3.5 - Fugitive

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Après m’être éternisée plus d’un quart d’heure dans les toilettes du bout de la cour, je quitte le lycée presque après tous les autres, attends le bus suivant à l’arrêt quasi dépeuplé. À Rothall, la plupart des élèves font partie d’un club qui occupe quelques heures de leurs après-midis. Mes parents ont souvent insisté pour que je participe, moi aussi, à ce genre d'activités pour gladiateurs masochistes. Deux ou trois heures de rab dans l’arène scolaire ? Très peu pour moi. De toute façon, je ne suis douée dans aucun domaine particulier. J’aime la peinture, mais ça ne suffirait pas à être admise au club des beaux-arts. Plutôt avaler un saladier d’acrylique plutôt que de me soumettre aux critiques pédantes de Rachel Stilbenn ! Quant à m'essayer à quelque chose de complètement nouveau, l'horoscope prédit que les souffre-douleur nés sous le signe du « prends ça dans ta face » subiront l’influence néfaste de la planète Rothall trente jours entre chaque pleine lune. C’est écrit dans les astres et les moqueries me refroidissent d'avance.

Malgré l’insistance parentale et des années à entendre chanter les louanges de Lionel l’athlète et sa sœur la danseuse, je fais toujours partie des rares qui rentrent chez eux en milieu de journée, quand l’air est encore doux et le ciel encore clair. Autrefois, j'aurais regagné mon lit pour y broyer du noir, passé l'après-midi à redouter le lendemain en me rongeant les ongles à sang. Plus maintenant. Le Petit Peuple Décaillé compte sur moi pour le sauver de l’Oubli ; mission que je ne me laisse pas le droit de prendre à la légère. Sur le chemin du retour, je marque un détour par la papeterie, où j’achète un joli carnet de canson à la couverture traversée d’oiseaux en vol, ainsi qu’une boîte d’aquarelles.

À peine ai-je franchi la porte de la maison que Khan se plante entre l’escalier et moi, un air inquisiteur placardé sur la figure.

— Où est-ce que tu étais, Valda ?

Elle, je sens qu’elle revient d’une promenade de santé sur son appli de traduction. J’avise l’entrée de la cuisine, la fiche horaire dépliée sur la table. Je vois le tableau d’ici : les maîtres de maison instruisant leur servante des heures de passage des autobus, lui demandant de veiller à ce que leur progéniture instable rentre à l’heure, regagne son donjon et poursuive sagement son instruction, sans faire de tache, sans faire de bruit, sans se jeter de la plus haute tour. Voilà son châtiment pour n’avoir pas voulu se mêler au bas peuple extrascolaire, ni finir en martyr sur le bûcher qu’on lui dresserait à la fête de fin d’année : rentrer à l’heure, faire ses devoirs sans prendre de goûter et se remplir la tête de fonctions dérivées pour ne surtout pas être tentée de rêver. La pire des punitions.

— Nulle part, soufflé-je sèchement. J’ai encore bien le droit de flâner en rentrant, nan ?

Elle n’a pas mérité ma colère, c’est quand même elle qui trinque, les yeux baissés. Il lui faut une poignée de secondes, peut-être pour digérer mes mots, peut-être pour les comprendre. Temps-mort qu’elle balaye, l’olive de ses iris à nouveau fixé sur moi. L’étincelle scintille au fond de ses pupilles, plus pétillante encore à l’instant où, de l’index, elle pointe mon sac à dos.

— Et qu’est-ce que ça ?

Un coup d’œil en arrière. Le coin du carnet dépasse de la fermeture.

— Rien. C’est juste des fournitures pour les cours d’art plastique.

C’est volontiers que je l’embrouille avec des noms dont je présume qu’elle ignore encore la signification. Pendant qu’elle y réfléchit, je la dépasse et gravis deux à deux les marches jusqu’à ma chambre.

Comment rejoindre mon Royaume avec la domestique qui veille au grain ? La patience pour seule option, je m’installe à mon bureau et déballe mon aquarelle sans même ôter du sac le grimoire maléfique sobrement intitulé « Mathématiques : 2ème année ». De mémoire, je réinvente les contours ondulants de Hakiri. Ses écailles noires, son armure tricolore, l’aura dramatique qui lui flotte dans les yeux et son sourire éteint. Davantage qu’un lézard samuraï, je peins ce qui fut un jour mon envie d’en finir, mon abandon total, mon vagalame.

