant sur lui pour initier ces prises de parole :
— Allez, Paulo, tu commences ?
Je savais qu’il ne ronchonnerait pas, même si parler de lui ne constituait pas vraiment son exercice favori. Je pouvais compter sur lui.
— Bien, je m’appelle Paulo et je suis celui qui va vous dépanner quand vous serez coincé sur une bricole ou un os. Je suis spécialiste de la démerde et des trucs chiants. J’ai fait plein de p’tits boulots plus ou moins chiants avant, mais là, je me sens dans mon élément. Un jour, vous aurez forcément besoin de moi.
Je n’aurai pas mieux résumé !
— Merci, Paulo, qui veut bien continuer ?
J’espérai que cela allait être plus simple de poursuivre. Ce fut heureusement le cas.
— Bonjour à tous, je m’appelle Maryse et je suis comptable. C’est moi qui gère le budget de ce projet, selon les ordres de Robert, bien sûr. Vous me passerez donc toutes vos commandes et factures. J’ai déjà assuré la comptabilité d’une fonderie, avant de voir la petite annonce du ministère de la Défense nationale.
— Merci beaucoup, Maryse ! C’est bien vers elle que doivent converger toutes les dépenses de l’équipe. Je vous fais confiance, surenchéris-je.
C’était parti, la machine était lancée, j’avais réussi mon pari ! Ils se bousculaient même pour parler.
— Bonjour, je m’appelle Jean-Paul et je suis l’adjoint de Robert, finit par s’imposer mon futur beau-frère. Je vais être chargé en particulier de superviser l’installation des pas de tirs de nos futures fusées, ici, à Vernon, et aussi à Suippes pour commencer.
— Merci Jean-Paul. Si je suis absent et que vous avez un truc chiant, vous demandez à Paulo, fis-je avec un clin d'œil. Pour le reste, sollicitez Jean-Paul. N'hésitez pas !
Mes propos déclenchèrent une hilarité générale. C’était bon, je commençais à conquérir mon auditoire et à prendre en main cette équipe particulièrement hétéroclite.
— Je m’appelle Maurice et je suis le spécialiste de l’électronique embarquée dans ces futures fusées. J’ai par ailleurs été major de promo de Supaéro.
Comme à chaque fois, pour mon plus grand agacement, Il avait toujours besoin de faire le malin, celui-ci, alors que la moitié des gens présents ne connaissait pas cette école.
— Merci, Maurice, qui veut se lancer maintenant ?
— Allez, j’y vais, fit notre électricien. Je m’appelle René et j’ai travaillé durant des années sur la base militaire de Suippes à m’occuper de l’électricité des bâtiments. Mais mon rêve, c’était de passer des « gros fils », aux « petits fils ». C’est ce que je vais faire avec vous, en réalisant les câblages pour Maurice qui vient de parler. D’ailleurs, vu mon expérience, Paulo, si tu as besoin d’un coup de main pour un souci de courant dans les bureaux, tu peux compter sur moi.
— Merci, René, je n’oublierai pas, répondit mon ami.
— Houlà, mollo les gars, René, il travaille pour moi, fit Maurice en montant sur ses grands chevaux.
Il n’en fallait pas plus pour que Paulo lui jette un regard noir et en vienne à serrer les poings
— Hé, on se calme. On est tous sur le même projet et l’on va tous travailler ensemble, d’accord ?
Je les regardai alternativement tous les deux, jusqu’à ce qu’ils hochent la tête en signe d’assentiment. Je sentais bien qu’il n’y aurait pas besoin de grand-chose pour qu’ils en viennent aux mains.
Heureusement, à leur tour, les deux techniciennes se présentèrent, détendant un peu l’atmosphère.
— Bonjour à tous, je m’appelle Paulette, fit-elle avec un accent du Sud-Ouest à couper au couteau, et je suis chimiste. Josiane, ma copine, et moi, on travaillera avec Georges et Jules pour la mise au point des carburants, dans un premier temps.
— Bonjour. Je suis donc Josiane, la seconde chimiste et euh… Paulette a tout dit, répondit-elle avec une moue un peu timide.
— Merci à toutes les deux et essayez de ne pas nous faire péter les bâtiments, pas tout de suite. Je vous fais confiance pour cela, conclus-je après leur intervention.
Nouveaux sourires sur tous les visages. Même Maurice esquissa une vague grimace. Il allait finir par s’intégrer. Je ferai tout ce qu’il faudrait pour cela.
Il n’en restait plus que deux pour clôturer ce tour de piste :
— Bonjour, je m’appelle Georges et je suis plus particulièrement spécialisé dans les poudres et explosifs, mais aussi dans les carburants solides pour les fusées. J’ai connu Robert à l’école et c’est lui qui m’a initié à l’astronomie et qui m’a contaminé avec cette idée d’envoyer des objets dans l’espace.
