Chapitre 18 : en mesure de faire de grandes choses

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— Bon, alors, comme on avait dit, on oublie cette foutue histoire de fil et on vise les étoiles, OK ? lançai-je pour initier la réunion, la première après cet « histoire de fil ».

— Les étoiles, tu es sûr, Robert ? me taquina Gérard.

— C’est une image. On quitte l’atmosphère, au moins !

— Sans vouloir faire mon chieur, intervint Paul, le remplaçant de Gérard, devenu entre-temps mon adjoint, c’est quand même épais. L’exosphère, dernière coupe de l’atmosphère, c’est entre 700 et 190 000 km du sol. On va aller au-delà ?

— C’est pas vrai… Vous avez décidé de me faire c… aujourd’hui ? maugréai-je.

— Non, mais faut être précis, chef, me répondit-il. On est des scientifiques et on aime la précision, nous.

Décidément, ils avaient vraiment envie de me pourrir la journée…

— OK, alors disons entre 50 et 100 km d’altitude, ce sera déjà pas mal. On aura véritablement franchi une étape si l’on arrive à ça.

— Donc la mésosphère ou la thermosphère ?

— Pas la peine de nous en mettre plein la vue avec des termes à la con, fit Paulo.

— Oui, on s’en fout, on veut juste qu’elle décolle.

— Et qu’elle monte à plus de 180 mètres cette fois-ci

— Et plus de fil…

Je me sentais devenir écarlate. La tension montait, j’allais craquer. Ce n’était pas facile tous les jours de diriger une équipe de scientifiques avec un égo surdimensionné, et parfois, une très grosse mauvaise foi et un humour pourri. L’épisode du fil allait nous (me) suivre longtemps.

— Bon, maintenant ça suffit : arrêtez vos gamineries ! On va la faire voler cette putain de fusée et elle ira au moins à cinquante kilomètres d’altitude, point ! C’est clair ?

— CHEF, OUI CHEF !

Houlà, quelle surprise ! Ça faisait presque peur.

Nous allions devoir travailler d’arrache-pied. Je n’avais aucun doute sur les effets de la synergie de ces cerveaux brillants, mélangée avec une certaine forme de patriotisme et une compréhension des enjeux pour notre pays. Je savais, dès ce moment-là, qu’on allait y arriver. J’avais une totale confiance en mon équipe.

Je sollicitai Dieter qui, avec l’aide d’Helmut resté à Vernon, allait être chargé de nous mettre à disposition un couple combustible-comburant. Celui-ci constituerait un vrai bond technologique. Notre réussite serait à ce prix. Quelque temps plus tard, ils nous apportèrent sur un plateau le mélange acide nitrique-kérosène.




Je prévins Simone que nous n’allions pas pouvoir nous retrouver durant quelques temps, du fait de ce surcroit d’activité. Par chance, ou plutôt coïncidence heureuse, la divergence de Zoé 2 et le suivi de ses paramètres au cours ses premiers mois de fonctionnement requéraient sa présence quasi constante. Lors de notre conversation téléphonique, si elle compatit à mes tourments au sujet de ce foutu filoguidage, elle me dit également toute sa fierté à mon égard pour avoir « repris en main » Paulo. Son soutien me rassurait.

Elle m’interrogea sur ce que je pouvais percevoir de ma situation en Algérie. Elle pensait en effet que l’Ancien Monde, avec ses quelques « grands pays » et leurs empires coloniaux, n’en avait plus pour très longtemps. Les nouvelles internationales semblaient nous démontrer de plus en plus cette aspiration des peuples colonisés à devenir libres et indépendants.

Ce que je le lui racontai la conforta dans ses idées. En effet, de là où j’étais, je voyais bien qu’il n’y avait pas de réelle égalité entre nous, les blancs de métropole, et les Algériens. Nous étions dans un département français, seulement ici, certains citoyens étaient « plus égaux » que d’autres. Il semblait que la répression féroce des manifestations de Sétif, Guelma et Kherrata, lors de la victoire du 8 mai 1945, avait fait taire, au moins pour un moment, les velléités nationalistes. Cependant, cette inégalité de droits et de revenus ne pourrait durer éternellement. Même nous au fond du désert, sentions, au cours des échanges avec les « locaux », que les braises du nationalisme algérien étaient encore chaudes. Il ne faudrait pas grand-chose pour rallumer l’incendie. Je partageais ces ressentis avec Simone, tout en la rassurant quant à ma sécurité sur place. Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète pour moi. Cependant, fidèle à une certaine exigence de sincérité et d’honnêteté entre nous, je ne lui cachai rien de mes doutes sur le fait que nous pourrions, nous Français, demeurer très longtemps en Algérie.

