Chapitre 16 : retrouver ma Simone de temps en temps.
À la suite cet incident, l’ambiance avait changé, comme si tous se sentaient désormais plus soudés, comme si j’étais enfin reconnu dans mon rôle de chef. Après le premier échec de Véronique, les deux succès suivants, la gestion de l’agression de Josiane, tout s’était finalement installé. J’avais la sensation d’être – enfin – à la bonne place. Ce n’était vraiment pas désagréable du tout...
Notre projet suivait son petit bonhomme de chemin avec Dieter, le second d’Helmut qui nous avait rejoints, en remplacement de Jules. Véronique atteignait régulièrement les deux kilomètres d’altitude, malgré une combustion limitée volontairement à six secondes et quelques du fait du système de combustion. Nous commencions à nous professionnaliser. Je craignais que nous sombrions dans une sorte de train-train et que nous nous endormions sur nos lauriers. Deux kilomètres, en demeurant dans la troposphère, ne pouvaient pas être le Graal pour nous. Il allait bien falloir un jour envoyer quelque chose réellement dans l’espace. Nous avions encore du chemin à parcourir, malgré les pistes d’optimisation que nous recevions régulièrement de l’équipe « allemande » restée à Vernon.
Sans parler de l’altitude à atteindre, il subsistait un point que nous avions du mal à maîtriser : les suites du tir. L’atterrissage, en fait, ou plutôt le retour violent contre le sol. Il s’agissait tout de même d’une bonne centaine de kilos de métal chaud qui s’écrasait par terre d’une hauteur de deux mille mètres.
Pour parer à cela, une nouvelle routine s’était installée :
— Tout est prêt ?
— Oui, Robert, me répondit Gérard, électronique OK.
— Carburants et comburants, George ?
— Les pleins sont faits, Robert.
— La zone est dégagée ?
— Oui, c’est bon et deux camions de pompiers sont à disposition à la sortie du champ de tir, me confirma Jean-Paul.
Ce point- là était devenu incontournable dans les tirs à partir du Cardonnet.
— Bien. Paulo, compte à rebours.
— C’est parti, Robert. 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, mise à feu !
Nous ne faisions presque plus attention au vacarme, nous plaçant juste les doigts dans les oreilles[1].
Certains ne regardaient même plus la fusée monter dans le ciel, retournant à leurs occupations dès le lancement effectué. C’était vraiment devenu banal.
— Deux kilomètres et cinq-cent-vingt-trois mètres, annonça Gérard.
Un peu moins bien que notre dernier tir, mais un de nos meilleurs scores quand même.
Seul Jean-Paul restait toujours sur place et suivait Véronique avec des jumelles, pour essayer de déterminer son point de chute. Celui-ci dépendait énormément du vent. En effet, une Véronique vide était presque comme une feuille, ballotée par les courants d’air. Une feuille de plus d’une centaine de kilos quand même.
Il guidait ensuite les pompiers de Gignac, la ville de quelques milliers d’habitants la plus proche, par radio, jusqu’au lieu d’impact de la fusée sur le sol. Parfois, une colonne de fumée, due à un départ de feu de broussailles sèches, les renseignait encore mieux que les indications de mon adjoint et beau-frère. Si la zone autour du Cardonnet n’était pas très dense en matière de population, elle l’était en termes de présence de végétation hautement inflammable.
Pour les fêtes de Noël, je rejoignis Simone chez ses parents, à Suippes. Elle et Jean-Paul y allaient aussi souvent qu’ils pouvaient. En effet, sa mère souffrait d’un cancer depuis de nombreux mois et son état de santé ne semblait pas s’améliorer. Simone devenait même de plus en plus inquiète quant à ses réelles chances de guérison.
— Tu sais, Robert, je crois que si maman meurt, je ne m’en remettrai pas, me dit mon épouse, dès que nous nous sommes retrouvés.
— Pourquoi dis-tu ça, Simone ? La médecine progresse chaque jour ! Ils vont bien finir par trouver comment la soigner, non ?
— J’espère que tu as raison, mon chéri, mais je suis inquiète. Je crains que tous les budgets soient rognés pour cette foutue guerre en Indochine.
Je la serrai tendrement dans mes bras, souhaitant moi aussi qu’il n’y ait pas de coupes sombres dans la recherche médicale, mais également dans les autres projets comme Véronique ou la pile Zoé et ses applications.
