Chapitre 14 : et jamais de son père

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Depuis mon départ dans le Sud, Simone et moi, nous nous nous nous téléphonions tous les deux ou trois jours . J’avais une ligne directe avec accès national dans mon bureau. Il faut bien admettre que celle-ci servait au moins autant à mes conversations privées que pour échanger avec le ministère.

Ce soir-là, satisfait de la façon dont j’avais géré la crise avec Jules le matin même, je lui racontai tout, n’omettant aucun détail, ni les pensées qui m’étaient venues en tête en discutant avec lui. Une fois mon récit terminé, je m’attendais à ce qu’elle soit fière de moi, qu’elle me félicite. Eh non, rien du tout. Silence à l’autre bout de la ligne…

— Simone, tu es là ?

— Oui, oui.

— Tu ne parles pas ?

— Je réfléchis à la formulation de ce que je veux te dire.

— Oh… Au ton de ta voix, ça ne va pas être très aimable, je le sens. Pourtant, j’ai bien traité la cause du problème, non ? Bon, il faudrait aussi peut-être que je dise aux dames de l’équipe d’éviter de porter des jupes trop courtes. Comme ça, on aura vraiment fait le tour du sujet, tu ne crois pas ?

— Robert…

— Oui, Simone ?

Je commençais à la connaître. Quand elle prenait ce ton-là, c’est qu’elle avait des messages importants à me transmettre, pas toujours faciles à exprimer. Ce n’était pas quelqu’un qui rangeait son point de vue dans sa poche. C’est d’ailleurs ce qui m’avait plu en elle.

— Mets-toi deux secondes à la place de Josiane.

— Pardon ?

Quel rapport sa remarque pouvait-elle avoir avec nos échanges ? pas besoin de m’imaginer en femme pour cela. Pas de jupe courte, point final.

— Oui, imagine que tu es Josiane et qu’il y a un homme pour qui tu ne ressens rien, qui vient se coller à toi pour te tripoter.

— Mais, je ne suis pas une femme ! Je lui fous mon poing dans la gueule, à ce mec !

— Pas si tu es une femme, Robert !

— Ben si !

Femme ou pas, je n’allais pas me laisser emmerder par qui que ce soit ! Les mots de Simone n’avaient pas atteint leur but avec moi. Elle essaya une nouvelle approche.

— J’ai une autre idée : imagine, il fait chaud, tu as déboutonné ta chemise et un type avec qui tu travailles vient glisser sa main dedans et te dit : « mmmmm tu me plais, petit coquin, si tu as la chemise ouverte, c’est parce que tu attends des caresses, Robert. Je suis là pour toi. Je vais te faire du bien ». Pour couronner le tout, imagine que c’est le ministre qui te fait ça, celui dont tu dépends, ou son directeur de cabinet, ton responsable…

— …

À cet instant précis, l’image qui s’est imposée dans ma tête me fit froid dans le dos. Il fallait bien admettre que cette situation évoquée par Simone me donnait à la fois envie de vomir et me paralysait. Comment aurais-je pu réagir si cela m’était arrivé, de cette façon-là, à moi ? Ah, elles étaient loin mes velléités de coup de poing dans la gueule ! J’étais tétanisé par l’idée même de cette scène.

Devant mon silence éloquent, elle reprit :

— Oui, hein ? Ta chemise ouverte, il a pensé que cela lui était adressé. Tu comprends un peu mieux ce qu’elle a pu ressentir ? Tu vois le parallèle ?

Mince ! C’était comme si un voile s’était déchiré devant mes yeux, me permettant de voir la vérité toute nue.

— Sa jupe courte ?

— Oui. Ce n’est pas parce qu’elle porte une jupe qui dévoile ses jambes qu’une femme a envie de se faire baiser par la terre entière !

— Simone ?!

Oh, quand elle devenait grossière, c’est qu’elle était vraiment énervée. Ou alors qu’elle trouvait que je faisais encore des pirouettes pour éviter les sujets difficiles. Ce qui n’était pas le cas à ce moment-là.

— Quoi, ce n’est pas ça qu’il voulait, ton Jules ? Baiser la petite Josiane ?

— Euh, si, si, sûrement.

Visiblement, il n’y avait pas beaucoup de doutes sur ce sujet.

— Il s’en est senti le droit parce qu’il est un homme, parce qu’il était hiérarchiquement supérieur à elle et aussi parce qu’elle avait une jupe qu’il avait jugée « courte ».

— Oui, je comprends. Mais, dis-moi, ce que j’ai fait en le virant, c’était ce qu’il fallait faire, non ?

Quand même, je ne pouvais pas avoir merdé sur toute la ligne, si ?

— Oui, c’est le minimum qu’il y avait à faire, mais tu l’as fait.

— Ah ?

Le minimum attendu, c’était bien mais apparemment pas suffisant. Alors que j’étais content de moi, c’était presque vexant. Elle était parfois dure dans ses mots…

— Robert, je t’aime et j’attends autre chose de toi. En fait, j’attends beaucoup plus de l’homme que j’aime.

