Chapitre 17 :cette idée de filoguidage
Fin 1951, l’équipe de Véronique déménagea, à nouveau, vers l’infinité sableuse du Sahara. Il me fallait toutefois dénicher rapidement un remplaçant à Jean-Paul, au moins avant le premier « tir du désert ». Côté Allemands, Dieter nous suivit aussi, assurant la liaison avec ses compatriotes demeurés à Vernon au LRBA.
Lors de la descente du DC3[1] qui nous avait amenés sur la piste recouverte de sable, nous avons tous ressenti comme une chape de plomb sur nos épaules : choc thermique sur le tarmac… Rien n’aurait pu nous préparer à cette chaleur sèche. En hiver pourtant, la température pouvait grimper jusqu’à 30°C à l’ombre dans la journée. La nuit, elle pouvait baisser en dessous de zéro avec le rayonnement nocturne : aucun nuage ne retenait les calories durant l’obscurité saharienne.
Les premières semaines furent consacrées à l’adaptation humaine à cet environnement hostile. Les militaires, présents sur place, nous initièrent assez vite aux meilleurs moyens de nous prémunir de la fournaise. Nous avions été chanceux d’arriver en hiver pour pouvoir nous habituer progressivement à ces conditions extrêmes. D’après les soldats, en été, les températures grimpaient couramment jusqu’à 60 °C.
Hammaguir, notre site, se trouvait à une centaine de kilomètres de la base principale de Colomb-Béchar, le Centre Interarmées d’Essais d’Engins Spéciaux (CIESS), où l’armée testait des missiles. Nous pourrions solliciter leur aide dans nos expériences en cas de besoin. Notre projet étant rattaché au ministère de la Défense nationale, cela simplifiait grandement les relations.
L’histoire de la région avait été marquée par la présence d’un camp de concentration vichyste dans lequel des républicains espagnols, des communistes et des juifs avaient été soumis au régime de travail forcé.
Les interactions avec la population locale, celle de la commune de Béchar essentiellement, étaient plutôt bonnes. Les soldats français, présents depuis la création du CIEES en 1947, avaient réussi à tisser une relative relation de confiance avec les responsables algériens de la localité. Par ailleurs, celle-ci avait été assez florissante avec une mine de charbon à proximité. Elle avait pris son essor durant la Seconde Guerre mondiale, avec l’isolement de ce département vis-à-vis de la métropole.
Durant les premiers mois, il nous fallut également apprendre à protéger notre fusée du sable, si fin qu’il se glissait dans les moindres interstices de sa carapace, venant générer des courts circuits, ou pire, des fuites au niveau des montages hydrauliques. Nous eûmes quelques incidents avant de disposer enfin d’un modèle prêt pour un lancement. Fort heureusement, ces aléas ne générèrent aucun blessé. De façon à accroitre les performances, nous devions fiabiliser le nouveau couple combustible-comburant utilisé lors du dernier tir au Cardonnet, celui qui avait provoqué l’incendie, un mélange acide nitrique-gasoil.
Un problème technique majeur nous occupait également. Peu de temps après notre arrivée à Hammaguir, Gérard vint me trouver et me soumit une de ses interrogations :
— Comment faire pour garantir que la fusée décolle toujours bien verticalement ?
En effet, il était advenu plus d’une fois qu’un frottement, un arrachage de support trop tardif, la fasse partir de travers, puis « finir dans le décor », et pas dans le ciel.
— Bonne question, Gérard, je te propose d’en faire le prochain thème de nos réunions de réflexions.
— D’accord, je prépare mes différentes idées et questions sur le sujet.
En parallèle de nos interrogations sur le changement de mode de propulsion, apparut cette idée de filoguidage. Le principe consistait en quatre câbles, sur un enrouleur chacun, attaché à la base de la fusée comme aux quatre points cardinaux, pour exercer un effort similaire sur toutes les faces de Véronique et garantir ainsi qu’elle décollerait verticalement. Une fois lancée sur une trajectoire rectiligne, des explosifs (légers et petits) couper les cordons pour la laisser s’envoler vers les étoiles. Aussitôt dit, aussitôt fait, ce fameux principe fut défini, étudié puis mis au point avant d’être réalisé.
Notre comptable s'occupa de commander le matériel sur mes recommandations, et tout fut finalement prêt. Pas la moindre anicroche ou grain de sable, ni dans les rouages du projet ni dans l’assemblage de cette fusée. Cette fois-ci, elle serait propulsée avec six roquettes à poudre. Elle avait été conçue pour envoyer Véronique-P (pour poudre) toujours à deux kilomètres d’altitude au moins.
