Chapitre 12 : l'optimisation des moteurs des fusées.

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En ce mercredi 2 août 1950, nous y étions. Le second modèle de Véronique était sur son pas de tir. Cette fois-ci, le ministre, le même à qui j’avais appris le premier échec, était bien présent. Je l’avais appelé en juillet, dès que la fusée avait été prête. Le temps de trouver un créneau dans son agenda et nous étions en août. Prudemment, il avait préféré venir sans la presse. Seuls quelques conseillers l’accompagnaient. Il était arrivé le matin du jour J, en toute discrétion. Nous avions délimité un périmètre de sécurité relativement large, ne voulant pas risquer d’accident.

Auparavant, de retour de Suippes, ma conversation — mon engueulade ? — avec Paulo m’avait regonflé à bloc, de même que les propos de Simone, qui avaient enfoncé le clou. Nous nous sommes remis au travail de plus belle. Il nous fallait tout d’abord comprendre les raisons de notre échec pour ne pas le reproduire. On ne pouvait pas se le permettre. Nous reprîmes donc tous les calculs, depuis la conception initiale de la fusée. L’arrivée de Gérard T. avec son œil neuf, ses questions, et ses propositions, mirent en lumière nos différentes erreurs et inexactitudes. Mises bout à bout, celles-ci avaient provoqué cet échec.

Il me fallut reconnaître — mais trop tard, Maurice était parti — que si nous avions tous été présents, s’il m’avait attendu, le résultat aurait été identique : trois mètres, trois ridicules petits mètres… Il avait lui aussi commis une erreur de calcul, qui, prise à part, n’aurait entrainé aucune conséquence. Additionnée aux autres, cela changeait tout. Son ambition personnelle avait simplement été une opportunité pour me séparer d’un élément qui ne jouait pas collectif. L’ambiance au sein de l’équipe avait totalement évolué. La preuve, Paulo ne ronchonnait presque plus, même à l’encontre des Allemands.

Au bout d’un mois, tous les chiffrages avaient été refaits, vérifiés et re-vérifiés, y compris en sollicitant les militaires du LRBA voisin. Nous étions sans doute un peu présomptueux, mais désormais nous n’avions aucun doute sur nos chances de succès. Nous attaquâmes ainsi la construction de Véronique numéro 2. Malgré l’enjeu, ça plaisantait, ça riait et les journées se terminaient immanquablement par le partage d’une bonne bouteille, voire plusieurs. Tout cela n’empêchait pas le sérieux du travail et nous achevâmes donc ce deuxième exemplaire de Véronique mi-juillet 1950.

D’un regard, je balayai la scène. Tout était en place. C’était l’instant de vérité. À l’heure dite, le compte à rebours fut déclenché et, à la fin, un grondement assourdissant retentit avec une flamme jaune énorme à la base de la fusée. Presque tous en apnée, nous vîmes avec un plaisir indescriptible, notre Véronique s’élever au-dessus d’un nuage de fumée, suivant une trajectoire verticale et animée d’une lente rotation sur elle-même, en tous points parfaites. Elle monta à environ deux kilomètres avant de retomber paresseusement dans un champ proche de notre base. Une fois le niveau sonore redevenu normal, les applaudissements crépitèrent. Nous avions réussi ! Le ministre vint vers moi et me félicita chaleureusement :

— Je n’avais aucun doute sur votre succès, fit-il en me serrant contre lui.

— Merci, Monsieur le Ministre.

— Ça y est, nous sommes une puissance spatiale. La France est dans l’espace !

— Nous sommes demeurés dans la troposphère, Monsieur le Ministre. Restons modestes.

— Ta ta ta, la France est fière de vous et de toute votre équipe, Robert. Nous avons eu raison de vous faire confiance. Vous étiez vraiment l’homme de la situation.

— Merci, Monsieur le Ministre, mais sans cette équipe qui est avec moi, je n’aurais rien pu faire.

— Je sais, je sais. Le Général a eu raison de parier sur vous. Il va être très fier de vous, vous savez ?

— Oh merci, Monsieur le Ministre.

Le Général de Gaulle, fier de moi ? Que pouvais-je rêver de plus ou de mieux ?

Ensuite, il partit serrer les mains de tous les membres du projet, sans oublier nos collègues allemands avec lesquels il échangea quelques mots dans leur langue. L’ambiance était très différente de celle de février. Le champagne, amené par le ministre au cas où, coula à flots, servi par des conseillers ravis, jusque tard dans la nuit. Heureusement que les gens de la rue de Brienne étaient venus avec des chauffeurs. Pour notre part, nous avons tous dormi dans nos locaux, pas un n’était en état de conduire. Véronique et son succès avaient été bien arrosés.

