Chapitre 11 : ...pas fait de morts.

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Debout devant Véronique fièrement dressée, d’une belle couleur orangée, effilée et arrogante, prête à défier les étoiles, je tripotai nerveusement mon alliance.

Quel chemin parcouru depuis mon mariage avec Simone. Pratiquement un an déjà. Pourtant, nous n’avions consacré que de rares moments à notre amour. Étant tous les deux très occupés, nous n’avions pu passer qu’une semaine ensemble, en voyage de noces à Porto, durant l’été. Nous avons dû écourter notre séjour pour une boulette d’hébergement. Alors que nous avions réservé une chambre dans un petit hôtel à Porto, le Ritz, le chauffeur du taxi pris à l’aéroport nous avait amenés au grand hôtel Ritz, quatre ou cinq étoiles et, en une nuit – de rêve, nous nous en rappellerons toute notre existence – nous avons utilisé presque tout le budget prévu pour dix jours. Ces trop brefs instants ensemble étaient tellement rares avec nos vies mouvementées.

Cette fois-ci, on y était vraiment. Dans quelques minutes, ou heures tout au plus, Véronique allait s’envoler vers le ciel et avec elle tout le fruit de notre travail acharné de presque dix-huit mois.

— Moi, je la trouve très belle, fit Paulette

— J’aime sa couleur, renchérit Josiane, on dirait une flamme

— Le summum de la technologie française, intervint Maurice.

— Tout plein de belles soudures, compléta René

— Quand je pense qu’on a mis plus de huit heures pour parcourir moins de 300 kilomètres, se plaignit Georges, faisant référence au trajet entre Vernon et Suippes sur un porte-char.

— Alors qu’elle va aller tellement plus vite une fois en l’air, répondit Jules.

— Vous avez fini tous, bougonna Paulo. C’est pas non plus la huitième merveille du monde.

— Presque, Paulo, presque, railla Helmut.

— Bon, vous êtes tous ok avec vos vérifications ? demandai-je une millième fois.

Ils acquiescèrent. C’était le premier tir. Nous étions nerveux.

Ce matin, au petit déjeuner pris en commun dans le mess, tous avaient été particulièrement silencieux.

— Ne faites pas cette tête d’enterrement, mes amis. Ça va être un grand moment, leur avais-je dit pour essayer de détendre l’atmosphère.

Peine perdue, seuls quelques grognements m’avaient répondu. En même temps, j’avais eu un peu de mal, moi aussi, à camoufler l’angoisse liée au caractère historique de l’instant. Chacun avait semblé plongé dans ses pensées, sans doute en train de confirmer une dernière fois ses résultats. Georges, Helmut et Jules avaient revalidé les chiffrages côté combustible. Maurice avait relu les schémas électroniques. Je n’avais pas pu m’empêcher de faire de même avec les calculs d’aéraulique effectués par Jean-Paul. Celui-ci était le seul absent, retenu au chevet de sa mère malade – rien de très grave apparemment. Après une demi-heure de vérification, je n’avais détecté aucune erreur. Si quelque chose se passait mal, ce ne serait pas lié à la forme de la fusée. Celle-ci était bien conçue pour taquiner les étoiles.

Personne n’était décidé à quitter la table, aussi, c’est moi qui avais donné le signal de départ :

— Bon, on y va ?

Tous s’étaient levés en silence, comme conscients de la solennité du moment. Nous étions également tous impatients de la voir s’élever dans les airs, couronnement de ces longs mois de travail acharné.

Maurice avait relié la fusée au pas de tir et réalisé les dernières vérifications des réglages électroniques. Cela avait duré environ une heure. Il s’agissait du premier lancement et les opérations alternaient entre prévisions et découvertes sur le tas.

Dans le même temps, Georges, Helmut et Jules, aidés de leurs techniciennes, avaient effectué le remplissage des réservoirs. C’était la première fois qu’ils avaient manipulé de telles quantités d’acide et de kérosène. Ils avaient manipulé avec autant de précautions que si cela avait été de la nitroglycérine[1].

Les pleins faits, les vérifications électroniques terminées, on allait pouvoir procéder au tir. Une foule de quelques dizaines de soldats, curieux, s’attroupaient autour de nous, attirés par des manœuvres inédites pour eux. Nous les fîmes reculer, secondés en cela par quelques membres de la Police Militaire.

Finalement, il ne resta plus que Maurice, Paulo et moi dans le périmètre de sécurité autour de la fusée. Soudain, un soldat vint me chercher :

— Monsieur, monsieur, venez vite dans le bureau du colonel ! On vous demande au téléphone.

