Chapitre 26 : que lui parler de mes fusées.
Alors que je commençais avec quelques autres ingénieurs à planifier les essais à venir des fusées « Aigle » et « Agathe » destinées à la qualification des installations au sol et du système de télémesure, je fus appelé à mon bureau pour une sollicitation en provenance de Paris. Une sollicitation urgente, semblait-il.
Que pouvait bien me vouloir le ministère de façon si impérative ?
— Allô, oui ?
— Robert, mon chéri ? C’est moi, Simone !
— Simone, mais que fais-tu à Paris ? Que se passe-t-il ? Tu n’es plus à Reggane ? Tu vas bien ?
— Non, enfin oui, mieux…
Mince ! Aussitôt, j’ai pensé à ses essais, le premier, gerboise bleue et puis le souterrain, celui où le bouchon en béton avait sauté. Saloperie de bombe atomique !
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Dis-moi tout !
— J’ai eu une crise de maux de tête terribles, à me cogner le crâne contre les murs. Ils n’ont rien trouvé de spécial à l’hôpital d’Alger et m’ont donc envoyé à Paris, au Val de Grâce[1].
— Et là, ils ont découvert quelque chose ?
— Non et pourtant je peux te dire qu’ils m’en ont fait des examens. Je crois que j’ai eu le crâne étudié sous toutes les coutures.
— À ce point-là ?
— Oui, ils ont voulu éliminer toutes les causes possibles pour mes céphalées : une déshydratation sévère, une hémorragie, un caillot, une tumeur.
Ils avaient vraiment ratissé large, les médecins du Val de Grâce
— Ah oui ! Tout ça ? Et donc, qu’est-ce que tu as ?
Quand même, pour qu’elle ait été envoyée à l’Hôpital d’Instruction des Armées, ce n’était pas rien. J’espérais que ce n’était pas trop grave…
— Pas de déshydratation en tout cas. J’ai été placée sous réhydratation dès mon arrivée à Alger. C’est apparemment assez fréquent dans le désert, mais ce n’était pas cela.
— Depuis le temps que tu y es, pourquoi ça serait survenu juste maintenant ?
— Je ne sais pas, peut-être en lien avec le stress ?
C’est vrai qu’avec les essais ayant connu des défauts de confinement, en tant que radioprotectionniste, elle devait être un peu sous pression.
— Ils ont ensuite cherché un éventuel caillot ou une artère qui aurait éclaté dans mon cerveau…
— Un caillot ou une hémorragie au niveau du cerveau ? Tu crois que tu aurais pu avoir un truc pareil, à ton âge ?
Elle n’avait qu’à peine quarante ans…
— Oui, ça peut arriver si l’on a des prédispositions familiales, m’a-t-on expliqué.
— Chez les tiens, il y avait ce genre d’antécédent ?
— Non, pas que je sache.
— Donc ils ont écarté ça aussi. Il restait quoi comme hypothèses alors ?
— Une tumeur au cerveau. Comme je suis encore jeune, si cela avait été le cas, l’évolution aurait pu être rapide.
Bon, ce n’était sûrement pas ça, sinon, elle me l’aurait dit tout de suite. Heureusement… Pour être certain, je lui demandai quand même :
— Mais ça n’était pas ça ?
— Non, pas de tumeur, non plus.
— Et donc ?
— Du coup, ils se sont axés sur la recherche de traitements symptomatiques, un moyen de calmer ces douleurs.
— Sans comprendre d’où elles viennent ?
— Ben oui, que veux-tu qu’ils fassent d’autre ?
En effet, au moins soulager ces maux de tête insupportables.
— Ils m’ont donné un médicament qui semble marcher, la codéine, je crois. Ça va bientôt être mis dans le domaine public.
— Tu as quoi alors ?
— Ils n’en savent rien.
— Les suites de tes essais de bombes ?
— Non, sans doute pas. Ils m’ont fait des batteries de tests et toute la contamination que j’avais pu ingérer a été éliminée.
Une bonne nouvelle, de plus ! Pas de tumeur et plus de contamination.
— Le corps élimine naturellement les produits radioactifs ?
— Oui, avec des périodes plus ou moins longues selon les éléments. Pour ce qui me concerne, on dirait bien qu’il n’y a plus rien.
— Ces maux de tête alors ?
