Chapitre 23 : Ils étaient verts, les Ricains...

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Une fois tous les câbles remplacés et quelques chats ramenés de la métropole – il n’y a pas mieux que les mistigris pour lutter contre les mulots, fussent-ils du désert – nous pensions être sortis de nos soucis quand, lors des analyses régulières de la qualité des produits servant à propulser nos fusées, une pollution de l’acide nitrique fut détectée. Décidément, nous étions maudits en cette année 1958. Je commençais vraiment à imaginer que nous n’allions jamais y arriver. Au téléphone, Simone, comme à son habitude, prit le contrepied de ce que je lui racontai :

— Robert…

— Oui, Simone ?

Quand elle me parlait doucement, à l’identique des moments où elle devenait vulgaire, elle avait des choses à me dire.

— Est-ce que tes soucis viennent de toi ?

— … Euh non. Je ne crois pas.

— Alors pourquoi es-tu en colère ?

— Parce que ça ne marche pas comme je veux.

— Tu crois vraiment que cette colère va t’aider à faire avancer les choses ?

— Je ne sais pas… Non, sans doute pas.

— Tu vas juste finir par avoir un ulcère à l’estomac, mais ça n’avancera pas plus vite. Tu es en pétard contre qui ?

— Contre les éléments qui m’empêchent de faire mon boulot correctement.

— Tu en es certain ?

Après quelques instants de réflexion, je fus obligé d’en convenir :

— Non, tu as raison, c’est après moi que je suis en colère.

— Pourquoi ça ?

— Parce que je pense que je devrais tout maîtriser, ce qui n’est visiblement pas le cas pour le moment.

— Tu penses que tu vas y arriver ?

— À tout maîtriser ? Ben oui, je pense. J’espère en tout cas.

— Vraiment ?

— Oui, vraiment ! C’est mon rôle, je suis payé pour ça.

— Bien, tu as peut-être raison. On en reparlera…

Or, c’était elle qui avait raison. Elle avait toujours raison.

Après la pollution de l’acide nitrique, ce fut un épisode de vent de sable en septembre qui nous obligea à fermer complètement la base pendant près d’un mois. On ne pouvait quasiment plus circuler d’un bâtiment à l’autre. Cela devenait très compliqué à vivre pour les enfants présents parmi nous, en particulier ceux de Paulo et Josette, Robert, six ans et Alain, deux ans, de rester enfermés aussi longtemps. Tout le monde, les parents de jeunes bambins en premier furent soulagés quand cette tempête s’éloigna.

L’année 1958 avançait toujours, sans lancement de Véronique AGI, sans notre nuage de sodium dans la haute atmosphère. Heureusement pour nous que le ministère avait d’autres soucis avec l’Algérie. Ils nous avaient tous un peu oubliés, ce qui nous arrangeait bien.

En octobre, le Général de Gaulle revint et fit un discours promettant l’industrialisation de l’Algérie en s’appuyant sur le pétrole du Sahara. On parla du « Plan de Constantine ». Dans le même temps, le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, proclamé en septembre, annonça qu’il était prêt à négocier les conditions d’un cessez-le-feu avec l’armée française. Cette information nous mit en joie, laissant présager une fin rapide à ce conflit qui durait depuis trop longtemps.

Pour Véronique, on aurait dit les sept plaies d’Égypte. Ce ne furent pas les grenouilles ou la grêle (nous étions quand même dans le désert), mais une épidémie de grippe qui coucha une bonne partie de l’équipe durant tout le mois de novembre. J’étais à bout, désespéré.

— Je ne sais plus quoi faire, Simone…

— Que peux-tu y faire ?

— Je ne sais pas, je ne sais plus…

J’étais complètement perdu. Le temps avançait inexorablement et nous n’arrivions toujours pas à lancer cette foutue Véronique-AGI.

— Tu as la main sur cette histoire de grippe ? me demanda-t-elle.

— J’ai fait venir tout ce que je pouvais comme vitamine C et Aspirine.

J’avais même dévalisé les réserves de la garnison.

— Bien, et que peux-tu faire d’autre ?

— Rien, je crois…

— Alors, pourquoi es-tu encore en colère ?

— Parce que ça n’avance pas comme je le voudrais.

— Tu peux y faire quelque chose ?

Elle insistait, mais je ne comprenais toujours pas.

