Chapitre 24 : sous cloche pendant des dizaines d'années
Simone était donc devenue algérienne, elle aussi, depuis quelques mois. Cependant, du fait des échéances proches pour les essais de bombe atomique, elle me soumettait à un black-out quasi total. Devant son absence, j’étais à l’affut des informations concernant la course internationale à la conquête spatiale. Si l’URSS semblait tenter d’aller toujours plus loin de la Terre, vers la Lune, Mars, et pourquoi pas au-delà, les USA se focalisaient sur les vols habités. Ils furent les premiers, en janvier 1960, à embarquer un singe dans le projet Mercury et à l’envoyer à quinze kilomètres d’altitude, pour ce premier vol d’un hominidé. L’objectif à terme, serait de réaliser des trajectoires sub-orbitales[1], puis des orbites complètes en propulsant la capsule Mercury à l’aide d’une fusée Atlas. Nous avons trinqué joyeusement à la santé de Sam l’Américain, à Hammaguir.
En août, nous eûmes une nouvelle occasion de faire la fête avec la réponse des Russes au succès de Sam. Le 19 août, le lancement de Spoutnik 5 leur permit d’expédier une vraie ménagerie[2] qui revint en vie le lendemain, après un vol orbital. Les animaux avaient été envoyés beaucoup plus haut que le singe américain et avaient véritablement réalisé le tour de la terre. Le chimpanzé, n’avait été qu’à quinze petits kilomètres, une misère…
Les moments de détente me donnaient l’occasion de voir grandir Robert et Alain, les enfants de Josette et Paulo. J’étais le parrain de l’aîné et je me considérais un peu comme leur oncle. Je commençais, certains soirs d’hiver où il faisait nuit tôt, à initier mon filleul à l’observation des constellations et des étoiles. J’aimais beaucoup ce rôle, nouveau pour moi. Il ne parvenait toutefois pas à me faire oublier l’absence cruelle de Simone à cause de ce foutu « Secret Défense ».
Je m’étais aussi énormément focalisé sur la préparation du premier français dans l’espace. Nous y étions. Hector était dans sa capsule, au sommet de Véronique, revêtu de la combinaison anti-g[3]. Qui aurait pu imaginer envoyant notre belle fusée orange, sur son pas de tir flambant neuf, « Blandine », qu’à l’intérieur se tenait le premier spationaute français ? J’avais pu prendre une photo, juste avant la fermeture de son module. Je m’étais promis de la montrer à Simone dès que nous pourrions nous voir.
— Bon, tout est prêt pour Hector, demandai-je ?
— Oui, c’est OK.
— Il n’est pas trop nerveux, m’inquiétai-je, à moitié sérieusement.
— Non, je ne pense pas, me répondit l’un des médecins responsables de son suivi. Cela m’étonnerait qu’il soit conscient des enjeux.
Ce toubib surveillait ses paramètres physiques, neurologiques et physiologiques retransmis par le module électronique dernier cri qui avait été mis au point pour l’occasion. Les informations y arrivaient par un faisceau d’innombrables fils partant de la combinaison d’Hector.
— On va lui souhaiter un bon voyage alors, fis-je en souriant.
— Bon vol, Hector ! firent toutes les personnes présentes.
L’enjeu était important. Il me permettait aussi de me focaliser sur autre chose que les dangers auxquels était exposée Simone, avec ces explosions atomiques. Je savais qu’elle était responsable de la radioprotection, mais j’avais des doutes sur le fait qu’elle ne se préoccupe pas plus de la santé des autres que de la sienne.
Nous nous trouvions dans le blockhaus proche de « Blandine », à quelques dizaines de mètres à peine du nouveau portique. Celui-ci se recula, afin de permettre l’allumage des moteurs de la fusée. Ça aurait été dommage de l’abimer, d’autant plus qu’il était équipé d’ascenseurs, le grand luxe au fin fond du désert.
Ces derniers mois, Hammaguir était entré dans l’ère industrielle. Je ne sais pas qui avait eu cette idée, mais dans ce projet, tous les pas de tirs reçurent des noms commençant par un « B ». Le premier, « Blandine », était dédié aux différentes versions de la fusée Véronique. Il avait été mis en service dès la fin 1959 et était équipé d’un portique modernisé avec des monte-charges latéraux et un blockhaus sécurisé. C’est de Blandine que décollerait le premier français partant vers l’espace. La zone « Bacchus » serait quant à elle réservée aux fusées propulsées par des carburants solides (poudres). Ce site était en cours de finalisation pour une livraison opérationnelle en 1961. Une troisième plate-forme, la plus importante en taille, « Brigitte » était consacrée aux tirs de missiles balistiques et allait être utilisée par la suite pour le lancement de satellites. Le dernier emplacement, « Béatrice », était prévu pour des essais de missiles PARCA et Hawk (américains). Il allait également servir, plus tard, à la mise au point d’un étage de la fusée Europe.