Deux coups contre la porte. Khan rentre.

— Eh, l’intimité ! Intimity, you no zate ?

Elle pince les lèvres puis s’avance, tenant à bout de bras un plateau plein de sablés dont le parfum, encore chaud, a la senteur du fait-maison. Il faut croire que, finalement, il y avait bien un goûter. Les bords craquelés, le dessus gonflé et les traces de trop-cuit, c’est ça qui rend ces petits gâteaux meilleurs que les autres.

Pas besoin d’avoir faim pour se laisser tenter. Mon estomac m’autorise un minuscule écart que j’engloutis en trois bouchées.

— Trop bon !

Un deuxième, un troisième. Mais qu’est-ce qu’elle a foutu dans ces putains de biscuits ? Un ingrédient secret ? Un genre de psychotrope ultra addictif ? Une potion anti-anorexie recommandée par mes parents ?

J’ai beau les maudire en boucle, dans le fond, ça m’arrange. Ils ont pris la fuite, et je n’ai pas à supporter leurs regards de condoléances – des têtes à me faire douter d’être vraiment morte ce jour-là. Ils sont aussi loin que le bout du monde, et l’autre bout du monde déambule dans la maison en la personne de Khan, fait le marché, à manger, des sourires à la chaîne dignes d’une sérigraphie, et passe la serpillière tous les mercredis matins.

Sans le vouloir peut-être, mes parents m’ont offert un simulacre d’amie amplement suffisant. Parce que son séjour à l’étranger en dépend, Khan est obligée de se montrer amicale envers moi, elle ne me fera jamais faux bond.

CLIC.

L’œil de Khan émerge de son objectif. Ainsi dilaté, il brille comme un grenat. Je déglutis et sens le sablé prémâché étaler son désert dans ma gorge. Je reste les yeux exorbités, à regarder le polaroïd vomir le cliché qu’elle a pris à mon insu. Un carré blanc, le néant. Tout à fait moi, en somme. Khan l’attrape du bout des doigts. Trois secondes passent où je reste interdite, partagée entre l’envie de lui arracher des mains mon image volée et celle, moins raisonnable, de reprendre un biscuit.

Les couleurs apparaissent. Sauf moi qui reste blanche. Moi, là, sur le pola, qui engloutis mon gâteau. Asservie par ma faim, bon sang de merde ! Il faut que j’aille vomir…

Je quitte la chambre en trombe et laisse cette traîtresse en plan. Je ne devrais pas m’énerver. Une petite voix, au fond, me dit qu’elle a juste voulu partager un peu de sa passion avec moi ; me prendre en photo comme je crève d’envie de la dessiner. Mais un écho plus fort me crie :

« Elle n’avait pas le droit ! »

« Tu es laide ! »

« C’est juste pour te blesser ! »

Elle m’a tiré le portrait comme une balle en plein cœur. Je me retrouve à rendre ses biscuits de l’amitié dans la cuvette qui avale mes chagrins depuis déjà trop d’années. Quand je sors des toilettes, elle est là. Elle est restée plantée derrière la porte à m’écouter me vider et débattre avec les voix dans ma tête. Elle baragouine un truc que je n’écoute même pas. Je me précipite dans la chambre puis, munie de mon seul pinceau, m’enfuis de la maison par la porte de derrière. Je fonce vers la forêt, m'élance au travers des sous-bois silencieux jusqu'à l'usine béante qui geint de toutes ses briques. Je gravis les étages à la hâte, nargue les trouées fatales. Enfin j'atteins la pièce vide où, sur le vieux mur sale, se dessine en trompe l’œil la porte véritable qui mène au monde intérieur. Clé tendue, je me jette en toute confiance de l'autre côté du mur.

Cette fois-ci, pas de chute brutale. Je me retrouve presque aussitôt à califourchon sur Feussancho. Le nez en l'air, je laisse le vent caresser mon visage et emporter en arrière ma chevelure colorée. Je suis du regard les oiseaux improbables qui fendent le ciel autour de nous. À l'horizon, les tours d'un château biscornu émergent des nuages. Sur leurs murs de pierres blanches, des nuées de joyaux colorés étincellent dans la clarté du jour.

Le papillon entame de descendre en tourbillonnant, je tends le cou pour voir où nous allons atterrir. Comme par miracle, exactement où je l’espérais : juste au pied de la tour où j’ai laissé mon vagalame.

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