Avant l’essai, je prévins le ministre. Celui-ci, tout comme son directeur de cabinet, n’étant pas disponible, je tombai sur un jeune conseiller qui venait sans doute d’arriver en poste. Je lui parlai de la nouveauté du prochain tir avec ce fameux filoguidage[2].
— Bon, alors dites-moi, quel est le principe de ce filoguidage ? me demanda-t-il.
— Voilà, la fusée est reliée à la base de son pas de tir par ces fils, situés sur des enrouleurs
— Et ces fils, c’est pour quoi faire ?
— Pour garantir un effort similaire de tous les côtés afin qu’elle décolle absolument verticalement.
— Donc ces fils guident la fusée au décollage ?
— Voilà…
— Pour qu’elle parte tout droit ?
— Oui, c’est ça.
— C’est pour cela qu’on appelle ça « filoguidage » ?
— Voilà !
Je ne savais pas dans quel domaine, il devait conseiller le ministre, mais certainement pas sur un volet technique, celui-là. Il avait dû sentir mon agacement ainsi que mon ironie. Il avait bien vite changé de sujet, reprenant son rôle de représentant de la rue de Brienne et le ton « pète-sec » qui allait avec.
— Je viens de regarder l’agenda du ministre. Il pourra être avec vous le 16 mars, ce sera possible pour vous ?
— Bien sûr ! Nous ferons le nécessaire pour être fins prêts à cette date-là.
Le jour venu, à l’heure dite, nous étions tous parés pour ce lancement filoguidé. Véronique, plus belle que jamais, d’une hauteur de six mètres, commençait à cuire sous le soleil algérien. Elle patientait, sagement sur son pas de tir, que Paulo veuille bien appuyer sur le bouton « déclenchement ». Au fil du temps, il avait pris ce rôle de lancer systématiquement le compte à rebours ainsi que la mise à feu finale pour Véronique.
— Attention ! Je vais lancer le décompte.
— Arrête, Paulo, on va attendre ! l’interrompis-je.
— Attendre quoi ? On est prêts, là, non ?
— Oui, oui, je sais, mais on va avoir un invité supplémentaire pour le tir.
— Un invité ?
— Oui, le ministre va venir, il veut voir ça !
— Il nous les brise, ce ministre, on n’a pas que ça à f… de l’attendre !
J’avais l’impression de revoir « le pire » de Paulo. Que lui arrivait-il pour se mettre dans un état pareil ? On pouvait bien patienter quelques temps, tout de même.
— Je sais, Paulo. C’est juste une question de minutes.
— Bon, je vous préviens, si c’est plus de temps que ma clope pour se consumer, j’appuie quand même sur le bouton.
— Oui, Paulo, ça va être court, c’est promis.
Un jour, il allait falloir que je parle avec lui. J’avais parfois la sensation qu’il ne me respectait pas et bafouait mon autorité. Je ne pouvais pas tolérer cela ad vitam æternam.
Paulo s’éloigna et alla se rouler une cigarette en grommelant (enc... de ministres, etc., il ne vaut mieux pas avoir les détails). Il l’alluma et la fuma tranquillement.
Je passai plusieurs minutes avec le ministère (pas de ministre dans leurs murs), l’aéroport d’Alger (un « officiel » avait atterri il y avait trois heures de cela). De plus, j’appris ce n’était pas le ministre en personne, mais un de ses conseillers, que celui-ci était en route et ne devrait pas tarder. Mais pas tarder de combien ? Au bout de dix minutes environ, Paulo revint avec un sourire goguenard :
— Alors, il est où ce ministre de mes deux ?
— Il arrive, Paulo, encore deux petites minutes, il est en chemin, il approche.
— Nan !
— Comment non ?
— J’ai dit nan ! Dès que j’aurai fini ma clope, on déclenchera.
— Oui, je sais, Paulo ! Mais attends encore quelques minutes, il ne va plus tarder…
— J’ai pas que ça à faire, moi ! C’est l’heure, fit-il en écrasant son mégot dans le sable.
— Paulo !
— Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure. Eh ben là, c’est pile l’heure. Donc on y va mes cocos.
D’un pas décidé, sans prêter attention à mes protestations, il se dirigea vers le pas de tir et le fameux bouton « déclenchement ». J’essayai de le rattraper, mais peine perdue. Il était grand, Paulo. Avec ses longues jambes, ses enjambées valaient deux des miennes. Il arriva sur place, enclencha le compte à rebours. À « 0 », sans sourciller, il appuya sur la mise à feu.