Les nouvelles du monde n’étaient pas bonnes : du fait des tensions internationales (guerre de Corée, Indochine, accroissement de la guerre froide avec l’URSS), notre pays avait décidé de se réarmer. Les dépenses militaires montaient en flèche et les domaines civils « faisaient l’objet d’arbitrages ». Au vu de ce contexte, elle comme moi, nous avions craint pour nos projets respectifs. Finalement, il n’en fut rien. Nos travaux dépendaient du ministère, seul secteur qui avait un budget en hausse, par chance.
Heureusement, dans le ciel sombre des nouvelles inquiétantes concernant la santé de Colette, il y eut une belle éclaircie avec le mariage de Paulo et Josiane, annoncé en tout début 1951. L’équipe au grand complet était présente pour accompagner les deux tourtereaux à l’autel. Simone était là aussi, bien sûr. Nous avions voyagé ensemble de Suippes à Annonay où se déroulaient les noces.
La journée avait débuté par la cérémonie civile dans la mairie d’Annonay, un bâtiment de style « néo-classique », un peu lourd et carré. L’un des murs de la salle des mariages était écrasé par un tableau gigantesque, de plus de six mètres sur quatre, représentant l’un des héros locaux, Boissy d’Anglas, à la séance du 1er prairial de l’an III[2], alors qu’il avait sauvé la Convention à la suite de l’irruption d’émeutiers. Tout comme le bâtiment, le style était pesant. Même la haute stature de mon ami Paulo semblait toute petite dans cette pièce immense.
— Tu te rappelles, me chuchota Simone, une larme au coin de l’œil.
— Oui, mon amour, ce n’est pas si vieux.
— Le plus beau « oui » que j’aie jamais entendu, me confia-t-elle
— Je t’aime, Simone, lui répondis-je
Il y eut quelques « chut » amusés de mes collègues auxquels nous n’avons pas prêté une grande attention.
Après un vin d’honneur dans une salle proche de la mairie et un repas rapide, nous nous sommes ensuite dirigés en procession – une petite procession d’une cinquantaine de personnes – jusqu’à l’église Saint-François, avec ses belles arches blanches de style néo-gothique. La nef était un peu surdimensionnée, vu le nombre de participants à la noce.
Josiane étant une enfant de l’Assistance Publique, je l’avais donc accompagnée à l’autel où l’attendait Paulo. Lui-même était venu au bras de sa mère, extrêmement fière de son fils qui envoyait des fusées dans l’espace. Elle jubilait véritablement.
— Tu te rappelles quand nous avons préparé le nôtre ? glissai-je à l’oreille de Simone, alors que le curé était en train de lire je ne sais quel passage de la bible.
— Oh oui, me sourit-elle. Et ce texte qu’on avait trouvé en même temps tous les deux, tu t’en souviens ?
— Le Cantique des cantiques ?
— Oui, c’est ça, pouffa-t-elle.
— La bible sait être coquine, parfois.
— Pas comme aujourd’hui, rit-elle dans ses mains pour en étouffer le bruit.
Là aussi, on entendit quelques « chut », mais cette fois, il s’agissait des grenouilles de bénitier.
Lors de leur sortie de l’église, les mariés ont été copieusement arrosés de riz. On en avait emmené une telle quantité que même moi, j’avais des grains dans mes chaussures. La messe fut suivie par un banquet qui me permit également de revoir quelques anciens camarades de la résistance, comme Max, notre chef du temps des FTP. Il était redevenu professeur d’histoire-géographie au lycée de Vienne, dans la vallée, un peu plus au nord. Il fit un magnifique discours lors du repas. Paulo en avait même été gêné.
Je n’ai pas pu m’empêcher d’apporter ma pierre à l’embarras de mon ami en racontant quelques anecdotes du maquis et notamment l’histoire de la patte de lapin. Cela a mis en joie l’assemblée. Ensuite, nos deux jeunes mariés se sont de nouveau adressé de très belles déclarations. Voir ce grand escogriffe, tout empoté, déclarer ainsi son amour à la femme de sa vie, devenue son épouse, nous avait tous émus aux larmes. Le mariage se poursuivit avec un orchestre qui entraina tout le monde dans des valse, polkas et autres musettes.
Plus tard dans la soirée, Paulo me fit une confidence à laquelle je ne m’attendais absolument pas :
— Faut que je te dise un truc, Robert.
— Vas-y, je t’écoute, Paulo.
— Tu me promets que tu ne vas pas te fâcher ?
— Pourquoi, je me fâcherais ? En plus, tu es le marié, tu as presque tous les droits aujourd’hui.
Que pouvait-il donc me dire qui risquait de me mettre en colère ?
— Faut que je te raconte un truc au sujet de Simone.