Un grand Poste de Commandement des Champs de Tirs (PCCT) allait être également installé afin de coordonner les tirs civils et militaires. Il serait équipé d’un calculateur dernier cri permettant d’envoyer et recevoir toutes les informations nécessaires. Celui-ci ne serait opérationnel qu’en 1964. Avec ces différents pas de tirs spécifiques, Hammaguir et la France allaient entrer dans la conquête spatiale, des deux pieds, avec cet énorme bond technologique.
En attendant, de notre blockhaus, le décompte fut lancé :
— 10, 9, 8, 7, 6, 5, 4, 3, 2, 1, mise à feu !
Puis, à peine quelques secondes plus tard.
— Véronique a quitté le sol.
C’était parti !
— La fusée est à un kilomètre du sol.
Les instruments nous permettaient de savoir ce qu’il en était. Avec ce bâtiment en béton, nous n’avions plus la possibilité de la suivre des yeux. Mais cela nous garantissait aussi les conditions de sécurité lors des lancements.
— Ascension terminée à 190 kilomètres.
C’était un beau résultat, mieux encore que lors de l’Année Géophysique Internationale.
— Détachement de la capsule réussi.
C’était l’étape la plus délicate de cet essai.
— Entrée dans l’atmosphère, la température augmente à l’intérieur.
Elle redescendait vers le sol de plus en plus vite.
— La chaleur dans le module reste supportable, moins de 35°C.
Heureusement, ça aurait été dommage de retrouver un Hector cuit.
Le point de chute fut rapidement calculé et nous partîmes en expédition afin de le récupérer. Il nous fallut parcourir 45 kilomètres au départ d’Hammaguir, mais la capsule était bien là, visiblement en bon état.
Elle fut ouverte et Hector fut libéré de sa combinaison, accrochée à l’intérieur avec des ressorts de sustentation.
Il cria et s’agita un peu quand il retrouva l’air libre puis se calma assez vite dans les bras du médecin. Hector, rat Wistar[4] de 26 centimètres et 365 grammes, était le premier Français dans l’espace, « Hector le ratonaute ». Il rejoignit rapidement sa cage et quelques congénères. Que leur raconta-t-il ? Personne ne le sait…
Malgré une légère défaillance cardiaque observée durant le vol – l’émotion d’être le premier Français thermosphérique ? –, il était rentré en forme. Il avait juste été un peu perturbé par les conditions d’impesanteur[5] de son périple. Il n’avait pas été nécessaire de prévoir des hublots dans la tête de Véronique. Les médecins nous avaient dit qu’ils ne sauraient pas déterminer les réactions spécifiques du rongeur devant la vision du ciel étoilé sans la moindre pollution lumineuse.
Sans être particulièrement spectaculaire, cette mission avait commencé à apporter des renseignements importants sur les questions de vie et de survie dans l’espace, aux scientifiques français.
Les travaux d’aménagement de la base se poursuivaient. Ils étaient également motivés par la nécessité d’améliorer la sécurité des personnes et des matériels. Les leçons avaient été tirées de Baïkonour. En effet, jusqu’à récemment, il n’était pas rare de voir des intervenants en chemisette en nylon, travaillant sur des engins propulsés par de la poudre, tout en fumant des cigarettes. Il nous fallait devenir des professionnels. La France était une nation spatiale maintenant !
En juin, toujours de « Blandine », notre pas de tir, nous devions réaliser un lancement spécifique à la demande des militaires, afin d’étudier les effets d’une explosion dans l’espace. Notre Véronique-AGI était chargée de 60 kilos de TNT[6], les pleins faits, prête à décoller. Tout à coup, Paulo qui effectuait une dernière ronde accourut vers nous en criant :
— Attention, ça pisse, ça pisse !
Il y avait une fuite au niveau de l’un des réservoirs. De l’acide nitrique s’écoulait le long du fuselage de la fusée. Heureusement, le mélange avec l’essence de térébenthine ne s’enflammait pas spontanément. Un autre cocktail était nécessaire pour déclencher la combustion. Celui-ci ne fuyait pas.