— Incompréhensibles. Ils ne savent pas…
C’était un peu inquiétant, cette incertitude. Toutefois, l’essentiel était la certitude qu’elle allait mieux et qu’à défaut de déterminer les causes, ils avaient réussi à traiter les symptômes.
— Tu te sens comment, là ?
— Bien. Maintenant, j’ai ce qu’il me faut. Je vais partir avec une valise pleine d’aspirine et de cette codéine.
Elle semblait sûre d’elle-même et des médicaments qu’elle emportait. Je ne pouvais tout de même pas m’empêcher de m’inquiéter pour elle. Et si c’était plus grave que ce qu’elle me disait ? Je chassai cette pensée. Les médecins du Val de Grâce savaient ce qu’il faisaient et comptaient parmi les meilleurs de France.
Quelques semaines plus tard, en mars, l’essai de la bombe atomique « Émeraude » se passa correctement sans aucun défaut de confinement. Simone se dit que finalement, l’accident de 1962 était sans doute la « faute à pas de chance », un incident comme il peut en arriver et pas une fatalité due à ce type d’essai. Quelque peu rassurée, elle poursuivit sa sensibilisation à la radioprotection auprès des soldats, mais la plupart du temps en pure perte. La hiérarchie militaire présente se montrait très peu réceptive aux propos de Simone. Juste après les tirs, il n’était pas rare que des escouades soient envoyées dans l’environnement très proche de l’explosion, faire des manœuvres ou des relevés, et ce, sans la moindre protection. Quand ils rentraient et qu’en catimini, elle effectuait des mesures sur eux, elle était souvent horrifiée des résultats. Cela avait été le cas en particulier après « Béryl », l’année précédente. Le succès de l’explosion « Émeraude » l’avait en revanche un peu rassurée quant à la maîtrise du processus. Elle se sentait tellement responsable de la santé de ces pauvres soldats , généralement des appelés du contingent.
L’essai « Améthyste » eut lieu à peine quinze jours plus tard. Celui-ci sembla se passer de la même façon, tout autant conforme, que celui d’avant. Là aussi, des militaires sans tenue de protection furent envoyés sur place. Il se mit à pleuvoir dru, juste après l’explosion. Dès leur retour, Simone détecta leur contamination : leurs habits étaient couverts de particules radioactives. Ils en avaient également dans les cheveux. Mais encore une fois, la hiérarchie de l’armée ignora les alertes de Simone. Discrètement, elle expliqua quand même à quelques bidasses qu’il fallait qu’ils jettent leurs vêtements et qu’ils restent très longtemps sous la douche. Elle n’avait pu faire que ça avec ses moyens très limités en tant que civile parmi ces militaires… Cela semblait toutefois « moins pire » que les essais aériens avec les mesures de radioactivité réalisées en hélicoptère, là aussi avec des pilotes, sans information ni protection concernant les risques, dans le champignon post-explosion…
Après une année 1963 relativement monotone entre les tests et la finalisation des pas de tirs d’Hammaguir, en novembre, je ressentis soudainement une aversion pour le sable. J’écrivis à Simone en lui proposant de nous octroyer de vraies vacances, rien que nous deux, en fin d’année. Elle obtint un congé entre deux essais et nous nous rendîmes en Alsace, à Colmar, pour profiter des illuminations de Noël dans la Venise alsacienne.
Chaque village était décoré et paré de ses plus beaux atours. Cela faisait au bout du compte beaucoup de bien de retrouver un véritable hiver, avec de la neige, du froid, après tous ces mois passés dans le désert algérien. Notre chambre d’hôtel donnait sur le cours de la Lauch et ses balades en barques.
— Alors, mon chéri, comme ça tu en as eu marre du Sahara ?
— Oui, j’avais besoin de voir autre chose que du sable et des rochers à perte de vue, en plus de toi, bien sûr.
— C’était une très bonne idée.
— Toi aussi tu en as marre du sable ?
— Pas du désert en lui-même, Robert…
Elle laissa durer un peu le suspens et puis me surprit totalement avec cette nouvelle :
— Mon chéri, je vais quitter le CEA militaire !
— Ah bon ? Mais pourquoi ? Et que vas-tu faire d’autre ?