Quel rapport pouvait-il y avoir entre lui et Simone ? J’eus un brusque frisson, une sueur froide apparût entre mes omoplates
— Je t’écoute, Paulo, fis-je, soudain beaucoup plus attentif et un peu inquiet
— En fait, je ne sais pas trop par où démarrer.
— Par là où tu veux, mais tu me dis ce que tu as à me dire maintenant, commençai-je à m’agacer.
— Hé, calme, Robert, c’est mon mariage, me rappela-t-il avec un brin d’humour.
— Tu as raison, excuse-moi. Mais pourquoi Simone ? Quel rapport avec toi ?
— C’est idiot et en plus ça ne sert plus à rien aujourd’hui…
— Ah non, pas de ça, Paulo ! Tu en as trop dit ou pas assez ! Va jusqu’au bout !
— Vraiment ?
— Oui ! Comment il faut que je te le dise ?
— Bon, ben voilà, mais attention, c’est fini maintenant. Je suis marié avec Josiane !
Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre Paulo, Simone et Josiane ? Et pourquoi ce « truc » serait-il terminé depuis qu’il s’était marié ? Le fait qu’il tourne autour du pot commençait sérieusement à m’exaspérer. Toutefois, c’était effectivement son mariage, il fallait que je reste calme
— Allez, je t’écoute, Paulo, recommençai-je d’une voix que j’avais un peu de mal à maîtriser.
— Tu te rappelles, tu ne te fâches pas ?
— Non, non, c’est promis. Allez accélère un peu.
— Bon, allez, je me lance… Voilà, il y a longtemps, quand tu m’as présenté Simone, je suis tombé instantanément amoureux d’elle, moi aussi…
— Quoi ?!
Paulo, amoureux de Simone ? Incroyable ! Alors là. Je me serais attendu à tout sauf à ça !
— J’ai rien osé te dire et je suis resté dans l’ombre. Cela dit, vous voir roucouler tous les deux me fendait le cœur, poursuivit-il.
Si j’avais pu imaginer une chose pareille, Paulo fou de Simone… Quand même ! Donc quand il l’avait vue la première fois, ce n’était pas que la timidité qui l’avait fait bredouiller. Heureusement qu’il avait rencontré Josiane, sinon, cela aurait fini par empoisonner notre amitié. On avait eu chaud… J’étais finalement rassuré par l’évolution de la situation.
— Mais c’est bien terminé, enchaîna-t-il, je suis amoureux de Josiane, et on est très heureux ensemble.
— Et je vous souhaite tout le bonheur du monde à tous les deux, Paulo ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit avant ? Pourquoi aujourd’hui ?
— Tu me connais, je ne sais ni mentir ni taire mes pensées. Simplement, là, je ne pouvais pas. On est amis et entre amis, ça ne se fait pas, c’est comme ça. Maintenant que c’est passé, plus rien ne m’empêche de te le dire.
— Sacré Paulo, lui dis-je en le serrant dans mes bras. Tu es vraiment unique !
Simone avait été très touchée quand je lui avais raconté cette anecdote, plus tard, dans la soirée. Elle n’avait jamais soupçonné générer un tel amour de la part de mon ami. Elle était à la fois flattée et gênée.
Quelques jours après cette fête mémorable et, après avoir récupéré un état de conscience digne de ce nom, j’ai raccompagné Simone à Peyraud, d’où elle prenait un train vers Lyon, puis Paris. Nos adieux furent tendres et doux. Comme toujours, ils me déchirèrent le cœur. Nous ne savions jamais quand nous pourrions nous retrouver.
Du côté de l’équipe de Véronique, nous nous mîmes en route vers le Cardonnet. Ce convoi de six voitures fut particulièrement joyeux et ne passa pas inaperçu. Notre petit train-train reprit, entre réussites et échecs avec Véronique, avec une chimiste dont le ventre commençait à s’arrondir. Cela devait même se voir lors du mariage, mais personne n’en avait rien dit.
En mai 1951 arriva ce que nous redoutions tous : nous avons été obligés de solliciter plusieurs casernes de pompiers, jusqu’à Montpellier, pour parvenir à circonscrire un incendie majeur de broussailles, à l’issue d’un tir de Véronique. Le temps était sec depuis de longues semaines et la chute de la carcasse encore très chaude de notre fusée avait embrasé la garrigue. Une épaisse fumée blanche avait recouvert la zone durant quelques jours.
Les élus locaux commencèrent à protester auprès du préfet de l’Hérault, qui lui-même alerta le ministre de l’Intérieur ainsi que celui de la Défense nationale, notre tutelle. Il semblait bien qu’on allait à nouveau déménager. Pour aller où ? Il fallait vraiment nous trouver un lieu avec personne autour et pas d’arbres ni de broussailles non plus.