Aussitôt, réunion de crise dans le blockhaus :
— On fait quoi ?
— On devrait la laisser se vider, c’est le plus simple.
— Non, pas possible de prendre ce risque ! Ça peut péter à tout moment. On doit la détruire.
Cela me crevait le cœur, mais j’étais responsable de la sécurité de tous, il fallait parfois faire face à des décisions difficiles. La vie des hommes était toujours plus précieuse qu’une fusée.
— Au sol ? Mais c’est de la folie, le portique tout neuf va être foutu, objecta Gérard.
— C’est que de la ferraille, ça se reconstruit.
Entre les hommes et le matériel, le choix était vite fait.
— Avec les ascenseurs ?
— Bon, y en aura peut-être plus au début, mais on s’en est passé plusieurs années, non ?
Au diable quelques monte-charges, s’il s’agissait d’éviter de perdre des vies dans une explosion.
— OK, on détruit alors ?
— On active l’autodestruction ! acquiesçai-je.
— Activation de l’autodestruction… Mince ! fit Gérard.
— Quoi, mince ?
— Ben, on ne l’avait pas installée, cette fois-ci…
— Pourquoi ça ?
— On avait peur de tout faire péter avec le TNT.
— C’est malin.
— Bon, on fait comment alors ?
— Faut appeler l’armée, dis-je.
— L’armée ?
— Ben oui, avec un char ou un truc équivalent.
— Parce que tu crois qu’il y a des chars en Algérie ?
— Ben oui, il y en a, mais c’est vrai qu’ils doivent tous être à Alger ou sur la côte. Attendez, je crois qu’il y a une auto-mitrailleuse avec la garnison qui sécurise la base.
Cela m’était juste revenu en mémoire.
— Oui, une auto-mitrailleuse, ça pourrait le faire, fis-je en réflechissant tout haut.
— Allez, je file la chercher, me dit Paulo
— J’appelle le responsable de la garnison pour que ça ne mette pas des heures, fis-je en décrochant le téléphone.
Cet officier qui ne rêvait que de combats allait pouvoir tirer réellement :
— Allo, Commandant, c’est Robert.
— Bonjour, Robert, vous allez bien ?
— Oui, enfin non. Ce n’est pas pour ça que je vous appelle !
— Oui ?
— Vous avez bien une auto-mitrailleuse ?
— Oui, bien sûr !
— Elle est opérationnelle ?
— J’espère bien, sinon, ils vont entendre causer du pays !
— Ce n’est pas la question, vous pouvez lui dire de venir à Blandine ?
— Blandine ?
— Oui, Véronique !
— Ça fait un peu surréaliste, ce dialogue… Blandine, Véronique…
Pourtant, il était en poste depuis plusieurs mois, ce chef d’escadron. Il aurait dû savoir de quoi je parlais.
— Bon, vous arrêtez vos conneries, Commandant ? On a vraiment besoin de votre auto-mitrailleuse à Blandine, le pas de tir de Véronique.
— OK, j’ai compris, mais pour quoi faire ?
— Pour tirer sur la fusée.
— Pour quoi ?
— Vous avez bien entendu ! Pour tirer sur la fusée. Elle fuit et nous voulons la faire péter nous-mêmes, et pas quand elle l’aura décidé, elle.
— Bien, je vous l’envoie, d’ailleurs, il y a votre gars qui vient d’arriver.
— Paulo ? Oui, il est là pour la guider jusqu’à Véronique.
— Véronique ou Blandine ?
— C’est pareil. Véronique est sur Blandine.
Je commençai vraiment à m’énerver. On n’avait pas le temps de jacasser et d’ergoter. Il s’agissait de la sécurité de mon équipe.
— Bon, accélérez le mouvement, Commandant, ça devient vraiment urgent !
— Une auto-mitrailleuse, une !
Comme si c’était le moment de plaisanter.
Quelques minutes plus tard, l’engin militaire était sur place, enfin sur zone, à une distance prudente d’environ deux-cents mètres. Visiblement, les soldats attendaient quelque chose, une consigne, un ordre… Je sortis du blockhaus, passablement énervé.
— Bon, les gars, vous attendez quoi ?
— Ben un ordre…
— Je vous le donne, moi, cet ordre. Tirez-moi sur cette putain de fusée !
— Allez, les gars, mitrailleuse en batterie, feu !
