Chapitre 19 :à Suippes dorénavant

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Simone me contacta un soir de novembre, m’annonçant dépitée, que les Américains avaient réalisé leur premier essai de bombe H dans les îles Marshall et que les Britanniques avaient fait de même au large de l’Australie, quelques semaines auparavant. Tout le CEA était en ébullition. Il était grand temps que la France devienne aussi une puissance nucléaire. Les recrutements ainsi que les heures supplémentaires se multipliaient. Le projet « Gerboise bleue[1] » devait dorénavant avancer à marche forcée. Simone m’expliqua qu’elle allait être envoyée, sans réel enthousiasme, à Marcoule dans les prochains jours, pour y superviser l’extraction du plutonium. Au moins, elle se rapprocherait un peu de moi. Il ne resterait plus que la Méditerranée entre nous, ainsi que quelques centaines de kilomètres de sable.

Je ne pouvais m’empêcher de ressentir quelques frissons en pensant au sujet de travail de mon amour. Extraire du plutonium, un élément parfaitement artificiel, un poison terrible, tout ça pour produire une énergie destructrice folle, encore jamais rencontrée durant les conflits passés. Où allait donc s’arrêter la démence des hommes ? L’appel de Stockholm[2] était finalement resté vain et il commençait à se dire, dans les milieux scientifiques internationaux, qu’on allait sans doute avoir, dans quelques années, la capacité de détruire notre planète tous seuls, comme des grands.

Je songeai un instant à Paulo et Josiane qui, comme si de rien n’était, construisaient leur famille avec Robert. Celle-ci ne tarderait pas à s’agrandir avec un petit frère ou une petite sœur. Nous qui savions, comment aurions-nous pu envisager, dans ces conditions de course au développement de bombes atomiques, d’avoir un enfant ?




Durant l’automne 53, l’état de santé de la mère de Simone, malade depuis longtemps, s’aggrava brusquement. Malgré les séances de radiothérapie, conseillées par sa fille qui avait rassuré toute la famille sur les dangers de cette technique médicale, les cellules cancéreuses avaient essaimé un peu partout. C’était trop tard… Elle avait été placée sous morphine pour ne pas souffrir. Simone, pourtant surchargée de travail à Marcoule, avait pris des congés spéciaux pour être auprès de sa mère.

Dès que je le pus, entre deux essais de Véronique NA, je profitai d’une navette militaire, un Languedoc du Groupe de Transport et de Liaisons Aériennes 1/60, qui remontait d’Alger jusqu’à Paris pour la rejoindre. Mon statut d’officier et de chef du projet Véronique, outre le fait que je connaissais le mécanicien de bord qui était un ancien de Supaéro, m’avait donné accès à ce moyen de transport, normalement réservé aux personnalités politiques et militaires. J’atterris à Villacoublay et là, une voiture de l’armée m’emmena jusqu’à la gare de l’Est où partait mon train pour Reims. Jean-Paul devait venir me chercher. Après nous avoir quittés, il avait été envoyé à la base aérienne 112 Reims-Champagne. Celle-ci était beaucoup moins loin de chez ses parents à Suippes. En outre, il avait la chance d’avoir été affecté à ce qui allait s’appeler plus tard la « Patrouille de France[3] ». Il était passé à Alger dans le cadre d’un meeting aérien, mais nous n’avions pu nous voir, pour cause de tempête de sable sur Hammaguir.

— Robert, c’est gentil d’être venu, dit-il lorsque nous nous retrouvâmes sur le quai de la gare.

— C’est normal, Jean-Paul, ta famille, c’est aussi celle de Simone, donc la mienne.

— C’est vrai. Maman a encore évoqué votre mariage, l’une des dernières fois où elle a été consciente. Elle m’a parlé de vous deux, de l’Ardèche, de tes parents.

Je la revoyais, toute gaie et pimpante lors de ce week-end fantastique où Simone m’avait dit oui.

— Comment va-t-elle ?

— Je crains bien que ça soit la fin. Les médecins ne nous ont laissé aucun espoir.

— Oh, je suis vraiment désolé… Et comment va ton père ?

Je savais André et Colette très attachés l’un à l’autre, ne faisant les choses qu’à deux depuis très longtemps.

— Il tient le coup. Il tiendra jusqu’au bout, pour elle, pour nous. Mais je pense qu’il va s’écrouler après.

Nous arrivâmes à la maison de ses parents. Simone était devant le pas de la porte et m’attendait. Elle se jeta contre moi :

— Oh, Robert…

— Je suis là, Simone, lui dis-je en la serrant dans mes bras.

Elle s’effondra en larmes dans mon cou.