— C’est donc à toi qu’il faut que je dise de ne pas tout faire exploser, lui répondis-je en souriant.
— Et à moi aussi, Robert ! Je suis Jules, chimiste, et j’ai fait la même école d’ingénieurs que Robert à Lyon. J’aimais bien faire péter des trucs durant mes travaux pratiques, mais ici, je ferai attention. On va être sérieux, pas vrai, Georges ?
— Ou alors on fera ça dehors… proposa son collègue avec un air complice.
J’allais devoir les surveiller, ces deux-là. Je ne voulais pas d’ennui avec les militaires du LRBA tout proche.
— Guten tag, nous sommes Helmut, Hans et Jürgen, comme vous le savez, nous sommes Allemands, mais nous n’avons jamais été nazis. La famille de Hans est même d’origine juive. Nous le savons tous, mais personne n’a rien dit. Nous sommes sehr heureux d’être avec fous et de construire des fusées civiles. Mes collègues ne encore pas bien parlent français, mais ça va viendre.
— Merci à vous trois et bienvenue parmi nous. Il ne nous manque plus que notre secrétaire, Françoise qui devrait arriver la semaine prochaine, je crois.
J’interrogeai notre comptable, qui en tenait provisoirement le rôle pour le moment, du regard. Elle hocha la tête.
— C’est bien cela. En attendant, en cas d’urgence, vous allez voir Maryse, sinon, vous patientez quelques jours.
Je préférais dire les choses deux fois plutôt qu’oublier un truc important. J’espérais que cette tendance passerait avec le temps. Je n’aurais pas aimé qu’ils s’imaginent que je radotais déjà.
— Bon, je ne me présente pas, vous me connaissez, fis-je en terminant ce tour de table. Je vous souhaite la bienvenue dans cette équipe. Nous sommes là pour travailler tous ensemble, pour amener la France dans l’espace. C’est un projet enthousiasmant, non ?
Tout le monde applaudit – même les Allemands – et cria. Quelle joie !
— Je serai toujours disponible si vous avez le moindre souci. Voyez-moi comme un genre de facilitateur. Mon rôle consiste à mettre de l’huile dans les rouages entre vous tous, pour que tout fonctionne à la perfection… Ou tout du moins s’en approche. Je suis également là pour décider et trancher si besoin.
Voilà, il ne me restait plus à œuvrer chaque jour pour que la mayonnaise prenne et que tout ce petit monde arrive à travailler en bonne intelligence, tout en surveillant d’un coin de l’œil, comme du lait sur le feu, Maurice et Paulo qui menaçaient de se foutre sur la gueule.
Nos locaux ressemblèrent assez rapidement à une fourmilière. Tous étaient affairés. Les discussions se multipliaient, les échanges entre différentes spécialités étaient quotidiens. Il demeurait tout de même un certain fossé entre les ingénieurs et les autres, Paulo, René, les deux chimistes, la secrétaire et Maryse. Comme si les premiers ne les jugeaient pas dignes de partager leurs connaissances avec eux.
C’était un peu moins vrai pour Georges et Jules, qui montraient une incontestable complicité avec Josiane et Paulette. Maurice et Jean-Paul, eux, semblaient se sentir supérieurs, ce que j’avais beaucoup de mal à comprendre.
Autant je n’avais aucun espoir d’obtenir de changement de la part de Maurice sur ce point-là, autant je ne baissai pas les bras concernant mon futur beau-frère, et finis par lui faire entendre raison. Cela me paraissait d’autant plus important qu’étant mon adjoint, il allait être amené à me remplacer et je ne voulais pas de ce genre d’ostracisme au sein de mon projet.
Durant ces premiers mois, malgré la fatigue me tombant dessus le soir, j’écrivis plusieurs fois par semaine à Simone, lui relatant les progrès de mon équipe. Je m’ouvris aussi à elle au sujet de cette scission entre les ingénieurs et les autres. Elle me conforta dans l’idée que j’avais bien fait d’en parler à son frère. Elle était confrontée à la même situation au CEA et n’était pas forcément bien vue par les ingénieurs sur place quand elle discutait avec les techniciens. Nous avions donc une vision identique des relations au sein d’une équipe de travail. Chacun ses responsabilités, certes, mais le rôle de chacun importe.