Véronique s’éleva à toute vitesse dans les airs avec le bruit sourd des propulseurs à poudre. Le fil des bobines de filoguidage se déroula… se déroula… puis ne se déroula plus, on était au bout. Trois des quatre explosifs à la base de la fusée s’activèrent. À environ 180 mètres d’altitude, Véronique arrêta brusquement sa course et se pencha du côté où le câble était resté accroché bien solidement à la base. Dans un dernier sursaut d’énergie, l’engin arracha l’ultime lien et commença sa chute, de plus en plus vite.[3].
Elle termina son trajet sur le véhicule ministériel[4] qui venait d’arriver à la limite du site. Pour finir, Le conseiller n’avait pas assisté au décollage de Véronique, mais avait vu son atterrissage de très près. La voiture officielle, une belle traction Citroën 15-6 flambant neuve, présentait un grand trou dans la cabine, juste à la place du conducteur. Quelques instants plus tard, le reliquat de poudre de propulsion explosa, pulvérisant l’automobile. Il ne restait plus rien du représentant de la rue de Brienne ni de son chauffeur, les premiers dégâts collatéraux de Véronique. Qu’ils reposent en paix, où qu’ils soient.
J’étais largement soulagé que le ministre, sain et sauf à Paris, se soit fait remplacer. Parfois, la grippe a de bons côtés. Quant au conseiller, il s’agissait sans doute de celui qui était « limité ».
Paulo, qui habituellement jouait les gros durs, était catastrophé. J’allais devoir m’en occuper, j’étais responsable de lui.
Je passai là encore quelques heures au téléphone avec l’hôtel de Brienne. Heureusement, le nouveau ministre de la Défense nationale n’était autre que celui qui avait accouché des débuts du projet en 1949. La valse des gouvernements avait du bon finalement, au moins pour moi, dans ce cas précis. D’après le ministre, ce jeune conseiller lui avait été imposé et ne serait pas une grosse perte pour la Nation. Le chauffeur en revanche…
À Hammaguir, il nous fallait comprendre pourquoi nous n’avions obtenu que trois détonations au lieu de quatre. Quelle pouvait bien être la cause de cette « grosse boulette » ? Question subsidiaire : qui pourrait en être tenu pour responsable ?
Après enquête approfondie, il s’avéra que la qualité des explosifs n’était pas suffisante pour l’attendu que nous en avions. En effet, leur efficacité n’était garantie qu’à soixante-quinze pour cent, soit trois fois sur quatre. Ce qui s’était produit à la lettre. Personne n’avait pensé à contrôler ces spécifications particulières. Nous nous étions focalisés sur le fait qu’ils devaient être avant tout stable pour ne pas faire voler la fusée en éclats, avant ces fameux 180 mètres d’altitude, alors que le combustible brûlait juste à côté.
Bref, nous avons rapidement abandonné cette idée de filoguidage en nous concentrant sur une évolution future du moteur de Véronique, avec des tuyères orientables, de façon à pouvoir rectifier la trajectoire au décollage si besoin.
Je devais aussi parler à Paulo. Nous avions beau nous connaître depuis des années ; il fallait qu’il me respecte, m’obéisse et se calme un peu. Tout de même, dans cette affaire, il y avait eu deux morts. Il se sentait coupable de ces décès. Je savais pertinemment que sa responsabilité n’était engagée en rien dans le manque de qualité des explosifs. Il n’empêche que s’il n’avait pas déclenché la mise à feu à cet instant précis, il ne se serait vraisemblablement rien passé. Cela dit, j’avais compris juste près la cause de l’impatience de mon ami : sa femme Josiane commençait à avoir des contractions. Leur fils était en route.
Nous eûmes une discussion dans mon bureau. J’avais là une occasion unique de mettre les choses au point avec lui :
— Paulo, il faut qu’on parle.
— Je sais, Robert. J’ai merdé…
Bon, au moins, il le reconnaissait. Toutefois, je ne pouvais pas me contenter de ça. Je devais lui dire clairement ma façon de penser, même si je pouvais commencer en douceur.
— Je ne t’ai pas félicité pour la naissance de votre fils, Robert. Je suis touché du prénom que vous lui avez donné.
— On te doit bien ça tous les deux. Tu as toujours été chic avec nous. Je m’en veux, tu sais… En fait, là, avec Josiane qui avait commencé le travail, ça a été plus fort que moi.