— Jean-Paul t’a dit ? hoqueta-t-elle entre deux sanglots. C’est bientôt la fin. Au moins, elle ne souffre pas.

Après un câlin dans lequel je tentai de l’apaiser un peu, elle reprit sa respiration et m’invita à venir avec elle nous assoir un moment dans la cuisine.

— Il faut que je te parle, Robert, comme cela je vais m’arrêter de pleurer un peu.

— Dis-moi, mon amour.

— Papa m’a raconté que les deux dernières semaines ont été horribles. Il a été obligé de se fâcher avant que nous arrivions et de solliciter l’intervention de ses connaissances à la direction de l’hôpital d’Amiens. Il fallait que les médecins cessent de s’acharner sur elle et qu’ils s’occupent enfin de sa douleur. Je ne comprends pas ce besoin de vouloir soigner à tout prix…

Ses mots finirent dans un long sanglot.

— C’est leur métier, Simone, soigner.

— Oui, mais pas à ce prix-là. Quand ça ne sert plus à rien, on doit soulager le patient, pas s’obstiner à des traitements pénibles et épuisants.

— Je sais, mon amour…

Lorsque plus tard, elle m’emmena voir sa mère, je trouvai celle-ci méconnaissable. Elle n’avait plus que la peau sur les os, mais semblait apaisée, calme. C’était tout juste si l’on n’imaginait pas ce petit sourire narquois, qui ne la quittait jamais, avant…

— Elle a l’air bien, mais elle n’est déjà plus là, me chuchota Jean-Paul, défait, qui était déjà dans la pièce

— Elle est bourrée de morphine, renchérit Simone dans ses pleurs.

Leur père, dans cette chambre étrangement silencieuse, m’accueillit aussi chaleureusement qu’il le pouvait. Nous restâmes un long moment dans les bras l’un de l’autre, sans rien nous dire. Il n’était plus que douleur et tristesse, au-delà des larmes. Puis il me laissa repartir de la chambre avec Simone, et retourna, le dos rond, veiller son épouse chérie en lui tenant la main.

Nous nous relayâmes pour gérer la logistique et qu’il ne se trouve jamais seul. Deux jours après mon arrivée, avec sa fille et son mari à son chevet, elle partit paisiblement, dans un léger soupir, au beau milieu de la nuit.

Au petit matin, André étant resté dans la chambre de sa femme, nous nous retrouvâmes tous les trois, Simone, Jean-Paul et moi, pour le petit déjeuner le plus triste qu’il m’ait été donné d’expérimenter. Colette avait été si joyeuse et enjouée toute son existence, tellement heureuse de vivre. Sa disparition laissait un vide immense.

Les obsèques furent sobres, simples, en lien avec ce qu’elle avait été toute sa vie. L’église de Suippes était pleine à craquer. Malgré la volonté qu’elle avait clairement exprimée d’être incinérée, ainsi qu’une loi datant de 1887 l’autorisait, elle fut tout bonnement enterrée, victime de l’interdiction de la crémation par l’Église catholique. Son mari et ses enfants n’avaient pas eu la force de lutter contre les foudres du curé qui avait promis les flammes de l’enfer aux cendres de Colette.

Il pleuvait ce jour-là, comme pour ajouter les larmes du ciel à celles de la famille et des amis. Le retour à pied jusqu’à leur maison, fut long et décidément bien lugubre. Des amis du couple avaient préparé un buffet léger pour remercier les proches de leur présence. André, le père de Simone et Jean-Paul, faisait encore bonne figure, passant de bras en bras pour des accolades pleines de chaleur. Nous qui le connaissions, nous avions noté qu’il n’avait plus cette petite lueur dans les yeux. Sa joie s’était définitivement envolée en même temps que son épouse, celle qui l’avait accompagné durant plus de trente-cinq ans.

Plus tard, une fois qu’ils furent tous partis, il prévint ses enfants qu’il n’avait plus goût à la vie. Ceux-ci, attribuant cette tristesse à a mort récente de sa femme, se dirent que cela allait passer. Ils décidèrent de s’occuper de lui.

Après quelques jours passés à l’aider, Simone et moi finîmes par repartir, tandis que Jean-Paul restait une semaine de plus. Il reviendrait ensuite tous les week-ends, nous promit-il. Il avait proposé à son père de leur trouver, pour tous les deux, une maison à proximité immédiate de la base de Reims-Champagne. Celui-ci avait refusé. Il ne voulait pas quitter la demeure où il avait été si heureux.




