Chapitre 13 : elle était jeune
Finalement, il ne fallut que trois jours pour tout emballer, deux jours pour le trajet en train avec deux wagons pour le matériel et un supplémentaire, dédié à l’ensemble du personnel de l’équipe. L’installation au Cardonnet prit un peu plus de temps. Nous espérions y rester plus qu’à Vernon. Nous devions avancer rapidement avant d’être engloutis par un projet spatial européen qui ne manquerait pas d’arriver après la déclaration de Robert Schumann : celui-ci avait proposé à la RFA[1] la mise en place d’une Communauté Économique du Charbon et de l’Acier[2]. Le but était de créer des liens assez étroits entre pays européens pour éviter une nouvelle guerre. Le domaine de l’espace serait forcément intégré un jour à ce « machin ». Ce n’était sans doute qu’une question de temps, mais pas notre souci du moment.
Là, il nous fallait préparer le tir — réussi, nous n’avions pas d’autre choix — auquel serait conviée la presse. Véronique 3 se devait d’être un succès. La pérennité de notre projet se jouerait à cet instant précis. Nous refîmes tous les calculs, les vérifiâmes à nouveau, encore et encore. Fort heureusement, nous avions débuté la construction des exemplaires 2 et 3 simultanément. Nous allions donc lancer devant le monde entier, la sœur jumelle de celle qui venait de démontrer ses capacités. Entre-temps, le gouvernement avait changé deux fois, mais notre ministre de tutelle était resté le même. Le président du Conseil[3] du moment était l’ancien ministre de la Défense à qui j’avais eu affaire au début du projet. Quelques jours plus tôt, j’avais ainsi appelé notre autorité, oscillant en permanence entre un optimisme absolument serein et des craintes irraisonnées :
— Monsieur le Ministre, ça y est, Véronique 3 est prête à être présentée à la presse et à s’envoler devant eux. Il ne reste plus qu’à caler la date avec vous.
— Bien, je regarde mon agenda… le 12 septembre, c’est possible pour vous ?
— Nous serons prêts quand vous vous voulez. La fusée est d’ores et déjà opérationnelle.
— Il nous faut le temps de prévenir la presse, y compris étrangère. Je vais en parler avec le ministre de l’Information.
— Vous pensez qu’on pourrait aussi inviter monsieur le président du Conseil ? Il était ministre de la Défense au début du projet, peut-être serait-il intéressé de voir Véronique s’envoler ?
Il fallait que je sois sacrément sûr de moi pour proposer une chose pareille, mais une fois plongé dans le grand bain, il faut nager, non ?
— Je vais voir, Robert. Toutefois ça n’est pas certain que cela soit compatible avec son emploi du temps…
— Merci, Monsieur le Ministre, tenez-moi au courant.
Une nouvelle fois, nous y étions. Comme précédemment, une sueur froide collait ma chemise. Et si cela ne fonctionnait pas ? Chassant ces pensées parasites que j’attribuai au trac, je jetai un regard circulaire autour de moi :
En fin de compte, le président du Conseil n’était pas venu. Du beau monde était toutefois présent avec deux ministres, celui de la Défense nationale et celui de l’Information, des membres de leurs cabinets, le préfet, les députés et sénateurs de l’Hérault, tous les maires et conseillers municipaux autour du Cardonnet ainsi que l’ensemble de la presse nationale et internationale. Nos camarades allemands étaient aussi parmi nous. Ils étaient venus accompagnés de leurs familles. Simone était dans le public, j’avais eu le temps de l’embrasser furtivement avant d’être accaparé par les officiels.
Maryse, notre comptable, avait fait les choses en grand en commandant les victuailles pour le buffet. C’était sans doute en partie ce qui avait attiré tant d’élus et de notables.
Une fois tout le monde installé dans les gradins, sans toiture, inutile en raison du temps clément annoncé, il y eut la présentation de la fusée à la presse, un exercice peu aisé pour moi qui n’avait pas l’habitude de m’exprimer devant tant de gens. Elle fut vraiment mitraillée, notre Véro, sous toutes les coutures.
Nous étions sereins, enfin, nous donnions l’impression de l’être, mais en réalité nous étions tous dans nos petits souliers. Nous procédâmes aux dernières vérifications pendant que le ministre faisait un discours, forcément un peu trop long :
— Mesdames, messieurs, mes chers compatriotes, vous les correspondants de la presse étrangers…/…, prestige de la France… /…, rayonnement de la France jusque dans l’espace (fallait l’oser, celle-ci), …/… grandeur de la France…. etc.
