3.7 - Le Palais des couleurs
Le noble Chiduc et son bouffon sautillant m’invitent à les suivre jusqu’au domaine de mon prédécesseur. Je les suis d’un pas hésitant, encouragée par Hakiri qui s’est juché sur mon épaule et sabre avec adresse la moindre branche qui risquerait de m'égratigner au visage.
Une traversée des bois plus tard, nous atteignons le château biscornu que j’apercevais du ciel. Sa stature impressionne plus encore, vu de près. Les pierres aux mille couleurs qui, de là-haut, me paraissaient de taille à sertir des bagues, sont en fait aussi larges que la paume de ma main. Sur le rempart arqué, les mâchicoulis difformes portent étrangement bien leur nom : pareils à des coulées de pâte prémâchée modelées au hasard et étrangement apaisantes. On aimerait se blottir contre leurs créneaux grossiers aux allures de guimauve. Derrière, culminent un donjon rondelet surplombé d'un toit de verre et deux tours serpentines qui, d’une posture taquine, titillent les nuages.
Je reste prostrée d’excitation devant mon palais.
— Turlututu ! claironne le lézard arlequin. Terminus, nous voici arrivés au Palais des Couleurs, somptueuse demeure du Prince des Couleurs… ou de la Princesse… C’en est fini des jours ternes où nous, lézards, nous faufilons par les trous des murailles ; aujourd’hui notre seigneur… reuh… nous ouvre la grande porte !
— Je vous en prIE, votre SeigneurIE, déclosez l’hUIS ! insiste sitôt Chiduc, de sa voix de cresselle.
Je franchis le pont-levis. L’écorce arc-en-ciel ressemble aux eucalyptus des photos que mon père avait prises au Philippines. Force est de constater que, même ici, les préoccupations de mon géniteur me contamine. Ma seule parade : jubiler à l’idée que lui ne foulera jamais ma contrée imaginaire ; qu’aucun appareil ne figera jamais l’essence de mon monde intérieur.
Parvenue à hauteur du double-battant, qui exhibe à mes yeux ses vitraux aux mille couleurs, je m'arrête net. Alors seulement, je songe que je n'ai pas les clefs. Je laisse filer un soupir. Après tout, ça ne coûte rien d'essayer : je tire sur les poignées, pousse de ton tout mon poids l'un ou l'autre vantail, tambourine aux carreaux. Seul me répond l'écho du pêne verrouillé. Alors que je fais mine de tourner les talons, Hakiri, demeuré en retrait, me barre le passage. Du bout de son vagalame, il soulève légèrement ma ceinture. Les étuis qui y pendent s’entrechoquent en tintant.
— Évidemment. Pourquoi n'y ai-je pas pensé ?
J'avise la plus petite poche de cuir, juste au-dessus de la cuisse gauche. Elle est à portée de main et de taille idéale pour ranger une grosse clef. Sûre de moi, je défais le fermoir et en tire une tige de métal blanche et dentelée. De l'or blanc. Je n'en porte pas moi-même. Je ne porte jamais de bijoux, de peur qu'on me les arrache. Mais je me suis souvent parée de ceux de ma mère, en son absence. Je connais chaque métal précieux, chaque alliage, chaque pierre. Un coup d’œil me suffit à distinguer le vrai du toc. Et la clef de mon palais resplendit l'authentique.
Je l'introduis dans la serrure. Deux tours de poignet plus tard, les vitraux s’entrouvrent sur un vaste hall d'entrée. Ma petite escorte crie de joie et se précipite devant moi à l’intérieur. Du sol au plafond, le marbre translucide reflète des courants irisés. Les deux rampes jumelles d'un escalier de cristal occupent le fond de la salle, tandis qu’à leur sommet, les veines d'argent des deux rambardes s'embrassent et se confondent en un même balcon, sous les auspices chatoyant du lustre qui, sous les voûtes, tourbillonne comme une toupie. Mes yeux s'écarquillent devant tant de nuances : un château cristallin où chaque pan de mur blanc, chaque surface translucide qui reflète la lumière, est entièrement voué à la diffracter, à habiller les lieux de couleurs instables.
Je vis le conte de fée. J'en respire la plénitude, du long de ma gorge à mes poumons bombés, quand je gravis, hagarde, les marches jusqu'à l'étage. Je sais que je ne rêve pas. Pourtant, la réalité accrue de chacun de mes pas me frappe d'une décharge électrique. Mon ventre gronde de peur à la simple idée que cette chimère s'étiole et que seule demeure l'affreuse banalité de ma vie de lycéenne.
Passée la première porte du palier, je pénètre un salon encombré de fauteuils pastels, tous dépareillés. Un grand buffet m'attends le long de l'immense baie vitrée. Frappée par l'absence de serviteurs dans mon grand et beau palais, j'entreprends finalement de me tailler moi-même une part d'un curieux gâteau mauve, pendant qu’Hakiri découpe avec précaution la pièce montée voisine et que Chiduc, resté étendu sur son palanquin, se fait porter des fruits luisants par son bouffon hyperactif. Elles ont changé, les dionysies !
