2.3 - Le feu sans chaud

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Ici l’été est toujours froid.

Je laisse le vent me bercer, recroquevillée sur la balancelle en fer forgé. Mes orteils dénudés goûtent aux picotements combinés du métal dur et de l’air sec. L’orée de Vägbark s’étend au fond du jardin. Il souffle entre ces arbres quelque chose d’autre que le vent, je ne peux pas l’expliquer.

Que fait Khan ? Je l’ignore. Je ne veux pas le savoir. J’éprouve un genre de rancœur, sans savoir dire pourquoi. Parfois, mon cœur de papier est si froissé qu’il en devient indéchiffrable. En ce moment, la Solitude est celle que je désire le plus au monde, alors même que je la hais.

Suis-je la seule, ou les autres ont-ils aussi cette impression récurrente d’être leur propre mystère ? Et puis, bon sang, c’est mon dernier jour de liberté ! Je ne vais pas le gâcher en disséquant toutes les raisons possibles d’aller mal !

Mon chevalet sous le bras et la boîte de peinture de l’Écailleux en bandoulière, je prends le chemin des sous-bois. Une fois franchi le portillon, le gazon millimétré et les parterres à l’anglaise cèdent la place au hasard abstrait des branchages.

Ici, la Solitude est moins étouffante, sans cesse rompue par un bruissement de feuillage, le bourdonnement d’un insecte ou le chant d’un oiseau. Me voilà au plus loin que je me sois aventurée, dans la petite clairière où poussent les trèfles. J’ai eu beau regarder, je n’en ai trouvé aucun avec quatre ou cinq feuilles. Je m’assieds comme d’habitude sur le rocher pâle et couvert de mousse, pile à hauteur du chevalet. À croire que l’Écailleux ne divaguait pas tant que ça et qu’un mage, en des temps lointains, a sculpté ce siège minéral dans l'unique but d’accueillir le fessier d’un peintre sylvestre.

Le pinceau tourne entre mes doigts. Tourne encore et encore. L’inspiration reste en panne sèche. La toile blanche s’arrache avec douleur à l’ombre sinople des bois alentour, miroir éclatant de ma propre vacuité. Il n’y a rien, à l’instant, que je veuille dessiner assez puissamment pour lui donner vie. Il n’y a rien que je veuille ou que j’attende de la vie. Ce vide éblouissant serait-il mon seul éclat ?

C’est alors qu’une flamme embrase mon champ de vision. Un papillon aux larges ailes oranges batifole autour de moi. Son aile flamboyante frôle ma joue. Ma peau frémit mais… Ça par exemple, aucune brûlure ! Pourquoi cela me surprend-t-il ? Il ne s’agit là que d’un papillon. Non… C’est un feu sans chaud.

L’insecte s’est posé sur une racine émergée, à portée de vue. Peut-être signe qu’il consent à ce que je lui tire le portrait, alors je m'exécute. Il se tient immobile, le temps que le pinceau lui donne ses premiers contours, rouges feu, presque brûlé.

À force d’user du pinceau, les rugosités qui m’intrigaient avant paraissent aujourd’hui plus familières que mon propre grain de peau. Comme si l’instrument était mon prolongement. À moins que je ne sois son incarnation.

La touffe caresse la toile, entraînant mon poignet à sa suite. Les poils enduits d’orange, elle invente de longues flammes en guise d’ailes. Ce qui aux yeux du monde n’était qu’un papillon a pris dans mon esprit les traits d’un somptueux phénix hexapode. En va-t-il de même pour l’appareil de Khan ? Transforme-t-il son monde ? Et comment peut-on voir à travers les yeux d’autrui, si on le peut seulement ?

Le feu sans chaud bat des ailes pour reprendre son envol, décrivant quelques cercles autour de moi. Je me lève à sa suite, délaisse ma peinture et m’engouffre dans le bois à la suite du papillon, plus loin que d’ordinaire, sur un sentier que je n’ai encore jamais arpenté. À peine ai-je fait un premier pas en-dehors de la clairière que l’aile nitescente bat de nouveau ma joue. Il a fait demi-tour. Ses flammèches décrivent encore le tour de mon visage. Je lui demande bêtement :

— Voudrais-tu que je te suive ?

Pour unique réponse, l’insecte agite plus vivement ses larges ailes et se propulse plus en avant. Je m’élance à sa suite, mon poing serré sur l’écorce striée. J’ai oublié de reposer mon pinceau. Au rythme de ma course, les gouttelettes d’orange aspergent mon t-shirt blanc. Soudain, la poursuite s’arrête.

Là où la lumière fend à nouveau le camaïeu vert de Vägbark, mon ami à six pattes s’envole vers d’autres cieux, si haut dans le ciel que je le distingue à peine, infime lueur perdue sur la toile du firmament. Des larmes ensoleillées troublent le bleu de l’été. Je baisse les yeux. Tout en retrouvant la paisible obscurité, je découvre bouche bée le décor désolé qui se dresse devant moi. La vieille friche industrielle. Je connaissais son existence sans l’avoir jamais observée de mes yeux.

Située aux abords de Rödhamn, on raconte que cette usine, la première que perdirent les Bergström à la fin de l’ère industrielle, précipita le déclin de l’illustre famille. Dans la foulée de la moindre réunion intercommunale, ma mère se plaint que l’un ou l’autre des descendants Bergström a tenté de faire valoir l’importance de sa lignée sur le développement local pour s’opposer à un nouveau projet de reboisement ou de gestion durable. Comment la croire sur parole ? Ma mère paierait pour se faire plaindre. Plaignant, ce pourrait être une profession, comme les pleureurs sur les tombes.

Pour l’heure, cette ruine suffirait presque à me faire oublier l’avarice des Bergström. Je longe la route pavée, bosselée par la végétation émergeant d’entre les blocs. Après la fermeture, elle n’a plus été ni entretenue ni empruntée. La nature en ces lieux a repris ses droits, de longues tiges serpentant entre les briques noircies. Le lierre tentaculaire semble désormais l’ultime rempart contre l'affaissement du mur érodé. Depuis les hautes fenêtres aux vitres éclatées, des arbustes encore frêles glissent quelques branches. Une forêt suspendue. Sur le coin du bâtiment, une partie du toit manque, béance d’où s’élève l’écho des battements d’ailes et les piaillements guillerets des nouveaux occupants.

Depuis l’âge où j’ai acquis le droit de me promener seule dans la Forêt de Vägbark, on m’a formellement interdit d’approcher la vieille manufacture. Elle pourrait s’écrouler, disent mes parents. S’écrouler sur moi et m’ensevelir. J’ai toujours obéi. Aujourd’hui néanmoins, le hasard a voulu qu’un joli papillon me mène jusqu’à elle, et je dévore des yeux ce vestige du passé. Ses moulures coquettes, ses gouttières sculptées et l’enseigne tape-à-l’œil de Bergström Industries dégagent un charme désuet. Mais ce n’est pas tout. Ici et maintenant, ma peau frémit comme si je venais d’atteindre un nouveau degré de conscience. Tout ceci n’est qu’abandon, la beauté y compris.

Une force invisible me commande de rester, d’avancer, de ne faire qu'un avec la ruine.

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