— Tu sais ? Ah non, tu ne sais pas… Fin octobre, nous avons réalisé un nouvel essai souterrain, intitulé « Rubis » et, cette fois-ci encore, le confinement n’a pas été parfait.
Franchement, qui avait donc eu cette idée, au ministère des Armées de nommer tous les essais, qu’ils concernent les fusées ou les bombes, avec des appellations de joaillerie ? Drôle de manie quand même. Il fallait que je me concentre sur ce que me disait Simone. Diable, encore un problème de confinement ?
— De nouvelles contaminations humaines ?
— Oui, mais nettement moins qu’avec « Béryl ».
Je me souvenais que lors de cette fameuse explosion durant laquelle il y avait eu deux ministres irradiés et contaminés, ainsi que Simone et de nombreux soldats.
— J’ai été obligée de gueuler pour qu’ils attendent avant d’y envoyer des militaires, poursuivit-elle. Je n’en peux plus ! Ils jouent avec la santé humaine. D’autant plus que personne ne connait vraiment les effets à long terme de cette contamination, pas plus l’armée que les civils.
— Ben, ce sont des soldats, non ? Ils obéissent.
— Oui, mais ce sont aussi des hommes. Ils ont ou ils vont avoir des enfants.
Vu comme ça, effectivement.
— Il y a des risques ?
— Je n’en sais rien, mais avec certains niveaux de contamination interne, oui, je pense. Tu sais, il y a un truc qui s’intitule le « principe de précaution » : quand on ne connait pas les effets de quelque chose, on évite de s’y exposer.
Un peu la même idée qu’on a eu d’essayer d’abord avec un rat, puis des animaux, avant de songer à y envoyer un homme dans l’espace. Une démarche prudente.
— Je comprends bien ce que tu veux dire. Tu leur as déjà dit que tu partais ?
— Pas encore. J’ai juste prévenu mon chef de Département au CEA que je souhaitais le voir d’urgence. J’ai rendez-vous avec lui début janvier, à Fontenay-aux-Roses.
Je reconnaissais bien ma Simone : elle n’allait pas rester les deux pieds dans le même sabot.
— J’irai avec toi et je t’attendrai si tu veux.
— Avec plaisir, mon chéri. Ça me fait du bien de savoir que tu seras avec moi.
— Tu sais ce que tu vas lui demander ? Là où tu envisages d’aller si tu quittes le domaine militaire ?
— Je pense que je vais essayer d’intégrer les équipes du CEA qui construisent des centrales nucléaires en France
— Des centrales nucléaires, en France ? Sérieusement ?
Incroyable ! On était vraiment loin de tout à Hammaguir…
— Oui, Robert, il y en a déjà une, expérimentale en fonctionnement. Quatre autres sont déjà en construction. La centrale expérimentale a divergé, il y a à peine six mois, à Chinon, pas loin de Tours.
— Ah bon ?
— Eh oui, la France est entrée dans le monde de demain, Robert, me taquina-t-elle.
— Ah, mais ça m’intéresse beaucoup, Simone. Faudra que tu me racontes tout ça. On ne fait pas que des bombes avec l’uranium alors ? On fait aussi de l’électricité maintenant ? La vache…
Enfin, l’usage civil de l’atome semblait prendre son essor. Les rêves de Simone semblaient en voie de réalisation. Je comprenais parfaitement qu’elle voulait y prendre part.
— J’aime quand tu t’enthousiasmes pour tout, Robert, me dit-elle, en commençant à m’embrasser.
La suite fut amoureuse et douce. C’était fou comme avec elle, le moindre sujet de conversation pouvait nous amener à de tendres galipettes. On avait un peu de temps à rattraper.
Durant ces quelques jours, nous profitâmes largement de toutes les richesses de l’Alsace et, même moi qui n’appréciais pas trop la choucroute, j’avais découvert plein de mets délicieux, à commencer par la fameuse « Flammenkuche », mais aussi le Munster dont je fis quasiment des orgies.
Il nous fallut bien rentrer en passant par la région parisienne pour Simone et l’entretien devant faire bifurquer sa carrière vers le domaine civil. Elle en sortit rayonnante et me sauta dans les bras :
— C’est fait Robert ! Je suis mutée à Chinon, sur le chantier des réacteurs EDF2 et EDF3 à compter du 1er avril !
— Bravo, mon amour !