Quelques jours après cet incendie mémorable, je reçus un appel du directeur de cabinet du ministre :
— Je crois qu’on vous a déniché l’endroit idéal, Robert ! attaqua-t-il enthousiaste.
— Ah bon ? Sans personne ni végétation ?
— Absolument !
Je n’avais pas vu du tout venir la solution de la rue de Brienne :
— Vous irez dans le désert avec l’équipe de Véronique, en plein Sahara, à Hammaguir.
— Où ça ?
On allait partir dans le Sahara ? De l’autre côté de la Méditerranée ? Encore plus loin de Simone… Malheureusement, je ne pouvais pas évoquer cette raison toute personnelle.
— À Hammaguir. Nous avons une base militaire qui est relativement peu utilisée, depuis la création du CIESS[3], à une centaine de kilomètres de là, à Colomb-Béchar.
Je n'avais pas le choix, l'intérêt supérieur et véronique devaient passer avant mon intérêt personnel. Au diable mes soucis conjugaux, mais quand même, je redoutai le moment où il faudrait que j’annonce la nouvelle à Simone.
— C’est une bonne idée, en effet. Le sable ne brûle pas, acquiesçai-je. Il n’y pas de nomades dans le désert ? m’inquiétai-je toutefois.
— Nous sommes en France, on leur dira d’aller « nomadiser » ailleurs, voilà tout…
Tout était très simple, vu d’un ministère parisien.
Au moins, ainsi, nous allions pouvoir nous préoccuper du décollage, de l’ascension, sans plus avoir à nous soucier du retour au sol.
Lorsque j’annonçai la nouvelle à mon équipe, l’accueil fut mitigé. Tous n’étaient pas tentés par l’Algérie, encore moins par le désert. Le Sahara ressemblait à l’aventure extrême. Finalement, après de nombreuses discussions, à part Jean-Paul qui trouvait qu’Hammaguir était décidément trop loin de Suippes et de sa famille, tous les autres furent partants.
Avec Simone, nous avons beaucoup échangé sur ce futur déménagement qui m’éloignait un peu plus d’elle. Elle avait fait preuve de beaucoup de courage et de compréhension. Je n’étais pas certain que si les rôles avaient été inversés, j’aurais aussi bien pris les choses. Côté CEA, elle était également très occupée avec la finalisation du successeur de Zoé, en construction à Saclay. Malgré la mise à l’écart du CEA de son mentor, Frédéric Joliot-Curie, elle continuait à y œuvrer, avec un certain Jules Guéron[4] comme directeur de centre. Enfin, ils allaient pouvoir travailler sur des installations dernier cri. Heureusement, j’avais appris, lors de mes échanges avec la rue de Brienne, que mon statut de chef de projet me permettrait, à l’occasion, d’utiliser les liaisons aériennes de l’armée. Je pourrais ainsi rejoindre la métropole et retrouver ma Simone de temps en temps.
[1] Le Dr Lawrence Jerome Fogel, pionnier américain de l’ingénierie électrique et aérospatiale, est reconnu pour avoir inventé le concept de casque antibruit dans les années 1950. L’inventeur né à Brooklyn a déposé un brevet sur l’utilisation de la suppression du bruit dans le domaine de l’aviation. En 1959, c’est Rosenblatt qui a mis au point le premier serre-tête avec des bouchons en caoutchouc. Le premier bouchon moulé en silicone est apparu en 1962.
[2] Ce gigantesque tableau de Jean-Baptiste Auguste Vinchon, datant de 1830, est classé en objet au titre des monument historique depuis 2019.
[3] Le Centre d’essais d’engins spéciaux (CEES) fut créé pour l’Armée de terre française par décret ministériel 1 du 24 avril 1947 à Colomb-Béchar pendant la période coloniale française en Algérie. En 1948, il devient le Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES) en accueillant désormais l’Armée de l’air. Le rôle premier de ce centre fut le développement des missiles balistiques pour la force de dissuasion nucléaire française. Deux sites d’expérimentation furent gréés : B0 le premier bloc pour l’essai des missiles, B1 (Hammaguir) pour les plus grandes fusées comme Véronique, disponible à partir de décembre 1949. Hammaguir était rattaché au CIESS.
[4] Jules Guéron, né le 2 juin 1907 à Tunis et mort le 11 octobre 1990 à Paris, est un physico-chimiste et atomiste français. Il est le premier directeur du Centre d’Essais Nucléaires de Saclay.
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