Après de copieux applaudissements, il se tourna vers moi en me disant :
— Quand vous voulez…
Je regardai Gérard pour qu’il me confirme d’un signe que tout était bon côté réglages électroniques, puis Jules et Georges pour la partie carburant. Tous les feux étant au vert, je donnai donc le top à Paulo pour lancer le compte à rebours :
— 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, mise à feu !
Devant le vacarme épouvantable, tout le monde se boucha les oreilles. La tribune fut absorbée par le nuage de fumée dû à la combustion du kérosène dans l’acide nitrique, principalement de la vapeur d’eau sans le moindre danger. Notre beauté orange émergea, s’élevant dans les cieux avec une lente rotation sur elle-même. Elle monta tout droit et, au bout de 6 à 7 secondes, la flamme s’éteignit. Véronique n’était déjà plus qu’un point dans le ciel. Les instruments nous indiquèrent qu’elle avait bien atteint les deux kilomètres d’altitude, avec même quelques centaines de mètres en plus.
Les applaudissements crépitèrent, ainsi que quelques cris et vivats. Les journalistes des différentes radios étrangères dictèrent leurs commentaires en direct, dans un brouhaha indescriptible.
Tout s’était bien déroulé. Nous étions heureux (et soulagés).
La foule se déplaça assez rapidement vers le buffet. Le champagne était en libre service et les petits fours avaient été approvisionnés pour nourrir tout un régiment.
Le ministre m’agrippa au passage et tint à me féliciter devant tous les notables. Je restai quelques minutes avec eux, impatient de rejoindre ma femme, Simone que j’apercevais, ne me quittant pas du regard.
Je la retrouvai avec joie. Elle battait des mains presque comme un enfant et rayonnait de fierté. Elle se jeta littéralement dans mes bras en me disant « Bravo ! ». Voilà les félicitations qui m’importaient. Nous nous embrassâmes, sans un regard pour les quelques photo-reporters qui avaient immortalisé l’instant sur leur pellicule. Nous n’étions ni l’un ni l’autre des personnages publics et nos vies sans intérêt ne passionneraient sûrement pas la presse. J’attrapai un photographe et lui demandai de m’envoyer un exemplaire de cette prise de vue. Cela nous ferait un souvenir de ce jour mémorable. Au bout de quelque temps, jugeant que ma présence avait été suffisante, j’attrapai le bras de Simone et l’entrainai pour aller rejoindre la petite maison que j’avais trouvée dans la garrigue. La soirée et la nuit furent le couronnement de cette journée parfaite.
Le lendemain, après avoir ramené Simone à la gare pour son train de retour vers Paris — elle allait faire le trajet dans le même wagon que nos spécialistes allemands des moteurs et leurs familles —, je débarquai tout guilleret dans nos bureaux au Cardonnet.
Là, un drame se jouait. Jules était enfermé dans les toilettes et Paulo tapait dans la porte avec ses poings et ses pieds en vociférant :
— Sors d’ici, espèce de salopard, je vais te montrer ce que ça fait !
Il semblait ivre de rage.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je aux autres.
Pas un n’osait s’approcher de lui. Quand il était en furie comme ça, la prudence était effectivement de mise. Personne n’était à l’abri de ses larges mains. Même par inadvertance, il aurait pu frapper quelqu’un. Il avait de longs bras, Paulo.
Georges m’expliqua que lorsqu’il était arrivé, Josiane, l’une des deux chimistes, était déjà là, en pleurs. Elle n’avait rien voulu dire à personne, sauf à Paulo qui était aussitôt entré dans une rage folle contre Jules. Moi qui m’imaginais avoir réglé tous les problèmes relationnels avec le départ de Maurice… ça n’était donc jamais terminé, les emmerdements avec la gestion d’une équipe ?
Très prudemment — un mauvais coup était si vite arrivé — je m’approchai de mon ami et tentai de le raisonner :
— Paulo, calme-toi. On va s’expliquer sans crier, tu veux bien ?
— Non ! je ne me calme pas ! Si tu savais ce qu’il a fait cette espèce de petit fumier…
— Justement, c’est ça que je voudrais comprendre, pourquoi es-tu en colère ?
— Ce n’est qu’un pauvre type !
— Peut-être, mais dis-moi au moins pourquoi.
— Il a essayé de violer Josiane, hier soir, après le pot.
— Quoi ? Tu es sérieux ?
— Évidemment que je suis sérieux, tu crois qu’on dit des choses pareilles pour rigoler ?
J’avais bien besoin d’un truc comme ça, alors que l’avenir s’annonçait, somme toute, simple et radieux…
— Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais j’ai du mal à imaginer.
— Ben, n’empêche que c’est vrai !
— Je vais m’en occuper. Va plutôt tenir compagnie à Josiane. Défoncer la porte des toilettes et tabasser Jules ne règlera rien.
— Peut-être, mais ça me fera du bien. Je ne supporte pas les types comme lui.