— Ah bon ?

Bon, elle m’aime encore, tout va bien. Malgré tout, il fallait que je sois à la hauteur de ses attentes. Que me restait-il donc à faire ?

— Oui, me confirma-t-elle.

— Qu’est-ce que je peux faire de plus que ça ?

— Dans cette affaire, il y avait deux protagonistes, non ?

— Oui, mais un seul coupable, répliquai-je vivement, content de moi.

— Oui, et tu t’en es occupé comme il fallait. Quoique, à la réflexion, je n’aurais pas été fâchée que ton ami Paulo lui donne une bonne leçon.

Ah non, ça aurait sans doute été encore plus compliqué à gérer ensuite ! Je ne pus retenir une grimace en imaginant la scène et ses suites

— Je ne sais pas ce qui lui a pris de s’énerver comme ça. À croire qu’il est amoureux de Josiane.

— Et pourquoi pas ? Mais ça n’est absolument pas la question, tu dévies du sujet ! Je te parlais des deux personnes de cette histoire, tu t’es occupée d’une, mais pas de l’autre.

— Josiane ?

Josiane ? Que pourrais-je bien lui dire maintenant ?

— Oui, Josiane. Tu ne crois pas que tu as quelque chose à faire avec elle ?

— Moi ? Ben non. J’ai éliminé – façon de parler – son agresseur !

Simone avait même reconnu que j’avais agi comme je le devais. Où voulait-elle donc en venir ?

— Ce n’est pas le moment de faire de l’humour, Robert !

— Excuse-moi, Simone, ce n’était pas mon intention.

— Je sais. Arrête de me couper maintenant et écoute-moi. Tu vas aller voir Josiane et lui dire qu’elle est une victime. Tu vas lui rappeler que ce n’est pas sa faute, que Jules est un salaud, qu’il n’avait pas le droit de faire ça. D’ailleurs, c’est pour ça que tu l’as viré.

Ah oui. Vu sous cet angle-là, en effet. Mon job n’était pas tout à fait terminé. Quelquefois, je me demandais si j’étais bien fait pour diriger une équipe, mixte de surcroit, donc potentiellement avec ce genre de problèmes entre hommes et femmes. Je n’avais pas signé pour ça, moi, auprès du ministre. Toutefois, il fallait se rendre à l’évidence, cela faisait partie du poste, point final. Un bref instant, la question de la longueur de la jupe me revint à l’esprit, bien vite chassée par l’image de la main du directeur de cabinet passant dans ma chemise ouverte. J’en frémis de dégoût.

— Oui, je comprends, acquiesçai-je. Je le ferai dès demain à la première heure. Moi, je pensais surtout qu’elle avait besoin d’être consolée et que, pour cela, les autres femmes de l’équipe ou même Paulo…

— Non, Robert. Pas de consolation. Là, c’est de reconnaissance en tant que victime qu’il lui faut, de la part de son responsable, c’est-à-dire toi.

Elle avait raison, ma Simone. Josiane avait besoin qu’on la soutienne et qu’on l’accompagne, que je la soutienne. C’était mon rôle de chef du projet. S’il n’était pas en mon pouvoir de la consoler, j’avais des obligations en tant que patron.

— Oui, je vais faire ça.

— Puis, il faut aussi que tu lui demandes si elle ne veut pas porter plainte.

— Porter plainte ? Pour ça ?

En fin de compte, pour finir, il ne s’était pas passé grand-chose. Puis, à nouveau m’est revenue la scène du début de notre conversation. Quelle horreur pour Josiane. J’en avais de nouveau des frissons et une envie de vomir.

Simone n’avait pas répondu à ma dernière remarque, me laissant cheminer tout seul. Comme si elle était dans ma tête, elle semblait avoir compris où j’étais arrivé dans mes réflexions.

— Pour agression sexuelle, Robert. Ce n’est pas rien. C’est dans le Code pénal[1] depuis Napoléon, dans la partie « Attentats aux mœurs ». C’est puni de réclusion. Il faut que tu lui proposes de l’accompagner, c’est ton devoir de chef.

— Tu en es certaine ?

Moi qui espérais que tout serait terminé après avoir viré Jules, il me restait sans doute quelques étapes à accomplir. J’avais hâte de pouvoir retourner à la technique pure et simple.

— Oui, aucun doute là-dessus.

— Bien, je ferai ça aussi, c’est promis. Tu as raison, c’était vraiment un salopard, ce Jules. En plus, il faisait presque deux fois la taille de la petite Josiane. Je ne sais même pas comment elle a pu lui résister. Elle est forte !

— Les femmes sont fortes, Robert.

Tu es forte !

— Non ! Toutes les femmes ! Même la « petite Josiane » ne s’est finalement pas laissé faire. Ce n’est pas une raison pour que certains hommes essayent de les forcer à faire des choses dont elles n’ont pas envie.