Toutefois, pour l’instant, rien ne nous empêchait, de près ou de loin, de poursuivre notre travail sur Véronique et de propulser la France dans le club très fermé des pays disposant de la technologie spatiale. Je lui donnai également des nouvelles de notre équipe, en particulier du petit Robert qui grandissait à vue d’œil.

— Il est vraiment touchant, tu sais, Simone. Il faut le voir marcher, trébucher, se relever et repartir. On dirait nous avec Véronique, ce petit bout de chou. Ça aurait été une fille, Josiane et Paulo auraient pu l’appeler comme ça…

J’espérais que le parallèle entre lui et notre projet amuserait Simone. Il n’en a rien été…

— Il doit être mignon, en effet. Tu le vois souvent ?

Le ton de sa voix m’alerta. Quelque chose la tracassait.

— Oui, Paulo et sa famille habitent sur la base, comme moi. Je le vois presque tous les jours.

Comme si j’avais enfoncé un couteau dans une plaie béante, elle me demanda :

— Ça te fait envie, Robert ?

— De quoi me fait envie ?

— Ben, une famille, des enfants…

Que pouvais-je lui répondre ? Non, bien sûr ! Impossible, avec nos boulots respectifs. Cette question avait été tranchée entre nous avant notre mariage. De plus, où l’aurions-nous mis ?

— Mais non. Tu sais bien Simone, avec mon poste, ce n’est pas possible.

— Je ne voudrais pas que tu regrettes ça un jour…

— Comment pourrais-je regretter quoi que ce soit avec toi ?

— Je ne sais pas…

Je ressentis toute sa douleur de ne jamais pouvoir être mère à cet instant. Je la comprenais, mais en même temps, comment aurions-nous pu en avoir un ?

— Ne t’en fais pas, mon amour. On partage autre chose tous les deux, non ?

— Si, tu as raison.

Il n’empêche qu’effectivement, j’y pensais de temps à autre. Puis je passai à autre chose. Ce n’étaient pas les sujets de préoccupation qui manquaient à Hammaguir.

Je lui racontai aussi cet étrange échange avec un vieux Bédouin, survenu quelques jours plus tôt.

Il m’arrivait parfois, quand je ne trouvais pas le sommeil, perturbé par un problème de la journée, de sortir me promener la nuit. Durant ces moments-là, je profitai des ciels nocturnes exceptionnellement clairs du désert pour scruter ce fameux « Triangle d’été », espérant observer à nouveau cette étoile mystérieuse de mon enfance.

Un jour, j’avais rencontré un très vieux Bédouin qui passait de temps en temps sur la base et qui, racontait-on, parlait avec les astres. Après une nouvelle nuit où j’avais scruté en vain le ciel dans cette zone, j’avais saisi l’occasion de l’interroger à ce sujet. Il avait pris le temps de réfléchir, puis m’avais souri en posant sa main sur mon épaule et m’avais dit :

— Cette étoile ? Oui, je sais. Un jour, tu comprendras, toi aussi…

Sur ces mots étranges, il était parti après m’avoir fait un signe. Ce fut la dernière fois que je le vis. Était-il décédé ou dans une autre partie du Sahara ? Je ne l’ai jamais su. Toutefois, même si je n’étais guère plus avancé dans cette quête, il y avait eu au moins quelqu’un qui ne m’avait pas pris pour un fou.

Je pus l’entendre sourire au téléphone. Elle savait que quand je cherchais une réponse, je ne lâchais pas facilement l’affaire. Elle me conseilla de patienter. N’avait-il pas dit qu’un jour je comprendrais ? Donc je n’avais pas de raison de m’inquiéter. L’explication viendrait bien, tôt ou tard…




Cette fois-ci, la conception et la construction de cette nouvelle Véronique-N (N pour Normale ou Nominale) prirent quelques mois. Nous avions prévu un système permettant d’atteindre l’objectif que nous nous étions fixé en utilisant le couple acide nitrique-kérosène que nous avaient suggéré Dieter et son équipe. La poussée au décollage devait être doublée. De plus, la combustion avait été largement améliorée, ce qui allait nous offrir un véritable bond en termes de conquête spatiale.