— Va voir Josiane, Paulo, s’il te plait. Les autres, retournez travailler, je m’en occupe.
Tout le monde se dispersa, Paulo en trainant un peu les pieds, et me laissa dans les sanitaires avec la porte, bouclée, entre Jules et moi.
Au bout de quelques minutes, une voix fluette me parvint :
— Il est parti ?
— Oui, je suis seul, c’est Robert.
Il déverrouilla le loquet et la porte s’entrouvrit. Il semblait tout penaud mais chercha tout de même à minimiser l’incident.
— Non, mais en vrai il ne s’est pas passé grand-chose, Robert. C’est Paulo qui fait tout une histoire pour trois fois rien.
— Je connais bien Paulo et, même s’il a parfois un sale caractère, pour qu’il se mette dans un état pareil, je sais pertinemment qu’il ne s’est pas « trois fois rien » passé. Allez, vas-y !
Il réfléchit quelques instants puis sembla se décider à m’avouer la vérité, sa vérité.
— Je suis désolé, Robert, je ne sais pas ce qui m’a pris. Ça fait trois mois qu’on a rompu avec Sabine, ma copine… Et hier soir, quand j’ai vu Josiane, toute jolie avec sa petite jupe, j’ai pas pu résister.
— Elle t’avait fait des avances ?
— Oui, enfin non, pas vraiment. Mais tu as vu comme sa jupe était courte ?
En effet, si elle avait gardé ses jambes au chaud, on n’en serait peut-être pas là. Cette pensée ne fit qu’effleurer mon esprit. Toutefois, elle le fit quand même. Quand j’y repense avec le recul, comment ai-je pu avoir une pensée pareille ?
— Donc, elle ne t’a pas fait d’avances ?
— Euh, non.
— Alors, que s’est-il passé ?
Je voulais juste comprendre comment lui, qui semblait un si gentil garçon, avait pu se comporter comme ça.
— Ben, au moment où elle allait partir, on avait sans doute un peu trop bu tous les deux, je lui ai proposé de la raccompagner chez elle, mais elle n’a pas voulu. J’ai insisté un peu, mais elle refusait toujours. Alors je me suis approché d’elle, elle était tellement jolie, elle a de si belles gambettes et j’ai essayé de l’embrasser.
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle m’a repoussé. C’est parce qu’elle faisait la timide. Tu penses, un officier de l’armée de l’air, un ingénieur qui s’intéresse à elle, petite chimiste, elle aurait dû être heureuse et flattée.
Comme si se perdre dans les bras d’un ingénieur était le rêve de toute femme. Il avait un truc qui ne tournait pas rond, Jules.
— Tu entends ce que tu dis, Jules ?
— Oui, oui, je sais. Je suis quand même sûr qu’au fond d’elle, si j’avais plus insisté, elle aurait fini par dire oui.
Sauf qu’elle n’avait pas dit oui. Bon, tant pis pour lui. Il avait déconné, il fallait qu’il parte. Au besoin, je pourrais donner un coup de main à Georges, possédant les mêmes compétences que Jules en chimie. De toute façon, si ce n’était pas moi qui le faisais partir, ça serait Paulo, et dans un triste état. Autant gérer le truc en douceur, comme je savais le faire.
— Je suis désolé, Jules, ça ne se fait pas. Tu vas aller dans ton bureau et m’écrire une lettre de démission sur le champ. Tu trouves n’importe quel prétexte, mais je la veux sur mon bureau dans dix minutes. Ensuite, tu prends tes affaires et tu t’en vas loin, très loin. Je ne veux plus jamais avoir à faire à toi. C’est compris ?
— Oui, Robert, me répondit-il, navré.
— Il tourna les talons et moins de dix minutes plus tard, j’avais son billet sur mon bureau. Il quitta la base du Cardonnet, la tête basse. J’étais finalement assez content de la façon dont j’avais géré cette crise, sans violence… Les choses allaient reprendre leur cours normalement, maintenant qu’il avait été éjecté de l’équipe. Restait à consoler Josiane, mais elle passerait vite à autre chose, elle était jeune.
[1] RFA : République Fédérale d’Allemagne, aussi appelée Allemagne de l’Ouest après la mise en place du rideau de fer coupant ce pays en deux.
[2] Cette CECA a jeté les bases de la CEE (Communauté Économique Européenne) qui est devenue ensuite l’Union Européenne.
[3] Président du Conseil et chef du Gouvernement et donc du pouvoir exécutif. Il était choisi au sein de la majorité des députés. Durant la quatrième République, la France était un régime parlementaire. Le président n’avait que très peu de pouvoirs et était élu par le Parlement (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat) et non pas au suffrage universel comme dans la 5ème République.
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