3.9 - La recette du spritz
Alors que les lézapétis ont apaisé d’une main de maître l’incident diplomatique et qu’on imaginerait voir le calme revenir en cuisine ; alors même que le confit d’ego arrive sur un plateau gonfler celui de Sir Chiduc, voilà que Rachid et Zuela se crêpent de plus belle les écailles. Le nouvel objet du litige : un mystérieux chaudron où boue une mixture dont l’incroyable ébullition n’a rien à envier aux potions des sorcières de dessin-animés.
— Qu’est-ce qu’ils mijotent cette fois-ci ? Une nouvelle émotion ?
— Les lézapétis peuvent concocter des chooooses bien plus complexes que des émotions brutes, me détrompe Hakiri en m’escaladant la ceinture.
Je lui offre ma main en guise d'ascenseur et porte le petit samouraï jusqu’à mon épaule.
— Je ne dirais pas non à l’une de ces pooooches, si seulement il y en avait une à ma taaaaille, insiste-t-il en pointant les étuis qui pendent le long de mes cuisses.
— Je prends note, Kiki. Ce dessin-là passe clairement avant le sauvetage de tout ton peuple. Maintenant, si tu m’en disais plus sur ce que les lézapétis préparent de plus complexe.
Simple goutte d’eau dans le torrent de son vagalame, mon cynisme n’entache rien de son charisme nippon. Il ignore la pique avec classe et répond comme si jamais je ne la lui avais lancée :
— Chacun de ces cuisiiiiniers a un régime d’émotions de prédilection. Mais, une cuisiiiine, ce n’est pas une poignée d’individus préparant leur sauce dans leur cooooin. Non. C’est une oooorganisation à laquelle chacun coopère. Le vrai talent des lézapétis explose quand ils travaillent de cooooncert, quand ils apportent chacun leur ingrédient à la recette. Alors, ils ne se cantonnent plus à concocter des émotions : ensemble, ils sont capables de préparer de faaaabuleux étadespritz.
L’exposé de mon petit guide m’arrache un sourire moqueur. J’ignore quelles légendes mon prédécesseur a conçues pour eux autrefois. En tout cas, les lézards qui aujourd’hui se disputent la marmite ne sont pas taillés pour la collaboration. Qui l’est ? Comme dit le proverbe, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Le travail d’équipe, c’est un truc inventé par des profs utopistes qui s’imaginent qu’une dissection de rongeur ou qu’un exposé sur l’écologie vont suffire à transformer leur classe turbulente en société harmonieuse ; puis remixé par les plus sadiques de leurs collègues pour offrir aux élèves un aperçu des rôles futurs disponibles : tyran ou larbin. Merci mais non merci, mon cœur penche pour l’option « pourrir comme une ermite au fond de ma grotte ».
— Je ne sais pas c’est quel genre de spritz, mais je ne miserais pas sur eux aux olympiades de mixologie.
Toujours pas fatigués de se crier dessus, Rachid et Zuela décrivent une danse menaçante autour du chaudron, dans lequel ils balancent à tour de pattes tout ce qui, apparemment, leur passe à bout de bras.
— Rien qu’un zeste de témérité, marmonne l’iguane en ajoutant au bouillon une goutte du bout de sa pipette.
— Ah, mais quel ennouis ! Dé la fantaisie, dé l’extravagancia ! le bouscule sa rivale, une louche de poudre colorée jetée par-dessus les bulles.
L’un touille avec précaution, l’air moribond :
— Un peu de rigueur, enfin ! L’étadespritz est le plus minutieux des cocktails, et toi tu fais toujours ça à la légère.
L’autre débarque dans un soubresaut, manque de s’empêtrer dans les froufrous de sa grande robe et lance une nouvelle poignée d’on-ne-sait-quoi dosé au pifomètre :
— Non, rien dé tel qué l’improvisation, grand chef !
Dinaluil, le second, a beau s’être approché, thermomètre sous le bras, prétextant de vérifier la cuisson, il ne parvient pas à tempérer ses collègues.
— Z’il vous plaît, ze vous en zupplie, zoyez raisonnables. L’Âmatrice a besoin du meilleur étadespritz zamais zervi. Nous devrions… Zilenze ! Azzeyons-nous et penzons un peu à la rezette…
Ses zozotements se perdent dans le tintamarre d’une joute de poêles et, comme si ces chamailleries n’offraient pas un spectacle suffisamment chaotique en elles-mêmes, bientôt, les autres cuisiniers tentent d’y mettre leur grain de sel. Issa y va de sa morve épicée. Elle se lèche le museau et persiffle :
— Ça manquait de rancœur…
— Ah, non, vite, vite, encore une pincée d’abnégathym ! se presse de corriger Omate. Voilà… et puis un soupçon d’indulgenièvre.
Si mon humeur pour les dieu-sait-combien d’heures à venir ne dépendait pas de cette équipe de bras cassés, j’éclaterais bien de rire. Au lieu de quoi, mes lèvres se contraignent dans un rictus septique. Et pour cause, les fiers lézapétis insistent pour que je prenne une gorgée de cocktail douteux. D’accord, je suis aussi blanche qu’un rat de laboratoire, mais j’ai quand même pas une gueule de cobaye !