— J’arrive ! Vous autres, m’adressant à Maurice et Paulo, vous ne touchez à rien, compris ? Vous m’attendez pour tout déclencher.

Paulo me fit un genre de salut militaire un peu bancal, mais je savais qu’il respecterait cet ordre.

— Oui, oui, t’en fais pas, me répondit Maurice.

J’aurais dû me méfier. Si j’avais su…

Tous, à l’exception de Maurice et Paulo, regagnèrent le mess, pour y boire un café. De mon côté, je me rendis prestement au bureau du colonel et pris la communication avec le ministre.

— Alors, c’est le grand jour ? me demanda-t-il de but en blanc

— Oui, Monsieur le Ministre, nous sommes quasiment prêts.

— N’oubliez pas, mon petit Robert, toute le pays vous regarde.

— Toute la France, Monsieur le Ministre ?

— Si, si, Robert ! Le monde entier, même. Nous nous devons d’être une puissance spatiale, nous aussi. Il en va de la grandeur de notre Nation ! Pensez au général !

— Ce n’est que notre premier essai, Monsieur le Ministre, essayai-je de le modérer.

Au cas où, j’étais prudent et espérais ainsi couvrir un peu mes arrières.

— Ta ta ta, premier essai ou pas, pensez à la France. Hauts les cœurs, mon petit Robert !

— Oui, Monsieur le Ministre.

Était-ce une sorte de sixième sens, une prémonition, ou juste l’angoisse naturelle devant l’enjeu de l’événement, je ne sais pas. Toujours est-il qu’au moment où je raccrochai, du coin de l’œil, je notai de l’agitation autour de la fusée entre Maurice et Paulo. Je bousculai un peu le colonel resté dans le bureau et me précipitai à la fenêtre pour essayer de voir ce qu’il se passait. Que pouvaient-ils bien fabriquer tous les deux ?

Les échanges suivants ne me furent rapportés que plus tard, bien trop tard.

Visiblement, profitant de mon absence, Maurice avait décidé de procéder au tir, pour s’attribuer tout le mérite de la réussite de ce lancement. Paulo se serait interposé, lui rappelant que j’avais expressément demandé qu’on attende mon retour et que d’ailleurs, tous les autres étaient partis au mess. Maurice n’avait rien voulu entendre. Il aurait même eu quelques propos désagréables au sujet de notre relation à Paulo et moi. Bref, il avait fait le choix, seul, de lancer la première Véronique.

Tout ceci me fut rapporté par Paulo, unique témoin. Le reste de l’équipe était tranquillement en train de se réchauffer à l’intérieur. Personne d’autre ne s’était douté de la situation.

De la fenêtre du bureau du colonel, j’assistai en direct à notre échec. Après un vacarme épouvantable à l’allumage, un nuage de fumée envahit le pas de tir et l’on ne distingua plus rien, à part la lumière aveuglante de la combustion dans un brouillard blanc très épais. Puis, au bout de quelques secondes, la réaction cessa. La fusée n’avait même pas décollé. Si, trois mètres diraient les instruments de mesure embarqués, analysés plus tard. Trois mètres…

Je passai les heures suivantes à m’expliquer avec le ministre. Lui qui rêvait de convoquer tous les journalistes de la place de Paris, de se faire mousser... Eh non, premier essai, premier échec. Cela dit, nous n’en étions qu’au tout début. Qui réussit dès le premier coup ?

Il me faut avouer qu’auprès du ministre, je chargeai un peu Maurice. En effet, il avait agi de sa propre initiative, sans m’attendre, profitant de ma présence dans le bureau du colonel, au téléphone avec la rue de Brienne. J’aboutis finalement, non sans mal et en ayant beaucoup insisté, à faire débarquer cet ancien collègue de Supaéro du projet Véronique. Il ne me manquerait ni à Paulo, ni au reste de l’équipe.

Tout le monde était catastrophé de ce ratage. Nous avions le moral dans les chaussettes. Notre échec fut également sur toutes les lèvres à Suippes et, quand le responsable de la base nous proposa de faire plutôt notre prochain tir à Vernon, j’acceptai avec enthousiasme. Ce n’était pas la peine de risquer de nous donner en spectacle à chaque fois. La relative confidentialité de Vernon serait plus adaptée à ces essais.

De mon côté, quel coup dur ! Je faisais bonne figure vis-à-vis du reste de l’équipe et semblait avoir envisagé ce loupé. Je l’avais pourtant encaissé comme un fiasco personnel. Mon premier raté ! À l’époque, je m’en souviens encore, malgré les propos prudents que j’avais tenus auprès du ministre, je ne doutais pas de moi, de nous, de notre réussite, de ma réussite, fruit du travail de toutes ces années. Eh bien non, visiblement la vie n’était pas aussi simple.