— Bon, là, je dois à Reggane, pour mettre mes dossiers en ordre et ensuite, direction, l’Indre-et-Loire.
Elle était tellement heureuse. Je la sentais libérée d’un poids qui pesait trop lourdement sur ses épaules auparavant.
— Je suis si content pour toi !
— C’est un nouveau défi pour moi, tu sais ?
— Bien sûr, mais tu vas y arriver.
— Tu es sûr ?
Pour une fois, nos rôles étaient inversés. C’était assez gratifiant, en fait.
— Fais-toi confiance, Simone, tu es excellente dans ton domaine. Et ce que tu ne connais pas, tu l’apprendras très rapidement.
— C’est vrai ?
— Mais oui, ma chérie. Pourquoi penses-tu que tu as été prise aussi vite à Chinon ?
— Je ne sais pas…
— Parce que ton expérience et tes compétences vont leur être utiles.
— Tu en est sûr?
— Ben alors, Simone, c’est quoi ce coup de mou ?
— Je crois que j’ai juste besoin que tu me serres dans tes bras…
Comment ne pas accéder à cette demande ? Après quelques minutes tous les deux enlacés, je l’écartai un peu puis lui proposai :
— Tu veux que je vienne pour ton installation à Tours ? Pour t’aider à emménager ?
— Non, Robert tu es un amour, mais tu as certainement mieux à faire. Je n’ai pas grand-chose à déménager et Jean-Paul viendra me donner un coup de main. Tu sais qu’il est devenu le chef mécanicien de la Patrouille de France ?
— Celle de Nancy ? Il est toujours là-bas ?
— Non, il semble qu’il y ait eu une réduction budgétaire. Il n’y a plus qu’une seule Patrouille de France. Elle est à présent basée à Salon-de-Provence. Il va avoir bonne mine, mon frère, il va être tout bronzé.
— Ce n’est pas le nez dans ses moteurs que sa peau va se tanner… Qui plus est, son job est tout le temps dans les hangars.
— Je sais, mais maintenant, vu qu’il est dans le Sud, il pourra prendre le soleil, une fois son boulot terminé, à Salon. Et puis, il est moins loin de Tours que toi à Hammaguir, non ? Je le verrai plus souvent…
— C’est vrai, acquiesçai-je.
Si son frère était là… J’avais confiance : il ferait tout ce qu’il faudrait pour elle.
Nous fîmes le voyage ensemble de Paris à Alger et alors que nous allions nous séparer, montant chacun dans la voiture militaire qui nous attendait, juste au moment de nous embrasser, elle me murmura :
— Je t’aime plus que tout, Robert, fais bien attention à toi
— Je t’aime plus que tout, Simone. Toi aussi, fais gaffe à toi. C’est ton dernier séjour à Reggane, ce n’est pas le moment de te contaminer.
— T’es bête ! Mais promis, je ferai attention, me répondit-elle en m’embrassant encore.
Ces baisers d’adieu étaient toujours déchirants. Nous ne savions pas dans combien de mois nous nous reverrions.
— Tu sais, mon chéri, que pour une fois, tu ne m’as pas parlé de tes fusées ?
— Ah bon ? Oui, c’est vrai… On a sans doute eu mieux à faire, non ?
— Oui, mais quand même… Tu es sûr que tout va bien ?
Mais oui, tout allait bien, qu’est-ce qu’elle allait s’imaginer ?
En y repensant, j’avais totalement oublié de lui raconter notre réussite de fin octobre 1963, avec l’envoi de la chatte Félicette dans l’espace. La première Française spationaute avait de jolies moustaches. Effectivement, j’avais des choses plus intéressantes à faire lors de nos trop rares retrouvailles, que de lui parler de mes fusées.
[1] Le Val-de-Grâce (Hôpital d’instruction des armées du Val-de-Grâce, ou HIA Val-de-Grâce) est un ancien hôpital d’instruction des armées français situé dans le 5e arrondissement de Paris. L’hôpital d’instruction des armées (HIA) du Val-de-Grâce était ouvert jusqu’en juin 2016 à l’ensemble des assurés sociaux, même sans lien avec le ministère de la Défense, adressés par leur médecin traitant dans le cadre du parcours de soins coordonnés. Il participait à la mission de service public hospitalier avec l’AP-HP de Paris. Il a fermé en 2016.
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