Tirant les leçons du lancement précédent, j’avais passé un petit coup de fil rapide à Simone, avant le début des festivités, pour lui annoncer la réussite de ce tir. Elle fut très heureuse pour moi et me susurra aussi qu’elle se languissait de nos retrouvailles.

Le lendemain, conscient de l’investissement énorme de tout un chacun pour contribuer à ce succès, je décrétai la mise en sommeil du projet jusqu’au 20 août, le temps que toutes et tous puissent rejoindre leurs familles, leurs amis et décompresser un peu. Le prochain lancement serait devant la presse. En prévision de cela, il fallait se mettre dans les meilleures conditions possibles. Jean-Paul, mon adjoint, qui revenait d’un séjour auprès de ses parents début juillet, se dévoua pour assurer la permanence.

Une fois tout le monde parti, je téléphonai à Simone, à son travail. Par chance, elle venait juste de terminer un essai sur la fameuse pile Zoé avec Frédéric Joliot-Curie. Après quelques minutes d’échanges avec lui, elle obtint sans difficulté une semaine de congés. Je lui proposai de nous retrouver le lendemain à la gare de Paris-Austerlitz, où je l’attendais avec deux billets sur le quai du train pour Bordeaux. Six heures plus tard, nous prenions le car en direction de Biarritz pour arriver le vendredi 4 août au soir devant notre hôtel. Nos doigts restèrent entrecroisés durant tout le trajet jusqu’à notre logement. Il s’agissait d’une petite pension, comprenant moins d’une dizaine de pièces. Le bâtiment en lui-même incarnait l’archétype des demeures du Pays basque : murs blancs avec croisillons et volets rouges, de cette couleur si particulière à l’endroit. On commençait même à voir quelques piments, provenant d’Espelette pas très loin, sécher au soleil devant les fenêtres.

Étant jeunes mariés, on nous attribua une chambre, au fond du couloir, « sans trop de voisins », comme nous le dit la patronne en nous adressant un clin d’œil. Nous refîmes connaissance et nos corps se redécouvrirent avec un plaisir sans cesse renouvelé. Nos sens apaisés, nous plongeâmes, ensemble dans un sommeil de plomb.

Dès le lendemain, aussitôt le petit déjeuner avalé, nous nous retrouvâmes sur la plage du casino. Après un bain rapide et quelques sauts dans les rouleaux, nos vingt orteils plantés dans le sable, nous continuâmes de nous raconter nos longs mois de séparation. Je lui contai plus en détail les deux essais de Véronique : le ratage et le succès. Je lui relatai, presque mot pour mot, la conversation avec Paulo, la façon dont il m’avait remonté les bretelles. Elle rit beaucoup en m’imaginant, moi, engueulé par mon ami. Elle voyait la scène se dérouler devant elle au fur et à mesure que je lui répétai nos échanges et en eut les larmes aux yeux. Je finis également par en rire, de la situation tout d’abord, puis de moi-même. Heureusement qu’il m’avait fait redescendre sur terre, Paulo. J’avais sans doute eu un peu trop la sensation que tout m’était dû, y compris une réussite sans la moindre anicroche. Simone confirma ses propos, mais m’encouragea encore du plus tendre des baisers. Elle n’avait aucun doute sur le fait que j’arriverais à mes fins, mais, elle aussi, me répéta que la route serait semée d’embûches.

À son tour, elle me parla de son boulot :

— Tu sais, avec Zoé, on pourrait avoir une source d’énergie quasiment inépuisable.

— Juste avec une pile comme elle ?

Question de béotien, à laquelle elle avait aussitôt répondu, totalement passionnée.

— Non, mais avec ce principe d’utiliser la chaleur dégagée par les réactions nucléaires. C’est tellement l’avenir que le CEA a entamé la construction d’un nouveau réacteur dans un centre tout neuf, à Saclay[1], en région Parisienne.

Ses joues rosissaient et pas que sous l’effet des rayons du soleil basque. L’enthousiasme pour son métier l’enflammait littéralement.

— Une deuxième pile ou un deuxième réacteur ? On va se chauffer avec des réacteurs ou avec des piles alors ?

— C’est la même chose. Il faudra en installer plusieurs, un peu partout en France. Tu te rends compte, on pourrait être indépendants des pays producteurs de pétrole.

— On s’en fout, Simone, le pétrole n’est pas cher et il y en a des réserves disséminées dans le monde entier.

— Certes, mais pas assez chez nous. L’indépendance énergétique est d’importance stratégique. Comme notre indépendance pour la conquête de l’espace, non ? me fit-elle avec un clin d’œil.