— Je sais, Paulo, mais.
— Oui, je vois ce que tu vas me dire, me coupa-t-il.
— Ah bon ?
— Oui, que c’est pas grave, tout ça.
Il était complètement à côté de la plaque…
— Non, Paulo. Pas vraiment.
— Ah ? Mince.
Cette réaction m’étonna. Toutefois, il ne pensait quasiment plus qu’on son fils et semblait avoir un peu perdu contact avec la réalité.
— Non. Cette fois-ci, il y a eu deux morts. Même si tu n’y es pour rien, c’est toi qui as appuyé sur le déclenchement, pile à ce moment-là.
— Je sais, admit-il, tout penaud.
Ça me faisait tout drôle de voir ce grand dadais baisser la tête et se sentir coupable. Depuis que je le connaissais, cela n’était jamais arrivé. Cette fois-ci, il y avait quand même eu des morts.
— Non, le problème principal n’est pas là, Paulo, repris-je fermement.
— Ah ?
— Il est dans le fait que tu as remis en cause mon autorité. Ça, même si nous sommes amis depuis des années, ce n’est pas possible.
— Bien, Robert. Je ferai attention maintenant, convint-il.
Il fallait que j’enfonce le clou. Je ne pouvais pas rater cette occasion où j’avais l’ascendant sur lui. Cela ne se reproduirait sans doute pas de sitôt.
— Tu comprends, si toi, tu peux dénigrer mes décisions sans que je ne dise rien, quelle crédibilité j’ai auprès des autres ? C’est quand même moi qui suis responsable de tout, ici !
— Oui, j’ai pigé.
Puis, semblant réfléchir un instant, il poursuivit :
— C’est toi qui reçois les engueulades diverses et variées de l’extérieur.
— C’est ça. Alors, je dois au moins pouvoir décider pourquoi je les prends, non ?
— Oui, tu as raison, désolé, Robert.
— Puis, tu aurais dû me dire pour Josiane, je t’aurais dit d’aller la rejoindre…
— Je sais, mais tu comptais sur moi, alors j’ai voulu faire ma part du boulot. En tout cas, je suis heureux et fier de travailler pour toi, Robert ! Je le sentais déjà quand tu as été nommé chef de groupe dans le maquis, que tu serais un super chef.
Venant de lui, après de pareilles remontrances, ses mots me firent plaisir.
— Merci, Paulo. Allez, file !
— OK, fit-il, en ouvrant la porte de mon bureau.
— Oh, au fait…
— Oui ?
— Tu embrasseras Josiane de ma part.
— Bien sûr, mais tu viendras bien le faire en vrai, non ?
— Oui, dès que j’aurais fini ce soir. Je dois encore rappeler le ministère.
— Il faut que tu viennes embrasser ton filleul, Parrain, me répondit-il avec un grand sourire.
Voilà comment je me suis retrouvé futur parrain d’un bout de chou de trois kilos cinq qui braillait dans les bras de sa mère.
Une fois que tout fut tiré au clair, je recontactai le ministre. En tant que chef, je ne pouvais faire retomber la responsabilité de l’accident sur un membre de l'équipe. Je proposai donc ma démission. Il fit comme s’il ne m’avait pas entendu et me souhaita bon courage pour la suite. Il me dit aussi que nous faisions bien d’abandonner cette idée de filoguidage.
[1] Le Douglas DC-3 est un avion de transport bimoteur à hélices, produit par la compagnie américaine Douglas Aircraft entre 1936 et 1945. Sa vitesse et son rayon d'action révolutionnèrent le transport aérien.
[2] Le principe du filoguidage était un effet purement mécanique. Il s’agissait avec du fil enroulé sur 4 bobines à 90° l’une de l’autre de garantir un effort sur les quatre points cardinaux au sol pour que la fusée décolle verticalement. Je ne connais pas la raison exacte de l’échec, mais l’explication que j’en donne ici (la fiabilité des explosifs) me semble la plus plausible.
En réalité, les essais de filoguidage ont eu lieu à Vernon. Cependant, pour la trame narrative de l’histoire, cet essai a été placé, plus tard, à Hammaguir.
[3] La loi de la gravité fait gagner à tout objet en chute libre, environ dix mètres par seconde à chaque seconde. Heureusement qu’il y a une vitesse limite due aux frottements de l’air. Cependant, elle allait sacrément vite en descente, Véronique.
[4] Cette fin malheureuse ne s’est pas déroulée de cette façon en réalité. Celle-ci ne sort que de mon imagination.
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