3.1 - Premières minutes
Le réveil sonne. Mon bras se fraye un chemin hors des couvertures et lâche un poing serré sur le bouton pour faire taire l'alarme. Le geste est mécanique, presque involontaire. Les cinq premières minutes de chaque nouveau jour, j'ai l'impression de me réveiller dans un corps étranger, qui effectue ses tâches sans même me consulter. Mon esprit reste pelotonné dans sa couette douillette, à rêver d'horizons meilleurs, quand son enveloppe aliénée se traîne péniblement jusqu'à la penderie et revêt le premier jean et le premier sweat-shirt à portée de main.
L'alarme s'est tue, et pourtant un martèlement régulier continue de battre l'intérieur de mon crâne. Une angoisse oubliée m'a saisi l'estomac avant même que je m'en sois rendue compte et, malgré tous mes efforts récents pour tenir loin de moi la terrible réalité, je ne peux plus reculer aujourd'hui. Je dois retourner au lycée.
La plupart du temps, je me figure l'école comme un immense centre de torture ; une arène érigée par des dieux pervers pour me punir des crimes d'une existence passée. Autant dire que ma motivation équivaut à celle d'un condamné à mort, qui ne sort de sa cellule que pour rencontrer son bourreau. À cela près que mes bourreaux à moi ne m'achèveront pas ; ils m'attendront chaque jour, guettant mes moindres failles, en vue de m'épuiser à petit feu.
Depuis le collège déjà, j’ai supplié mes parents de me laisser suivre les cours par correspondance. Ils ont toujours refusé, sous prétexte que je ne pouvais pas me renfermer sur moi-même, refuser de me nouer avec les autres et de créer des relations. Selon leur vision des choses, l’enseignement à domicile aurait consacré l’enterrement de ma vie sociale ; sauf que, de mon point de vue, je ne me considère pas comme asociale ou misanthrope : c'est le monde qui m'a rejetée à la marge sans me laisser le choix et, chaque fois que j'ai voulu revenir à la charge, on m'a éjectée un peu plus violemment. Je maudis mon physique pâlot, cette tignasse blanche et filasse comme les fausses toiles qu’on accroche aux fenêtres pour Halloween. À une époque, j'ai envisagé de la teindre mais, cela aussi, on me l'a défendu. Les teintures abîmeraient mes cheveux, disait ma mère et, vu ma maigre masse capillaire, mieux valait ne pas courir le risque. Si j'avais été chauve, au moins, peut-être aurait-on envisagé de m'offrir une perruque !
C’est vrai, malgré l’envie de tisser des liens et l’inquiétude de rester seule, à force d'endurer les railleries quotidiennes, j'ai perdu toute volonté de m'intégrer un jour. À quoi cela rimerait-il ? Si par miracle je devenais jolie, comment pourrais-je seulement sourire à ceux qui des années durant m'en ont fait baver en pouffant de rire ?
La rage me crispe le visage quand, à bout de nerfs, je jette furieusement la brosse qui s'empêtre constamment dans mes cheveux. Au même moment, la porte de la chambre s'ouvre dans un léger grincement et Khan passe timidement la tête. Je me force à sourire et lui fais signe d'entrer. Elle s'avance prudemment. J'ignore si elle craint de renverser à nouveau le plateau du petit déjeuner, ou si c’est ma colère qui l’a tétanisée. Elle doit prendre sur elle, je crois, car elle me salue joyeusement et dépose le plateau sur la table de chevet avant de se retirer discrètement. Peut-être que ça me rend odieuse, mais je me sens soulagée que nous ne parlions pas la même langue. Qu'aurions-nous à nous dire ?
J'apprécie sincèrement Khan. Depuis mon retour, sa présence a égayé la maison. C'est sûr, ce n'est pas l'autre pète-sec d'ancienne gouvernante qui m'aurait apporté le petit déj au lit ! Toutefois, je doute qu'il s'agisse de la seule initiative mon nouveau chaperon. Mes parents lui en ont donné la consigne, en espérant qu'une petite attention me toucherait. Aucun petit déjeuner au lit ne rattrapera toutes leurs négligences. D’aucun se dirait peut-être que l’intention y est. Pas moi. Je bous de rage à l’idée qu’ils s’imaginent pouvoir combler leur absence ou reléguer leur rôle à une parfaite inconnue.
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