Touché. Elle avait encore (toujours) raison.

Puis, sans que j’en comprenne immédiatement le motif, son front se plissa et son expression s’assombrit.

— Le problème, vois-tu, Robert, c’est ce que les militaires ont prévu de faire avec ces réactions nucléaires…

— Non, ne me dis pas que…

Je me doutais bien de ce qu’elle allait me dire. En effet, même si un grand nombre de progrès technologiques ont été réalisés, tirés par les besoins des militaires, on pouvait tout de même regretter que ces travaux aient pour but premier de s’entretuer plus efficacement, au lieu d’améliorer la société.

— Si, des bombes. L’intérêt de P2, la seconde pile, c’est aussi (et peut-être même surtout) de produire du plutonium.

— Et ?

— C’est avec le plutonium qu’on fait les fameuses bombes atomiques, comme celles d’Hiroshima et Nagasaki…

— Tu veux dire que la France va en fabriquer ?

— J’en ai bien peur…

Elle me relata aussi son inquiétude vis-à-vis de son patron. Celui-ci avait signé l’appel de Stockholm, pour une énergie nucléaire uniquement civile et risquait de se faire débarquer du CEA, lui, le concepteur de cette pile. Il commençait sans doute à aller un peu trop loin dans l’expression de ses convictions profondes. Refuser de concevoir la bombe atomique française, alors que l’objectif avait finalement toujours été celui-ci, comment son ministre de tutelle pouvait-il l’accepter ? Malgré sa renommée mondiale, son nom prestigieux et son prix Nobel de chimie, Frédéric Joliot-Curie ne pouvait pas faire ce qu’il voulait.

— Ça veut dire que l’usage civil, pour produire l’électricité, n’est pas la vocation principale de ces piles nucléaires ?

J’étais en train de découvrir la réalité du monde du nucléaire de ces années-là.

— Non, en effet. L’objectif — il y a sans doute du Général de Gaulle là-dessous — c’est que la France soit une des puissances dotées de l’arme atomique, comme l’URSS et les États-Unis. Si en plus on peut produire de l’énergie utilisable pour le civil, tant mieux. Mais ce ne sera que la seconde finalité.

Décidément, c’était à croire que les dirigeants du monde n’avaient tiré aucune leçon de l’Histoire. Ils n’en avaient pas eu assez avec cette boucherie atroce qui avait fait des millions de victimes, et atteint l’horreur absolue avec les camps d’extermination nazie. Ils semblaient, depuis l’armistice de 1945 et cette nouvelle « guerre froide » dont le président Truman avait parlé le premier en 1947, se préparer à une annihilation mutuelle avec des bombes atomiques. J’espérai que personne n‘aurait l’idée d’utiliser mes fusées pour transporter des bombes atomiques et que la folie des hommes n’irait jamais jusque là.

Elle m’évoqua également une de ses sources d’inquiétude principale :

— J’ai beau le dire et le répéter, j’ai vraiment l’impression que mes collègues, et s’ils sont militaires c’est encore pire, se moquent totalement de la radioprotection.

— La radioprotection ?

— Oui, la protection contre les rayonnements ionisants.

Elle m’expliqua brièvement les différents types de rayonnements, leur énergie et leur parcours dans la matière.

— Ah oui, en fait on ne voit rien ?

— Non, et quand on voit, c’est beaucoup trop tard. Marie Curie est morte de ça, des effets de la radioactivité. J’ai l’impression de me battre contre des moulins à vent et d’avoir en permanence le rôle de rabat-joie.

— En effet, ça ne doit pas être facile tous les jours.

Sa posture, assurément, n’avait rien de confortable.

Elle avait été auditrice libre à une réunion des spécialistes Américains, Canadiens et Anglais aux États-Unis, à Chalk River, en septembre 1949. Des préconisations globales allaient être publiées et une Commission internationale créée, la CIPR (Commission Internationale de Protection Radiologique). Les choses bougeaient dans le domaine de la radioprotection, seulement peu de ses collègues du CEA s’y intéressaient, les militaires encore moins.

Après deux semaines idylliques de plage, de soleil et de baignades, de petits restaurants, de discussions quasi-ininterrompues, de rires et de câlins, il fut malheureusement temps de quitter le Pays basque, pour rentrer et nous séparer. Ce fut déchirant, mais nous nous sommes promis de ne plus passer aussi longtemps sans nous retrouver au moins quelques jours. Une fois arrivée à Paris Austerlitz, Simone partit vers Fontenay-aux-Roses, où se trouvait Zoé. Quant à moi, je regagnai la Normandie et Vernon, où m’attendait Véronique.