Quelques mois plus tard, alors que nous venions de décider quel allait être notre projet pour l’Année Géophysique Internationale – essayer de visualiser la haute atmosphère et les courants qui s’y trouvent en lâchant des particules de sodium –, Simone me fit part de son inquiétude : les nouvelles du côté de Suippes n’étaient pas bonnes. Le veuf s’enfonçait dans la dépression.

En avril, ses deux enfants remontèrent le voir. Quelques jours plus tard, il décéda. Simone me raconta ce qui s’était passé :

Lorsqu’ils arrivèrent, leur père était dans le salon, prostré devant la radio allumée en sourdine qui narrait la guerre d’Indochine. La maison était d’une propreté irréprochable, comme si elle n’était pas habitée. Ils s’aperçurent rapidement qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours, se laissant dépérir. Quand il les vit, un bref sourire éclaira son visage fatigué et usé. Il était heureux de les voir mais semblait vraiment à bout.

Ses deux enfants le rassurèrent, lui dirent qu’ils étaient là maintenant. À grand désarroi, il leur annonça qu’il en avait assez de la vie, qu’ils n’avaient plus besoin de lui et qu’il voulait rejoindre Colette.

— Tu te rends compte, Robert, il était prêt à nous laisser… À abandonner ses enfants.

— Je comprends, mon amour, ça doit être très dur.

— Oui, c’est très dur. L’un après l’autre, en si peu de temps.

— Je sais, ma chérie.

Non, je n’en avais aucune idée mais j’imaginais bien à quel point on pouvait souffrir en perdant ses deux parents en moins d’un an et que pouvais-je lui dire d’autre ?

— En même temps, tu es adulte maintenant et puis, tu ne les voyais pas si souvent, non ?

— Certes, mais je savais qu’ils étaient là, au cas où.

— Simone, mon amour, tu as trente-cinq ans.

Ça, je n’aurais pas dû…

— Robert, il faut que tu arrêtes de minimiser ce que je ressens maintenant ! Tu n’as pas perdu tes parents, tu ne sais pas ce que c’est alors, stop !

— Je suis désolé, Simone, ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je comprends bien que tu essayes de me consoler avec l’idée de positiver. Mais la mort de ces parents, c’est quelque chose dans lequel on ne peut pas trouver de chose positive, point.

— Oui, Simone, tu as raison. Je voulais juste te dire que j’étais là, pour tout.

Elle se radoucit un peu.

— Je sais mon chéri, mais je suis un peu à cran et surtout très triste... Tu sais, quand nous avons parlé tous les trois, je me suis aperçue qu’il t’appréciait beaucoup. Il nous dit que tu étais solide et qu’on pouvait compter sur toi, tous les deux, moi et Jean-Paul

— Bien sûr !

— Il avait compris aussi, sans le lui avoir jamais dit que mon frère n’était pas attiré par les femmes. Mais il lui a aussi dit qu’il savait qu’il n’était pas un monstre et qu’il était fier de lui.

— …

J’en restais bouche bée. Si j’avais pu imaginer… Comment allai-je pouvoir réagir après une telle révélation ? Lâchement sans doute, je changeai de sujet.

— Du coup, vous avez pu beaucoup échanger avec lui avant qu’il ne parte ?

— Oui, une bonne partie de la soirée puis, il s’est couché avec Jean-Paul et moi, chacun d’un côté de son lit et il s’est endormi, paisiblement, comme s’il avait accompli sa tâche et qu’il pouvait partir en paix.

Je voyais la scène devant mes yeux. C’était une belle façon de mourir, entouré de ses deux enfants.

— Bercés par sa respiration, nous nous sommes aussi endormis, reprit-elle. Brusquement, nous nous sommes réveillés tous les deux et il a poussé un grand soupir puis plus rien. Il nous avait quittés.

— Oh mon amour, je suis si désolé…

— Ça va, je tiens le coup. Il le faut bien.

Elle tenait, elle était forte, mais elle avait besoin aussi de se lâcher. Elle ne le ferait que quand je serai là, à ses côtés.

— Je vais venir rapidement, Simone.

— Oui, c’est pour ça que je t’appelle, Robert. Rejoins-moi vite mon chéri. J’ai besoin de toi.




Je les rejoignis le plus vite que je pus. Un trajet quasi direct cette fois-ci Hammaguir-Reims, toujours avec le Groupe de Transport et de Liaison Aériennes I/60 jusqu’à Villacoublay – j’allais devenir un habitué de ces Languedoc, finalement assez confortables -, puis avec une liaison de l’Armée de l’Air jusqu’à Reims. Elle m’attendait au pied de l’avion et cette fois-ci, elle s’effondra en pleurs.

- Je suis orpheline, Robert…

- Simone, je suis désolé. Je suis là maintenant.