Ces mots très puissants conclurent nos échanges sur ce sujet. Bien sûr, le reste de notre conversation fut plus apaisé et tendre.

Le lendemain, après une nuit un peu agitée et peuplée de cauchemars – avec plusieurs types ressemblant au ministre venant me caresser la poitrine, beuark – je débarquai tôt dans nos bureaux et préparai le café pour tout le monde. J’aimais ces quelques minutes seul, avant le tourbillon de la journée. Ce moment me permettait souvent de faire le point sur mon emploi du temps à venir. Ce matin-là, je savais exactement ce que j’avais à faire.

Paulo arriva le second, puis Maryse, Georges, Josiane et enfin tous les autres. Je me levai puis allai voir directement Josiane en lui proposant de venir me retrouver dans mon bureau. Je l’invitai à s’asseoir et lui offris une tasse de café. Elle avait encore les yeux gonflés, d’avoir pleuré probablement. Quel salopard, ce Jules ! Il ne s’était même pas rendu compte de la souffrance infligée à cette pauvre femme.

J’entrai tout de suite dans le vif du sujet :

— Josiane, je sais ce que vous avez subi hier et c’est totalement contre mes valeurs. D’ailleurs, vous ne verrez plus Jules, et je l’ai renvoyé dès qu’il m’a avoué ce qu’il avait fait.

— Merci, Robert, me dit-elle avec des larmes dans la voix.

— C’est normal, c’est mon rôle de responsable.

— Ce n’est pas facile, vous savez. D’autant plus qu’il n’en était pas à sa première tentative, me confia-t-elle.

— Quoi ?

Dire que je n’avais rien vu… Il était possible que cela fasse des jours, voire des semaines qu’elle venait travailler la boule au ventre. J’avais été nul sur ce coup-là.

— Non. Souvent, en fin de journée, il insistait lourdement pour me ramener chez moi. Heureusement, à chaque fois, Paulo n’était pas encore parti et, dès qu’il arrivait, comme par miracle, Jules disparaissait.

En plus, il n’en était pas à son coup d’essai, ce petit salaud.

— Vous auriez dû me le dire avant.

— Je n’osais pas, et puis, il ne s’était finalement rien passé.

— Ce dont il faut que vous soyez persuadée, Josiane, c’est que vous n’êtes coupable de rien ! Le coupable, c’est lui !

Je me fis la réflexion à cet instant que Simone aurait été fière de moi. C’étaient presque ses mots. J’étais en phase avec elle maintenant. Elle m’avait convaincu la veille. Je me sentais toujours mal en pensant à la scène qu’elle m’avait décrite, avec le directeur qui… Non !

— Merci, Robert, me dit-elle en se levant, imaginant notre entretien terminé.

— Encore une chose, Josiane.

— Oui ?

— Si vous voulez aller porter plainte à la gendarmerie, je vous accompagnerai.

Elle sembla un instant surprise, puis se ressaisit.

— Je ne sais pas si…

— Réfléchissez-y, prenez votre temps. Pas trop quand même. Si vous êtes décidée, j’irai avec vous.

— Merci, Robert, vraiment, me dit-elle juste avant de sortir de mon bureau.

L’après-midi ; lors de notre réunion quotidienne, je commençai en prenant la parole de façon un peu solennelle :

— Pour celles et ceux qui ne seraient pas encore au courant, Jules ne fait plus partie de notre équipe. Il a eu un comportement tout à fait inapproprié à l’égard d’une collègue. Je n’ai pas réfléchi longtemps, je l’ai viré. Messieurs, fis-je en passant mon regard sur chacun d’eux, ce sera le cas pour tout écart vis-à-vis d’une femme ici. Je n’ai pas hésité pour Jules, je le ferai d’autant moins que vous êtes tous prévenus maintenant. Mesdames, la porte de mon bureau vous sera toujours ouverte pour signaler tout agissement déplacé d’un homme. Toujours…

Un silence lourd s’installa. Je me demandai un instant s’ils étaient au courant des faits de la veille, sous le choc ou s’ils attendaient autre chose de moi.

— Pas de remarque ? interrogeai-je à la ronde.

— Bravo, Robert ! cria Paulo en applaudissant.

Il fut vite rejoint par tous les autres. Le tumulte se calma peu à peu et nous avons continué l’ordre du jour de notre réunion habituelle. À la fin de celle-ci, je pris Paulo à part et, après avoir insisté un peu, je compris les raisons de sa colère à l’encontre de Jules : sa mère avait été violée et il en était le fruit. Le violeur n’avait jamais été retrouvé malgré la description précise qu’elle avait fait de son uniforme. Depuis qu’il était en âge de se battre, il tabassait tous ceux qui agressaient des jeunes filles ou des femmes. Je venais aussi d’appréhender pourquoi il parlait si souvent de sa mère et jamais de son père.

[1] Articles 222-22 à 222-33 du Code pénal.

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