Il s’en suivit une succession de tirs… infructueux. Je ne sus jamais si les militaires étaient nuls ou s’il était vraiment difficile de toucher une fusée qui ne faisait que 55 centimètres de diamètre à deux-cents mètres avec une mitrailleuse 12,7[7]. Toujours est-il que ce fut un joli fiasco.
Il fallut finalement qu’un des soldats prenne son fusil MAS 36[8] et la vise. Il réussit à l’atteindre et sa balle perfora la carlingue de Véronique. La fuite d’acide nitrique s’accéléra, vidant complètement le réservoir sur le sol. Au bout de quelques minutes, sans doute déséquilibrée par cette nouvelle répartition des masses, la fusée tomba sur le côté. L’essence de térébenthine s’enflamma et l’ensemble se consuma, sans exploser, dans une belle flamme orangée. Le spectacle était saisissant. Au moins, le portique avec ses ascenseurs n’avait pas été endommagé. Par chance, Véronique avait chuté du bon côté.
Raconter cet épisode quelques jours plus tard, rendit Simone hilare au téléphone. L’entendre rire me faisait tellement de bien. Elle m’apprit que de leur côté, fin avril, ils avaient procédé au dernier essai atomique atmosphérique dans le Sahara. Toutes les futures explosions seraient souterraines. Simone souligna ce point avec le regard de la radioprotection.
Au moins, avec les tirs dans le sol, pas de risque de disperser de la contamination dans l’atmosphère, contrairement avec ce qui s’était passé lors du premier essai. En effet, avec la presse, elle se trouvait à environ vingt kilomètres de l’explosion et son compteur Geiger s’était affolé. Elle avait été obligée d’en couper le son au plus vite, de peur de paniquer tout le monde autour d’elle. Le responsable du tir, un militaire, alerté par elle, lui avait assuré que tout était normal et que son appareil devait « déconner ». On ne finirait par savoir que beaucoup plus tard que ce n’était pas le cas. Elle, comme de nombreux acteurs de l’époque, avait été passablement contaminée par les retombées des essais français. Mais tout ceci était couvert par le « Secret Défense » et fut donc mis sous cloche pendant plusieurs dizaines d’années.
[1] Vol suborbital : Il s’agit de la trajectoire d’un engin spatial se déplaçant à une vitesse suborbitale, c’est-à-dire inférieure à la vitesse requise pour qu’il se maintienne en orbite. En résumé très simplifié, il décolle, atteint une apogée (sommet du vol) puis retombe sous les effets de la gravité terrestre.
[2] Pour cette mission les Soviétiques avaient envoyé deux chiennes, un lapin, deux rats et quarante souris.
[3] Système anti-g : un système lui permettant de supporter les accélérations qu’il allait subit en particulier au décollage et qui peuvent engendrer un « voile » voir avec tout le sang qui descend dans le bas du corps. Pour cela, la combinaison anti-g exerce une pression sur la partie basse du corps, pour renvoyer le sang dans la partie haute de celui-ci.
[4] Le rat Wistar est un rat albinos . Cette race a été développée à l’Institut Wistar en 1906 pour être utilisée dans la recherche biologique et médicale. Il s’agit notamment du premier rat développé pour servir d’organisme modèle à une époque où les laboratoires utilisaient principalement la souris domestique.
[5] L’Impesanteur ou l’apesanteur n’est pas provoquée par l’éloignement de la Terre ou de tout autre corps céleste attractif : l’accélération due à la gravité à une hauteur de 100 km par exemple n’est que de 3 % moindre qu’à la surface de la Terre. L’apesanteur est ressentie lorsque l’accélération subie égale la gravité, ce qui recouvre aussi le cas où le champ de gravité est quasiment nul (loin de toute matière). Elle est ressentie, dans le cas d’Hector dans toute la phase de ralentissement de la capsule et avant sa chute, dans la partie supérieure de sa trajectoire.
[6] Le trinitrotoluène (TNT) est un explosif, utilisé dans plusieurs mélanges, notamment en proportion égale avec le nitrate d’ammonium pour former l’amatol. Dans cet essai à Hammaguir, il était utilisé pur.
[7] 12,7 : calibre des balles de la mitrailleuse, 12,7 millimètres, soit quasiment 1,3 centimètres.
[8] Le fusil modèle 1936 est adopté par l’armée française. Il est conçu et fabriqué par la Manufacture d’armes de Saint-Étienne. L’arme, utilisée pendant plus de cinq décennies, est appelée simplement MAS 36 par ses utilisateurs militaires.
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