Une nouvelle fois, Véronique trônait sur son pas de tir, dans sa belle robe orange de six mètres de haut. Sa masse avait été portée à plus d’une tonne. À l’heure dite, sans ministre ni conseiller dans les parages cette fois-ci, le compte à rebours fut lancé et Paulo, d’un geste sûr et précis, enclencha l’allumage de la fusée. Celle-ci fit un bruit énorme, et après un important dégagement de fumée, une grosse flamme à la base, elle commença à s’élever lentement dans le ciel algérien. L’ascension s’accéléra jusqu’à finalement ne plus laisser visible que la lueur du combustible en train de se consumer. Cette fusée, Véronique-N, venait d’atteindre soixante-cinq kilomètres d’altitude ! Elle était sortie de la stratosphère ! Pour la première fois, la France était devenue extra-stratosphérique. Allez, on pouvait même parler d’une France mésosphérique[1]. Je m’empressai de le rapporter à notre ministre de tutelle par téléphone.

— Allo, Monsieur le Ministre

— Oui ?

— C’est Robert, de Véronique.

— Pardon, Robert, Véronique ? Je ne comprends rien…

J’entendais de l’agacement dans sa voix.

— Robert, du projet Véronique, Monsieur le Ministre, je vous appelle du Sahara, d’Hammaguir.

— Ah oui, Robert ! Alors, quelles nouvelles ?

— Nous sommes enfin mésosphériques !

— Pardon ?

Mince, je m’étais laissé prendre par mon enthousiasme et m’étais exprimé en charabia spatial.

— Euh oui, excusez-moi. Véronique a dépassé la stratosphère et a fait une incursion dans la mésosphère.

— C’est bien, ça ?

— Oui, nous ne l’avions jamais fait. Véronique s’est élevée à soixante-cinq kilomètres et nous sommes en bonne voie pour arriver à l’altitude requise pour lancer un satellite.

Les distances brutes, c’était plus parlant.

— Bien, très bien ! Toutes mes félicitations pour vous et votre équipe. Je vais de ce pas en informer le Président du Conseil. Merci Robert !




J’appelai ensuite Simone pour partager ma joie avec elle. La teneur de ses propos doucha un peu mon enthousiasme. De son côté, elle constatait que les essais sur les réacteurs Zoé 1 et 2 s’orientaient de plus en plus vers un second but, en dehors de la production d’électricité. Le combustible usé était retraité à Marcoule afin d’en extraire le plutonium. Depuis l’éviction de Joliot-Curie, le projet de mise au point d’une bombe atomique française prenait davantage de poids chaque jour au CEA. Simone notait la présence régulière de généraux en réunion avec le nouveau directeur, sans qu’il ne filtre rien de ces entrevues. Toutefois, elle sentait, dans cet organisme initialement de recherche, que la priorité avait bien été donnée au domaine militaire.

Elle m’apprit également que les Britanniques avaient conçu leur propre bombe atomique et qu’ils allaient bientôt la tester. Ils avaient l’embarras du choix pour l’emplacement de l’essai nucléaire, avec toutes leurs colonies. Ils n’allaient bien sûr pas faire péter une bombe dans le Sussex ou le Suffolk. Dans ce domaine, le CEA était en retard. Ils allaient mettre les bouchées doubles pour rattraper les Anglais, nos éternels concurrents. Se poserait également la question de l’endroit du futur tir français. Nous aussi, nous allions avoir plusieurs possibilités avec notre empire colonial, même si celui-ci ne présentait pas forcément les conditions de calme et de sérénité requises pour un tel essai, en particulier en Asie du Sud-Est. Avec un peu de chance pour Simone et moi, ces tests français auraient lieu dans le Sahara. Entre Maroc, Algérie et Tunisie, ce n’était pas la place qui manquait dans ce désert. Ainsi, elle finirait enfin par travailler pas trop loin de moi ?




Après l’été 1952, la création de l’événement « Année Géophysique Internationale[2] » devint officielle. Plus de 60 pays, dont la France, décidèrent d’y participer. Ce serait en 1957-1958. Cette échéance, pas trop proche, nous donnait la possibilité de mettre au point une fusée qui ouvrirait la voie vers des avancées significatives dans le domaine spatial. Nous allions travailler sur un modèle de Véronique nous permettant de monter plus haut et, pourquoi pas, d’amener du matériel en altitude. J’exposai ce projet à notre réunion d’équipe en novembre 1952 :

— Pour cette Année Géophysique Internationale, il faudrait vraiment qu’on réussisse quelque chose qui marque les esprits. J’aimerais qu’on franchisse une étape décisive à cette occasion.

— Qu’on envoie un animal dans l’espace ?

— Un homme ?