Tellement démoralisé, je n’eus pas le courage d’appeler Simone. Elle devait pourtant s’inquiéter connaissant la date prévue pour le tir. Cela était cependant au-dessus de mes forces. Je n’avais qu’une envie, me réfugier dans une grotte retirée et sombre, et y lécher mes plaies à vif.

Le lendemain, après notre retour peu glorieux à Vernon, alors que Maurice venait de nous quitter définitivement, Paulo m’interpella alors que nous nous croisions dans un couloir.

— Ben alors, Robert, ça n’a pas l’air d’aller ?

— Non, pas vraiment, Paulo. J’essaye de donner le change auprès de l’équipe, mais ça ne va pas fort. Tu te rends compte ? On me faisait confiance, le ministre, peut-être même le Général de Gaulle, et j’ai tout raté. Je n’ai vraiment pas de chance. Je crois que je vais déposer ma démission et retourner chez Canson…

Surpris par ma tirade, il avait stoppé et s’était tourné vers moi, me regardant droit dans les yeux, l’air extrêmement sérieux, presque en colère.

— Tu sais, ça ne m’est pas arrivé souvent, mais là, tu ne me laisses pas le choix. Tu vas arrêter de t’apitoyer sur ton sort et tu vas bien vite te remettre au boulot. Il y a toute une équipe qui compte sur toi. Ne les déçois pas, eux non plus. Je sais que tout t’a incroyablement réussi depuis quelques années, mais un échec, ce n’est pas grave. Depuis la fin de la guerre, tu as une chance extraordinaire. Enfin, tu connais cette phrase : tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. Tu n’es pas mort, donc tu es devenu plus fort après ce ratage, Robert.

Mince, lui d’ordinaire pas bavard, ne me ménageait pas. À cet instant, encore aveuglé par mon orgueil, je ne pouvais pas l’entendre, mon ami. J’avais l’impression d’avoir reçu un magistral coup de pied dans les fesses.

— De la chance ? Tu exagères, j’ai quand même beaucoup transpiré pour en arriver là.

— C’est pas de la chance que tu as eue ? Vraiment ? Réfléchis un peu, bon Dieu ! Qui aurait pu imaginer qu’un petit ingénieur ardéchois, de moins de trente ans, aurait la charge de démarrer la conquête spatiale française ?

— Enfin, j’ai été résistant, officier, aussi !

Ma fierté, ma foutue fierté, toujours.

— Tu veux que je te rappelle combien de fois j’ai sauvé les miches de l’officier dans le maquis ?

Effectivement, il avait touché juste. Tout cela sans compter que ma seule blessure de guerre se voyait dans la paume de ma main, parce que je l’avais posée malencontreusement sur une culasse de fusil mitrailleur trop chaud.

— Enfin, j’ai quand même été brillant dans mes études.

— Sans doute, je ne suis pas qualifié pour en juger. Je n’ai pas été plus loin que le certificat d’études. Mais reconnais-le, merde ! Tu as un bol monstre d’être là où tu es. On n’est pas en train de te permettre de réaliser ton rêve de gosse ?

Il avait percé une brèche dans mes défenses, l’animal.

— Oui, probablement.

— Alors, maintenant, tu vas arrêter de jouer les pleureuses et retourner galvaniser cette équipe. Il faut que le prochain essai soit le bon, d’accord ?

— Oui, tu as sans doute raison, Paulo.

— Je sais que j’ai raison ! Allez, fonce, Robert ! On a besoin de toi à cent cinquante pour cent de tes capacités.

Il avait réussi à me remettre sur les rails. Une patte de lapin géante, avec un caractère de cochon, mais un cœur gros comme ça. Vraiment, j’avais bien fait de le prendre avec moi. Il n’avait certes pas suivi de brillantes études, mais il était un atout inestimable dans ce projet.

Le soir-même, j’appelai Simone. Après m’être fait copieusement engueuler pour mon absence de coup de fil la veille, je lui racontai brièvement cet échec, mon moral en berne et la réaction de Paulo. Elle surenchérit sur les propos de mon ami et, grâce à elle, je me sentis à nouveau un moral d’acier.

J’attendis quelques jours, puis sollicitai à nouveau le ministre pour obtenir la mise à disposition de Gérard T. celui-ci était en mission dans le Pacifique. Dès son retour prévu en mars, il rejoindrait notre équipe, en remplacement de Maurice, parti vers d’autres horizons.

Comme Paulo me l’avait dit : tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts et, fort heureusement, cet essai raté n’avait pas fait de mort.

[1] Nitroglycérine : composé chimique extrêmement instable qui peut exploser après un choc, même léger.

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