À peine parvenu sur place, j’eus tout juste le temps de croiser mon équipe, reposée et en forme, que Jean-Paul me sauta dessus : la mairie de Vernon s’était plainte rue de Brienne, à la suite de notre tir. Un paysan n’avait pas du tout apprécié la chute de Véronique de six mètres de long dans son champ. Le ministre voulait me parler d’urgence.

J’appelai le ministère aussitôt et fus mis rapidement en communication avec le directeur de cabinet.

— Le ministre est ennuyé, Robert, mais il n’a pas le choix, il faut quitter Vernon…

— Attendez, je ne comprends pas. C’est grave à ce point-là ?

— Oui, cet agriculteur, chez qui votre fusée a atterri, est le beau-frère du député-maire de Vernon.

— Oui, ça je sais, et alors ? En quoi est-ce grave ? Cela va rejaillir sur sa commune, la renommée de la conquête spatiale, tout ça.

Quelle histoire pour un bout de ferraille, fut-il de six mètres de long.

— Il doit y avoir une histoire entre les deux beaux-frères. Toujours est-il que le maire nous demande instamment de déménager votre projet et de vous faire quitter Vernon.

— Sinon ?

— Sinon, à l’Assemblée nationale, il est au centre et pourrait faire chuter la majorité parlementaire, et donc le ministre. Vous voyez ce que je veux dire ?

Je ne voyais pas vraiment, mais j’imaginais. Par chance, nous avions le même ministre de tutelle depuis trois gouvernements successifs, un ancien résistant, un socialiste. Si je pouvais modestement apporter ma pierre à l’édifice pour qu’il reste en place encore un peu…

— Bien, nous allons où ? demandai-je.

— Suippes ?

J’opposai un « non » catégorique. Ce lieu était pour nous le synonyme de l’échec et nous aurions l’impression de revenir en arrière.

— Sinon, je peux vous proposer un terrain militaire, comme Suippes, donc peu de soucis potentiels avec les voisins, au Cardonnet, pas très loin de Montpellier.

— Avons-nous le choix ?

— Pas vraiment, non, j’en ai bien peur.

— Vous savez, si nous déménageons tout le projet à chaque tir, cela va finir par coûter un peu cher à la France, tentai-je pour mettre un peu de légèreté.

— L’argent n’est pas un problème, me répondit-il assez sèchement.

Il n’avait visiblement pas le sens de l’humour, enfin pas le même que le mien en tout cas…

— Bien, dans ce cas, nous commençons à tout démonter et replier.

— Il faudrait que vous y soyez la semaine prochaine, ça devient urgent avec le député-maire de Vernon.

— Nous allons mettre les bouchées doubles, Monsieur, l’assurai-je. De toute façon, pour le faire patienter, vous pouvez déjà lui annoncer qu’il n’y aura pas de nouveau tir à partir de Vernon.

— Je vais faire ça, en effet. Merci, Robert

— Je vous en prie, Monsieur.

Après tout, c’était avec lui que je faisais régulièrement le point côté budget. Je saurais lui rappeler l’impact financier de ces déménagements successifs.

Aussitôt le téléphone raccroché, je réunis l’équipe et les prévins de notre transfert imminent. Ils se mirent à tout ranger en caisses et en cantines. Tous étaient heureux de quitter la Normandie pour le Sud, sauf Jean-Paul qui s’éloignait de sa famille. S’il avait su que, peu de temps après, nous allions partir encore plus au sud…

Helmut et ses compatriotes m’avaient dit qu’ils resteraient là, dans les locaux attenants au LRBA. Ils avaient réussi à s’intégrer à côté de Vernon et ne souhaitaient pas vivre un nouveau déracinement. Il fallut que j’use de tout mon entregent pour convaincre le directeur de cabinet de la rue de Brienne. Nos collègues germaniques me furent éternellement reconnaissants. Ils continueraient à travailler sur les propulsions et nous enverraient très régulièrement un point d’avancement de leurs activités. Nous resterions en liaison étroite. Puis, comme me dit Helmut, « un moteur de Véronique, ça facile dans un avion de transport, entre ». De plus, ils viendraient ponctuellement nous rejoindre pour les lancements, si besoin. Nous pourrions toujours compter sur leur appui pour l’assemblage et l’optimisation des moteurs de fusée.

[1] En 1946, Raoul Dautry, administrateur général du CEA choisit le site de Saclay : un plateau sans charme peuplé de 700 habitants et peu boisé, terre à blé ouverte à tous vents, acquise après bien des débats locaux, en raison de son éloignement géographique de Paris et de la proximité offerte par les moyens de communication modernes comme le métropolitain pour un centre d’études de physique nucléaire. (Source Wikipédia).

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