— Pourquoi pas une femme ?

— Qu’on aille jusqu’à la Lune ?

Là, c’est parti dans tous les sens. L’expression « brainstorm » (tempête de cerveaux) prenait ici tout son sens. Des esprits brillants, il y en avait dans mon équipe, mais il fallait juste les canaliser un peu.

— Je comprends votre enthousiasme et ça me plait, toutefois nous devons être un peu raisonnables. La Lune, c’est beaucoup trop loin. Vous imaginez la quantité d’énergie à mettre en jeu pour s’arracher à l’attraction terrestre ?

— Bon, mais envoyer un homme dans l’espace ?

— Comment lui assurer assez de réserves d’air pour qu’il puisse respirer ? Et puis le retour, vous avez pensé au retour sur terre ?

— C’est vrai, faudrait pas qu’il atterrisse sur une voiture de ministre…

— Pas de risque, tant qu’il n’y a pas de fil…

— C’est malin !

Fou-rire généralisé de l’équipe. Qui sait si je ne finirais pas moi aussi par en rire, avec les mois et les années, ? Pour le moment, j’avais toujours du mal à avaler cet échec et ses conséquences dramatiques.

— On oublie l’homme alors ?

— Une femme peut-être ?

— Non, ça serait pareil en air respirable.

— Bah, au moins elle ne nous pompera pas l’air…

— Très drôle

— Un animal ?

— Peut-être oui, mais quel animal ?

— Une souris ?

— Un hibou ?

— Un lapin ?

— Un serpent ?

— Un fennec ?

— Un koala ?

— Un wapiti ?

— Un ornithorynque

— Un raton laveur ?[3]

— Eh, un peu de sérieux, non ?

— Chef, oui, chef !

Ça y est, ils remettent ça…

Finalement, il fut décidé de commencer par augmenter encore la puissance de notre fusée et de viser les 120 voire 150 kilomètres. Ainsi prit forme Véronique-NA, NA pour Normale Allongée. Quant à ce qu’elle allait emmener avec elle, nous trancherions plus tard.

Nous avions prévu que la poussée serait initiale à celle de Véronique-N, mais comme son allongement allait nous donner l’occasion d’emporter plus de combustible, nous pourrions aussi quasiment doubler l’altitude recherchée. Nous resterions fidèles au mélange acide nitrique/kérosène qui avait largement fait ses preuves, tout en améliorant encore le système d’injection afin de stabiliser la combustion.

Cette Véronique NA mesurait près de sept mètres cinquante et pesait presque une tonne et demie. Elle était impressionnante, majestueuse, la plus grande fusée française à ce jour.

Le jour J, à l’heure H, Véronique NA décolla dans un vacarme fracassant. Nous finissions par ne plus être tant dérangés par le bruit. Sans doute devenions-nous un peu sourds au fur et à mesure des tirs. Cette fois-ci, nous – enfin Véronique, bien sûr, pas nous physiquement – atteignîmes 135 kilomètres. Nous avions pénétré la thermosphère, la partie de l’atmosphère dans laquelle se créent les aurores boréales. Les météorites se consument entre cette couche et celle d’en-dessous, la mésosphère, produisant ainsi les étoiles filantes que j’ai toujours adoré regarder. Peut-être était-ce que j’avais observé dans mon enfance, même si cela n’en avait absolument pas présenté les caractéristiques.

Aussitôt le tir réussi, j’appelai le ministre, l’assurant que pour cette Année Géophysique Internationale à venir, nous serions sans doute en mesure de faire de grandes choses.






[1] L’atmosphère terrestre peut être divisée en cinq couches principales : la troposphère, de la surface des océans à environ 15 km (c’est la zone où volent les avions de ligne), la stratosphère, jusqu’à une cinquantaine de kilomètres du sol, zone de la couche d’ozone, la mésosphère de 50 à 80 km puis la thermosphère jusqu’à 400 km (comprenant l’ionosphère au sein de laquelle naissent les aurores boréales) et enfin l’exosphère pour ce qui est à plus de 400 km de la terre.

[2] L’Année géophysique internationale ou AGI (en anglais, International Geophysical Year ou IGY) est un ensemble de recherches, coordonnées à l’échelle mondiale, menées entre juillet 1957 et décembre 1958, lors d’une période d’activité solaire maximum, en vue d’une meilleure connaissance des propriétés physiques de la Terre et des interactions entre le Soleil et notre planète, la Terre.

[3] La chanson « Inventaire » des Frères Jacques date de quelques années plus tard (1955).

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