Finalement, hormis l’effet un peu « bande à part » de nos amis d’outre-Rhin et quelques anicroches entre Paulo et Maurice, tout se passait assez bien. Je leur rappelais le soir qu’ils devaient arrêter leur boulot pour rentrer chez eux. Je suivais l’avancement de tous les domaines en parallèle. La collaboration avec Helmut n’était pas toujours simple : il était persuadé d’avoir LA solution du moteur pour notre fusée, malgré les calculs qui montraient de plus en plus que sa puissance était beaucoup trop importante. Jean-Paul naviguait entre Vernon et Suippes, tout en assurant mon intérim dès que je devais m’absenter. Cerise sur le gâteau, les bâtiments n’avaient pas encore sauté…
Fin décembre, avant un arrêt d’une semaine entre Noël et le Nouvel An pour que tout le monde se repose, j’organisai une nouvelle réunion plénière : nous devions trouver un nom à cette équipe. Le ministère me l’avait déjà réclamé par deux courriers. Outre le fait que notre ligne budgétaire devait avoir un intitulé clair, il voulait aussi pouvoir communiquer sur le sujet et, pour cela, il nous fallait le nommer. Cela devenait urgent. « La communication, c’est le nerf de la guerre en politique », comme il me l’avait fait comprendre avec insistance. Cette préoccupation me passait largement au-dessus, mais, étant donné que nous devions faire plaisir au ministre, nous avions l’obligation de nous y mettre.
Ce n’est que bien plus tard dans ma carrière que j’ai fini par percevoir et réaliser à mon tour que la communication était LE moyen principal d’en obtenir, des moyens.
Ils étaient donc tous assis autour de la grande table de la salle de réunion et bavardaient plutôt gaiement quand je fis mon entrée. Mon équipe… J’en étais très fier.
Je les rejoignis et pris place, me raclant la gorge pour stopper les discussions. Toutes les têtes se tournèrent vers moi. J’avais encore un peu de mal à m’habituer à mon rôle de chef, de responsable me dis-je en me grattant la tête un peu nerveusement.
— Bon, si je vous ai réunis, c’est que le ministre insiste beaucoup pour que notre groupe ait un nom, pour le rendre public dans les journaux. Je voudrais que celui-ci vienne de nous et pas d’un obscur cabinet ministériel. Laissez-vous aller, lâchez la bride à votre imagination…
— Vers l’infini et au-delà ? proposa Jules.
— Non, il faudrait un nom court, un prénom, un nom d’animal. Un truc qui se retient facilement. Si l’on trouvait quelque chose de rigolo, ce serait bien… Sérieux, mais sans se prendre au sérieux, vous voyez le genre ?
J’avoue que la clarté de ma commandite laissait sans doute à désirer. Je n’étais vraiment pas dans ma partie et, n’ayant pas la moindre idée, je comptais sur eux tous.
— Aigle, Vautour ? suggéra Jean-Paul.
— Non, non ! Pas un charognard, réagit Josiane, une des chimistes.
— Bételgeuse ? proposa Georges.
— C’est un animal, ça ? demanda Paulette.
— Non, c’est l’une des plus grosses étoiles connues.
— Mouais, mais ça ne parle à personne, intervins-je. De plus, on n’a pas encore pour objectif d’aller jusque là-haut. C’est à plus de six-cents années-lumière. Allez, lâchez-vous. Ça peut aussi être un acronyme, ce que vous voulez.
— CSF ? suggéra René, notre nouvel électricien.
— Quoi ?
— Ben oui, CSF comme Conquête Spatiale Française, précisa-t-il.
— Il y a de l’idée, mais ça ressemble beaucoup à TSF, non ?
— C’est vrai, c’est nul ! dit Maurice péremptoire.
— Non, ce n’est pas nul. Personne ne dit d’une proposition qu’elle est nulle. On se respecte, s’il vous plait !
Même pour un exercice, a priori aussi anodin que trouver un nom à notre projet, il fallait qu’il braque tout le monde.
Puis un Allemand osa l’impensable :
— V drei… Vé trois ?
— Nein ! Peenemüne ist definitiv vorbei, lui cria dessus Helmut en se levant et en devenant tout rouge. Entchuldigung, meine Damen und Herren… Vraiment désolé, il ne pas sait ce que il dit ! fit-il, semblant vraiment désespéré.
Hans, je crois bien que c’était lui qui avait eu cette pensée totalement saugrenue, se fit tout petit sur sa chaise, disparaissant presque sous la table.
Je n’avais même pas eu le temps de réagir. Merci Helmut.
Sans entrer dans le détail de toutes les propositions, il y a vraiment eu tout et n’importe quoi. Je commençai à désespérer quand Maurice eut l’idée, L’IDÉE de génie. Nous nous appellerions VÉRONIQUE, pour VERnon électrONIQUE. Forcément, la fin de l’acronyme déclencha l’hilarité de la gent masculine. Celle-ci mit quelque temps à s’arrêter. La présence féminine autour de la table y contribua beaucoup. Les hommes avaient fini par se rendre compte de l’inconvenance de cette blague graveleuse. Il fallut expliquer, en aparté, l’humour de la situation aux Allemands. Ce fut Maurice, à l’origine de l’idée, qui s’en chargea.
Il s’agirait donc du projet Véronique. Le ministre fut enchanté de ce nom et s’empressa de communiquer sur le sujet.
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