Chaque cuisinier me tend un verre agrémenté, selon sa touche perso, de sucre givré ou d’une rondelle de fruit, de bâtonnets de cannelle ou de fleurs en glaçons. C'est bien la première fois que l'on se bat pour moi et j'en éprouve une satisfaction un peu déplacée. Ils me donnent de l’ « Âmatrice », du « Nouveau prince », du « Notre sauveuse », à tel point que ça en devient difficile de refuser. Une gorgée, insipide. Une seconde, écœurante. Encore une, c’est le feu dans ma gorge. Et enfin, un peu de douceur, si brève qu’elle me sert le cœur comme si je venais de boire l’illusion du bonheur. Mes papilles sont infirmes et mon esprit en vrac. Pourtant, pendant que je prenais ma cuite spirituelle, Iergu a fait ce qu’il fait le mieux : il a surgi de nulle part, profitant de la confusion générale, et glissé dans la potion un ingrédient secret. Il me tend le fruit capiteux de son labeur : un verre de la taille d’une chope coiffé d’un feu d’artifice en alu. Je vide la pinte cul-sec pour ne pas faire de jaloux.
Bordel à six queues ! Encore un plan de ce genre et je sectionne les leurs sur mes prochaines esquisses ! C’est vraiment le truc le plus ignoble que j’aie bu de toute ma vie et, vraiment, après qu’on ait essayé de me noyer dans les latrines, j’espérais au moins ne jamais rien goûter de pire. Je jure que je ferai virer ce Iergu des cuisines par décret royal, décret d’amatrice ou décret de la foutue secte du Grand Ovipare Reptilien s’il le faut !
— Quelle saloperie de poison t…
Pas le temps de poser ma question. J’ai eu beau vomir des litres dans ma vie, rien ne m’a jamais tordu l’estomac, ni décapé la gorge, ni bondi sur la glotte comme cette mixture du démon.
— C’est… euh… tout à fait non létal, bredouille le coupable, rendu à se tortiller les doigts pendant que je dégobille le plus pétulant de ses ratages.
Je suis une fontaine détraquée. Je suis la vilaine sœur du conte que maman me racontait pour m’endormir, celle qui vomit des crapauds. Je suis en train de muer, mais de l’intérieur. Je sens, là-dedans, tous mes organes trempés dans l’acide, en train de s'effeuiller comme des buissons en automne, de faire peau neuve. Je suis ce palais dévoré par les ronces, qu’un petit moi chevaleresque débite à coup d’épée, au malheur des tentures éventrées ; ce palais où sommeille cet autre petit moi, trop de fois piqué par le monde, qui veut dormir cent ans et plus jamais, jamais, n’avoir à ouvrir son cœur. J’hésite. Quel avenir embrasser ? Celui où je lutte seule, à demi-moi, ou celui dans lequel, peut-être, ce cœur de papier pulsera des vers pour clamer autre chose que sa propre détresse ?
La dormeuse ouvre les yeux. Au plus profond de son palais de solitude, une porte se déverrouille, rouillée jusqu’aux gonds et trop lourde à pousser. Pourtant une force démesurée s’acharne contre le battant. La force d’acier d’un monstre trop longtemps contenu.
Ces égards, je les veux. Des sourires, des tranches de rires, des mésaventures banales comme en vivent les amis. J’ai droit à tout cela aussi, et en dépit de ma détresse. Ce n’est pas une arme dédiée à blesser mon prochain, pas une armure derrière laquelle m’isoler, pas même un fardeau. C’est la frontière toute maigre où les dunes de mon ego touchent la mer de l’empathie, le rivage remodelé de jour en jour le long duquel on érige des châteaux éphémères.
Maintenant, je vomis en blocs le noir que j’ai trop longtemps broyé. Aussi noir que sa robe, que ses yeux trop maquillés, que le carré de ses cheveux. Aussi ironique que le presque noir de son nom : Blake. Entre deux hoquets de crapauds, allons chercher à comprendre pourquoi je pense à elle. À comment je l’ai rejetée sans concession, sans accepter d’entrevoir sa propre solitude. Sans me mettre à sa place, j’ai projeté sur elle toutes mes frustrations, quitte à la désigner coupable de mes regrets futurs. Sans lui laisser la chance que, moi, j’aurais voulue.
C’est ma honte que je vomis.
J’ai mérité ce toast, et Iergu une médaille.
Quand les vannes se ferment enfin, que les crapauds font demi-tour et bondissent dans les allées désherbées du palais qu’un drôle de pont-levis a de nouveau relié au monde, je me sens vide et vaine. Je pleure comme une enfant qui vient de tomber des escaliers. Les lézapétis se sont pressés autour de moi et les deux chefs, qui cinq minutes plus tôt se cherchaient des mites, inspectent mes vomissures du bout de la spatule avec le même étonnement.
— Jé né jamais vou ouné chosé pareille…
— C’est vrai que c’est à s’y méprendre. On dirait mon confit…
— Votre Altezze, zi ze puis me permettre.
Dinaluil s’en revient tout juste du chaudron. Il me tend un énième gaudet, pas plus grand qu’un dé à coudre et sans fioriture. Impossible de lui refuser la faveur que j’ai accordée à tous ses pairs, y compris à l'incorrigible Iergu.
— Avec plaisir.
Peut-être que c’est un mensonge, mais pas tout à fait. Faute de plaisir gustatif, chacune des boissons ingérées coup sur coup m’a donné à connaître son préparateur. Dinaluil n’est certainement pas le plus expansif ou crédible d’entre eux, mais c’est assurément celui dont le breuvage est le meilleur.
— C’est… bon.
Une expression émue pare un instant les traits du lézard-caïman. Je me sens bien. Aussi bien qu’à une époque de quiétude dont je me rappelle à peine. Si bien que, si je me croisais dans la rue, j’aurais envie d’être mon amie.
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