2.10 - La porte

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Le poison a tout déformé ; soudé chaque os, chaque muscle, chaque veine sous sa chape métallique. Konstrate, un paysage abstrait. Un Franz Kline en noir et blanc. Ne restent que des voix lointaines. Des mains qui me soulèvent, plus lointaines encore. Tout est à mille années lumières : les petites pattes du lézard, le gros museau de Menthaleau, le moelleux du fauteuil, les secousses des escaliers…

Au sommet de la tour, il y a le vent glacial, le soleil éblouissant. Le ciel n’est que lumière : blanc, sans contraste, prêt à me cueillir. Il y a aussi la mort qui m’attend. Elle se fait belle pour m’accueillir.

Non. Pas ça. Je veux vivre. Je veux vivre, putain. Laissez-moi.

J’irai au lycée, j’encaisserai le monde, j’encaisserai les autres. Mais pitié, ne me prenez pas ce que j’ai de plus beau… ce qui me fait vibrer… ce pour quoi j’arrive à me lever tous les jours… Ce que je crée, c’est tout ce que je suis. Pas question d’abandonner.

Je vais vivre. Que le ciel le veuille ou non, je vais me relever !

Au moment où je me redresse, titubante, une lumière chaude s’approche. Une stridulation aiguë défie mon ouïe fanée. Une chaleur se colle à moi, me soulève et m’emporte ; nous plongeons dans le ciel et ses bourrasques folles.

Une lueur orangée s’embrase et dévore mon horizon klinien.

— Feussancho ? Merci… Désolée d’avoir eu peur de toi…

Ma gorge est si sèche. Tout comme la sensation accrue d’un désert dans ma trachée, mes sens se ravivent au fur et à mesure que nous prenons de l’altitude. L’azur mordille l’orange intense. Clignant des yeux, je saisis en guise de rênes deux touffes du cou du papillon qui s’enflamme de plus belle et s’élance, impatient, à l’assaut des nuages les plus hauts.

Même si les cieux me sont toujours hostiles, je remarque la délicatesse de Feussancho dans les virages et le mouvement constant des facettes de ses yeux, vérifiant à chaque instant que je suis toujours là, fermement accrochée.

— Merci, toussé-je encore.

Là, tout de suite, ma gratitude n’a d’égale que ma soif de vivre. Pour seule réponse, ma monture se tortille en émettant un roucoulement flûté. Quant à moi, je m'habitue progressivement aux vents qui nous fouettent et tentent de nous étreindre.

Je voudrais sourire, même – si chaque frémissement de muscle n’entrainait pas la douleur d’une aiguille qui le perfore.

Au seuil du firmament, les stratocumulus pavent un chemin ouateux. Serpent de coton dont nous suivons les courbes jusqu’à l’huis suspendue qui, pas plus tard que tout à l’heure, m’a crachée ici haut. Enfin, la porte du ciel. De ce côté-ci du battant, le trompe-l’œil, encore plus frappant de réalisme, dépeint les géants de blanc duveteux qui se devinent à l’horizon. Seuls le trahissent ses contours aussi fins que du fil de pêche et une serrure dissimulée dans la spirale d’ombres d’un nuage.

Feussanho se stabilise à portée de la porte, je n’ai qu’à tendre les doigts pour atteindre le trou. La douleur n’est rien d’autre qu’une réponse nerveuse. Rien de plus qu’un signal. C’est comme les mots qui blessent, comme une voix qui te hèle dans la rue, comme une musique de merde que les radios balancent en boucle, comme un coup de tonnerre, comme un feu qui passe au rouge : ça s’ignore. Alors, les doigts tendus, j'insère le pinceau-clé dans la serrure secrète, sans enclencher aucun mécanisme. Dès lors, plutôt que de chercher à tirer le battant, d’instinct, je m'engouffre au travers.


J'atterris à plat-ventre sur le sol poussiéreux de la manufacture, inspecte mes vêtements, revenus à la normale, et attrape le pinceau tombé un peu plus loin. Je me redresse d'un seul mouvement, coucou sur ressort d’une vieille pendule, et me précipite hors de la friche. Je bondis presque par-dessus le trou du couloir, dévale les escaliers comme une flèche, pousse la porte et me jette à l'extérieur. Une fois à l'air libre, je tourne sur moi-même comme une toupie folle. Enfin, j'éclate de rire.

Je cours à travers les bois, ivre d'hilarité.

Mon chevalet et ma boîte à peintures m’attendent dans la clairière où je les ai abandonnés tantôt ; je les prends sous le bras et regagne la maison, bercée par l'euphorie. J'entre par la cuisine, sans plus pouvoir m'arrêter de m’esclaffer comme une malade. Alertée sans doute par ce rire compulsif, la domestique surgit du salon, inquiète.

— Eh, Khan ! m’écrié-je. Tu ne vas jamais me croire !

L'entraînant par le bras, je la fais asseoir sur le canapé pour lui livrer le récit de mes folles. Je lui parle de ma peinture, de ce papillon qui m'a montré la voie jusqu'à la vieille fabrique, des étranges machines prisonnières de la torpeur, des escaliers branlants, du trou dans le sol du troisième étage, de la porte peinturlurée, d'un mystérieux passage vers un monde au nom imprononçable, de la clé en pinceau ; du Petit Peuple Décaillé et du Grand Effacement, de Menthaleau, mon guide : un élan bleu avec des feuilles de menthe à la place des bois, et de Feussancho, le papillon phénix ; de mon vagalame forgé dans l’eau bouillante, de mes cheveux colorés. Je lui narre tout cela avec tant d'empressement et d'excitation que mes mots perdent leur sens.

Khan ne cesse de me dévisager. Mais je le sais, elle n'est pas en position de me prendre pour une cinglée. Pour une simple et bonne raison : elle n'a pas saisi un traître mot de mes mésaventures ! À l’issue de mon charabia confus, elle fronce les sourcils et répète timidement :

— Papillon ?

Je hoche fièrement la tête.

— Oui, papillon !

Le mot appelant le geste, je joins mes deux pouces et agite les mains à la façon de deux ailes.

— Oh ! souffle Khan. Papillon...

Elle reproduit mon geste, son rire rallie le mien. Comment savoir jusqu’où elle m’a comprise ? Quand bien même elle aurait cru que je parlais d’un albatros, elle ne serait pas si loin du compte.

Aujourd’hui, mon cœur de papier s’emballe. Aujourd’hui, je vis. Demain est un autre jour, qui chiffonnera peut-être mon palpitant. Mais demain a son lendemain, et autant de levers de soleils que d’occasions pour moi de rêver mon monde intérieur. Ce monde-là, personne ne peut me l’arracher.

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