— Non, je ne crois pas.

— Est-ce que ta colère sert à quelque chose, mon chéri.

— Euh non. Et tout ça me fatigue.

— Qu’est-ce qui te fatigue ?

— De lutter contre tout ça.

La vache, quand j’y repense, c’est vrai que j’étais bien bouché.

— Alors, pourquoi est-ce que tu luttes ?

— Parce que c’est mon job.

— De lutter ?

Toujours la bonne question, au bon moment, ma Simone…

— Non, que ça marche.

— Dis-moi, mon chéri, quand tu luttes, est-ce que ça marche mieux ?

Et la lumière fut…

— Euh, non… Tu as raison. Ça ne sert sans doute à rien que je me mette la rate ou court-bouillon.

— Sans doute pas…

Je pouvais presque l’entendre sourire.

— C’est déjà ce que tu essayais de me dire lors du coup de fil de juillet ?

— Oui, mais il fallait que tu fasses ton chemin.

— Merde ! Qu’est-ce que j’ai perdu comme temps et comme énergie !

— Non, on ne perd jamais son temps. C’était juste le cheminement que tu avais à faire, par toi-même.

Simone, philisophe.

— Merci, Simone, je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

— Ton chemin serait peut-être plus long, ou plus tortueux, mais tu y arriverais quand même, Robert. Il faut que tu aies confiance en toi.

— Merci mon amour.

Le reste fut plus doux et plus tendre.




Nous n’avions toujours pas lancé Véronique AGI au 31 décembre 1958, mais je me sentais moins plus serein. Cela finirait bien par fonctionner. Ce n’était plus qu’une question de temps. En attendant, j’allais me charger de maintenir le moral de l’équipe. Il n’y avait plus que cela à faire. Par ailleurs, comme l’avait fait remarquer Paulo quelques mois auparavant, le fait que cette Année Géophysique Internationale dure un an et demi était vraiment notre planche de salut.

L’année 1959 débutant, dès le deux janvier, par un coup de fil furibard de J C-D, « l’âme damnée » du Général : « nous étions des incapables. L’année Géophysique Internationale était terminée et nous n’avions rien fait ! ». C’était sans doute du chinois pour lui, mais nous avions tout de même réussi à franchir cette fameuse ligne de Karman ! Il rappela ensuite toutes les semaines, mais comme il le faisait systématiquement le vendredi vers 17h, je savais qui était au bout du fil et préférais aller fumer une cigarette – même si pour ma part, je ne fumais toujours pas – avec Paulo, plutôt que de me faire incendier.

Tout début janvier 1959, les Soviétiques accrurent encore leur avance en termes d’exploration spatiale en envoyant une sonde qui s’approcha de la Lune et la survola. Un exploit qui fut salué comme il se devait à Hammaguir. Même s’il ne s’agissait pas d’une de nos réalisations, nous avons quand même débouché le champagne. Les « NazdarOvié » avinés et joyeux ont resonné une partie de la nuit de ce 4 janvier. On fêtait aussi la défaite des Américains. De Gaulle avait déteint sur nous avec son anti-américanisme…

Puis, début mars, on y était. Notre Véronique-AGI était sur son pas de tir, le ciel était dégagé, les conditions parfaites. Le sodium était chargé et prêt à être éjecté dans la haute atmosphère. On allait avoir un spectacle fabuleux et puis… la catastrophe. Après un décollage idéal le 7 mars à 19h34, à une altitude de 35 kilomètres, une panne moteur survint. Elle n’avait pas atteint la haute atmosphère et donc notre participation à l’AGI était remise en cause. Le sort s’acharnait contre nous. J’étais décidé : je ne décrocherais pas le téléphone avant que nous ayons réussi notre tir.

Tout le monde retourna au boulot, les stocks de carburant étaient au maximum, nous avions plusieurs Véronique-AGI disponibles et des réserves de sodium pour trois lancements. Durant les 48 heures qui suivirent ce lancement raté, personne ne ferma l’œil. La base d’Hammaguir était une vraie fourmilière, une ruche avec une activité constante.

Lundi 9, alors que tout était à nouveau prêt, un vent de sable abominable se leva, nous obligeant encore une fois, à tout replier, y compris notre fusée et à la mettre à l’abri dans un hangar hermétiquement fermé. Le Général, quand il avait une minute au milieu de la gestion de l’Algérie, devait se demander si notre projet n’était pas maudit.