- Oui, je sais bien mais les deux, aussi vite…

- Oh mon amour, je suis triste pour toi, et je suis avec toi.

- Heureusement….

Elle n’arrivait pas à conduire et me confia le volant pour aller jusqu’à la maison de ses parents. Durant le trajet, il me revint ce qu’elle m’avait dit au sujet de l’attirance de son frère pour les hommes. Était-ce vraiment le moment d’en parler ? En même temps, il me fallait « crever l’abcès » avant de revoir Jean-Paul. Il avait bien caché son jeu ! Est-ce que pour autant, cela devait changer l’amitié que j’avais pour lui ? Elle se mit presque en colère, oubliant un instant ses larmes, quand je lui fis part de mes interrogations.

- Enfin, Robert, ça va pas ?

- Mais Simone, comprends-moi…

- Non, toi, tu vas m’écouter. Si c’est pour me dire ce genre d’imbécilités, on fait demi-tour et je te ramène à ton avion !

- Excuse-moi, Simone, mais je suis surpris, c’est tout…

- Et alors ? Tu crois que Jean-Paul va te sauter dessus parce qu’il est attiré par les hommes et pas par les femmes ?

- Non mais…

- En plus, si ça se trouve, tu n’es absolument pas son genre…

Nous nous regardâmes un instant, en silence, elle froidement et moi penaud puis, quelques seconde plus tard, nous partîmes tous les deux dans un grand éclat de rire. Quelquefois, j’étais vraiment très con… Est-ce que ça devait me regarder ce que mon ami faisait dans l’intimité ? Il était mon meilleur pote, juste après Paulo et en plus, le frère de mon amoureuse. Pourquoi me poser des questions sans intérêt ? Surtout que lui aussi allait avoir besoin de moi dans les jours à venir… Je n’étais pas certain de l’accueil que ses camarades de la Patrouille de France pourraient réserver à son deuil, surtout s’ils venaient à savoir son attirance pour les hommes…

Les obsèques de leur père remplirent une nouvelle fois l’église Saint Martin de Suippes. Le temps fut un peu plus clément mais l’eau était dans les yeux de tous. J’oubliai bien vite mes réticences initiales vis-à-vis de Jean-Paul, devant son chagrin et sa douleur. Je les accompagnai du mieux que je le pus. Puis, une nouvelle fois, je laissai le frère et la sœur régler les questions de succession et repartis en Algérie, toujours en utilisant ces fameux avions de transport de l’armée. La maison de Suippes fut mise en vente rapidement et trouva acquéreur le mois suivant. Une page se tournait définitivement pour Simone et son frère.

Peu de temps après, la Patrouille de France de Reims éclata en quatre en quittant Reims. Fort de sa première expérience, il intégra celle qui se mettait en place au sein de la 7ème Escadre de la base aérienne de Nancy-Ochey toujours en tant qu’officier mécanicien. Il allait ainsi participer à plusieurs déplacements internationaux pour promouvoir le prestige aérien français. Plus rien ne le retenait à Suippes dorénavant.





[1] Gerboise bleue est le nom de code de l’essai nucléaire français destiné à tester la première arme nucléaire de la France. Il a lieu le 13 février 1960 à 7 h 04 (heure locale) dans la région de Reggane, à l’époque des départements français du Sahara, durant la guerre d’Algérie, au lieu-dit d’Hammoudia. Cette opération s’est inscrite dans le cadre de la politique de dissuasion nucléaire voulue par le général de Gaulle. Son nom de code fait référence à la gerboise, un petit rongeur des steppes, et à la couleur bleue, qui symbolise généralement la France à l’étranger.

[2] L'appel de Stockholm est une pétition contre l'arme nucléaire lancée depuis Stockholm le 19 mars 1950. L'appel intervient dans le cadre de la guerre froide au moment où des membres du Parti communiste ou des intellectuels proches lancent un certain nombre de mouvements et d'initiatives en faveur du pacifisme. Le premier signataire a été Frédéric Joliot-Curie, le « patron » de Simone.

[3] En 1952, le commandant Pierre Delachenal, pilote de la 3e Escadre de chasse stationnée sur la base aérienne 112 Reims-Champagne, forme une escadrille de quatre Republic F-84 G. Lors d’un meeting aérien le 17 mai 1953 sur le terrain de Maison-Blanche en Algérie, le commentateur du show de l’escadrille, le pilote et journaliste Jacques Nœtinger, emballé par le spectacle qu’il vient de voir, la baptise « Patrouille de France »1. L’état-major de l’armée de l’air entérine cette appellation le 14 septembre 1953 (Source Wikipedia).

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