Le lendemain, la tempête s’était calmée, le temps était beau et chaud, le ciel était dégagé. À 19h38, le 10 mars, Véronique s’élança. Tout se passa sans encombre et à 104 km d’altitude, elle largua sa charge de sodium, illuminant les cieux du Sahara. Un vrai nuage de paillettes d’or. Ce phénomène fit visible jusque dans le sud de la France. Le nuage doré avait quasiment la forme d’une clé de sol. Nous étions tous sortis et sommes tombés dans les bras les uns des autres, devant le spectacle offert à nos yeux. Même Paulo versa sa petite larme. Mes paupières s’emplirent aussi d’humidité. J’avais enfin réussi. Nous avions réussi ! Certes, ce n’étaient pas tout à fait les étoiles, mais on en prenait le chemin. Véronique avait vraiment été dans l’espace. En plus, ce que j’avais fait – mon équipe ou moi, il n’y avait pas de différence – était beau. Tous ceux qui avaient assisté au phénomène en parlent encore maintenant avec une grande émotion.

Je passai ensuite de l’un à l’autre pour les remercier de leur travail, de leur investissement, de leur patience et de leur acharnement à réussir. Ils étaient tous géniaux, forts, les meilleurs ! Je n’aurais pas pu rêver meilleure équipe que celle-ci.

Outre la beauté du phénomène, ce nuage allait permettre de faire d’importantes avancées scientifiques sur la connaissance de la limite entre haute et basse atmosphère. Ce fut d’ailleurs corroboré par un second tir le lendemain à 5h44. Moins spectaculaire, car pas réalisé en début de nuit, ce second nuage et les photos qui en furent prises confirmèrent ce qui avait été constaté la veille : en dessous de cent kilomètres d’altitude, l’atmosphère est brassée en permanence, mais au-dessus, elle ne l’est plus, c’est ce que l’on appelle la turbopause. À la suite de leurs propres expériences, les Américains disposaient d'images à peu près similaires, mais leur interprétation n’avait pas été poussée aussi loin. L’entrée de la France dans l’espace ne passerait pas inaperçue. Finalement, à défaut de comprendre ce que j’avais observé dans ce fameux triangle d’été, j’avais créé moi-même un phénomène dans le ciel. J’étais vraiment heureux et fier de moi, de nous tous.

Cette fois-ci, quand le téléphone sonna dans mon bureau, je décrochai. Bien m’en prit : Le Général lui-même était au bout du fil. Il me félicita chaleureusement, me renouvelant sa confiance et me répétant qu’il n’avait jamais douté de moi ni de mon équipe.

Le 11 mars, après le second tir réussi, la fête commença tôt et dura toute la nuit à Hammaguir. Heureusement qu’il n’y avait plus de Véronique prête à être lancée, il aurait pu arriver n’importe quoi. La tension accumulée durant ces mois et en particulier pendant les derniers jours avait besoin d’être relâchée. Ce fut bien le cas pendant les vingt-quatre heures qui suivirent cette nouvelle réussite. On a chanté, on a bu, on a rigolé, on a dansé. Ce fut la grosse java ! La garnison présente s’occupa plus de garantir la sécurité et le retour de chacun dans son lit que d’assurer notre défense contre d’éventuels assaillants. Par bonheur, les soldats n’avaient pas le droit de boire en service.

Le retour dans nos locaux et ateliers le lendemain fut laborieux et certains – et certaines – restèrent couchés toute la journée. Étant le chef, je devais montrer l’exemple, mais je ne fis qu’une brève apparition, à peine une heure en fin de matinée et une en fin d’après-midi, histoire de dire que j’étais à mon poste.

Vers dix-sept heures, justement, le vieux Bédouin qui m’avait dit que je saurais un jour, pour cette étoile dans le Triangle d’été, vint me voir dans mon bureau. Il semblait tout intimidé de pénétrer dans les bâtiments et n’entra que quand j’allai à sa rencontre. Il avait les yeux pleins de larmes, un sourire immense éclairait son visage ridé et tanné par le soleil. Il me remercia chaleureusement.

— Merci d’avoir illuminé mon désert comme tu l’as fait avec ta fusée. Tu es un magicien !

— Vous savez, ce n’étaient que des paillettes de sodium, répondis-je modestement.

— Non, c’était de la poudre d’étoiles que tu as mise dans le ciel du Sahara, c’était toute la beauté du monde.

Ses mots me bouleversèrent, plus encore que les félicitations du Général. J’avais répandu « de la poudre d’étoile dans les cieux du désert »… Magnifique image. Il avait pris mes mains dans les siennes et les avait serrées. Nous sommes restés quelques longs instants comme cela, sans rien dire. Avant de me quitter, le vieux nomade me rappela ce qu’il m’avait dit, quelques mois plus tôt :

— Tu te souviens de cette étoile que tu cherches ?

— Oui, bien sûr !

— Tu la connais, monsieur, tu la connais.

— Je la connais ?

De quoi parlait-il donc ? Non, justement, je ne la connaissais pas. Au contraire, je la cherchais.

— Un jour, tu sauras, me dit-il encore une fois, tout aussi mystérieusement.

Je me suis recouché ce soir-là, apaisé et heureux. S’il m’avait dit que je saurais un jour, ce n’était pas la peine que je m’en fasse. Ce jour viendrait bien en son temps. Je crois que finalement, ses mots m’avaient encore plus touché que les remerciements et félicitations du Général.

Petit à petit, le cours normal de la vie reprit sur la base. Bien qu’en retard – à peine plus de deux mois – nous avions terminé ce projet avec brio. Il nous en fallait un autre, un objectif tout aussi stimulant. Les semaines suivantes furent l’occasion d’un énorme brainstorming. J’avais la chance, dans mon équipe, d’avoir des têtes plutôt bien faites. Le fait de bien nous connaître nous permettait également de ne pas avoir trop peur du jugement des collègues et donc d’autoriser la libre expression de chacune et chacun. Oui, ce fut une belle « tempête de cerveaux » dont le produit fut un mammifère de la famille des Muridés. Ce ne fut pas une montagne qui accoucha d’une souris, mais une fusée qui accoucha d’un rat. Nous allions envoyer un rat dans l’espace. Pourquoi cet animal ? Parce que ce n’est pas très gros – il fallait commencer modeste et il n’y avait pas tant de place disponible que cela dans Véronique – et que les rats étaient chose courante. Les laboratoires en regorgeaient et ces animaux se reproduisent très rapidement. De plus, ils sont extrêmement proches de l’homme, au niveau des comportements, de la psychologie, de l’intelligence et de la vie en société. Donc, comme ce n’était pas une ressource rare, si l’on ratait un ou deux essais, ce n’était pas grave…

Durant cette phase d’étude et de transformation de Véronique en une sorte de vaisseau habité – par un rat –, Simone me fit part des suites de son voyage aux USA pour un partage d’expérience avec les scientifiques au sujet de la bombe atomique. Sur ce sujet, il y avait peu de transmission écrite. Tout se passait à l’oral. Les Français avaient bien fait de se déplacer là-bas. Ils avaient appris que la quantité de plutonium dont ils disposaient était beaucoup trop importante pour une seule bombe. Ils allaient pouvoir en préparer deux – « Gerboise bleue » et une seconde « gerboise » d’une autre couleur sans doute – et aller ainsi deux fois au spectacle. Les scientifiques sont parfois de grands enfants…

Les études avançaient bon train pour l’adaptation de Véronique au premier français dans l’espace, qui serait donc un « ratonaute ». Il nous fallut reprendre toute la conception de la tête de la fusée si l’on avait pour objectif que notre passager profite du voyage et nous apprenne des choses sur la vie spatiale. Entre stocker cinquante kilos de sodium et un animal, il y a un monde. Il fallait assurer à notre aventurier un certain confort et de l’air respirable durant tout son vol. En effet, le sodium ne respire pas, au contraire, il brûle au contact de l’air. Surtout, nous voulions récupérer notre « ratonaute » vivant, pour faire des études comparatives avant et après un séjour dans l’espace.

Alors que les transformations de Véronique battaient leur plein, nous eûmes deux nouvelles occasions de belles fêtes en hommage aux Russes. Ceux-ci avaient encore accru leur avance sur l’Oncle Sam dans la conquête spatiale : en septembre, Luna 2 s’était posée sur la Lune et en octobre Luna 3 avait montré au monde entier des photos de la face cachée de l’astre lunaire. Ils étaient verts, les Ricains…

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