Dès la première bouchée, mes papilles frémissent, dissoute sous une vague de douceur sucrée. Si je ne puis définir ce que je suis en train de manger, je sais que je n'ai jamais rien goûté d'aussi délicieux. Ça a la saveur de l’innocence et des rêves éveillés. Quelque chose dans ce goût-là…
Le gâteau à la main, je contourne le buffet et ouvre la baie vitrée. Je m'avance sur le balcon au dehors afin de m’accouder à la balustrade. Là, je contemple la canopée de la forêt qui s'étend à perte de vue, les toits lointains des chaumières que dévoile une percée, le pied fripé d'une montagne dont le sommet se dissimule derrière une épaisse brume.
Derrière moi, on ouvre un peu plus grand la baie vitrée. Je me retourne au bruit du coulissement et fronce les sourcils en constatant que celui qui vient à ma rencontre n'est autre que l'un des fauteuils du salon, vert pâle et moucheté de fleurs. Avant que j'aie pu m'écarter, le meuble accourt, me bouscule et m'éjecte directement sur son assise rembourrée. Je me cramponne aux accoudoirs tandis que le siège fait demi-tour. Baladée au galop de pièce en pièce du château, je vois défiler les chambres douillettes, identiques les unes aux autres si ce n'est par leur couleur : un nuancier de suites. Au cœur du palais, une galerie de miroirs débouche sur une gigantesque bibliothèque. Jusqu'au sommet du donjon, s'amoncellent toujours plus d'étagères débordant de vieux livres. Évidemment, les tranches sont tirées par couleurs.
À l'ordre strict de cette palette littéraire, succède l'anarchie bariolée d'un jardin à l'anglaise où les fleurs chahutent pour exposer leurs pétales vifs. Les plantes se tortillent dans les parterres, elles se pavanent sur mon passage, certaines même me saluent ; d'autres ne me remarquent pas, trop occupées à bousculer les voisines qui leur volent la vedette, à leur cracher au pistil des toxines redoutables ou à les ligoter jusqu'à l'étouffement. Le souvenir sucré du gâteau laisse place à l'amertume sur la langue que je mords. Ces fleurs cruelles me rappellent tristement les luttes quotidiennes qu'il faut mener dans le vrai monde, là où l'apparence est reine.
Peut-être le fauteuil sent-il que je me crispe, que mes mains deviennent moites, cramponnées au tissu. Il bifurque en tout cas et prend une petite porte, au bas d'une tour tordue. Les pieds malhabiles du meubles se cognent au contremarches d'un escalier étroit, plongé dans l'obscurité. Seuls quelques reflets colorés sur les murs illuminent sporadiquement la montée. Tandis que nous grimpons, des parfums sirupeux, fruités, acidulés, me chatouillent les narines. Enfin, nous atteignons une arche par-delà laquelle reparaît la clarté. Il se trouve là une profonde cuisine, tout en longueur, éclairée aux flambeaux. Une flopée de petites créatures s'y activent dans un tumulte incessant, au milieu des pièces montées et des marmites bouillonnantes.
D'abord, je ne devine que les ombres de ces petits personnages. Puis, à mesure que mes yeux retrouvent leur acuité, je distingue les queues courbées, les doigts crochus et les museaux des reptiles. Les écailles de chacun porte un motif unique. Combien sont-ils, vraiment ? Aurai-je assez d’aquarelle ?
L'un d'eux, un iguane potelé dont les squames esquissent de jolis losanges roses, vient à ma rencontre. Il décrit devant moi une révérence solennelle et me salue d'une voix rauque :
— Bienvenue chez vous, cher Prince.
Je souris et descends du fauteuil baladeur pour m'accroupir à sa hauteur.
— Merci. C'est vous qui avez préparé le buffet, au salon ?
Il hoche fièrement la tête, et sa petite toque manque de chuter de sa crête.
— Nous avons préparé tous les plats préférés du Prince des Couleurs. J'espère qu'ils vous ont plu. Si vous le souhaitez, mon Prince, vous pouvez nous dresser la liste de vos mets favoris. Nous les ajouterons au menu.
Un plat préféré, je ne me rappelle pas en avoir déjà eu un. L’ancienne gouvernante ne jurait que par une ribambelle de plats cuits à la vapeur, plus secs les uns que les autres. Quand j'étais petite, je raffolais des sucreries au point de me risquer à en chaparder derrière son dos, au risque d'écoper d'une sévère punition. En grandissant, lorsque l'occasion s'est présentée de choisir ce que je mangerais, à la cantine ou ailleurs, je me suis toujours demandé ce qui serait le moins désagréable à rendre. J'évitais les plats gras ou épicés. En fin de compte, les saveurs m'indifféraient, seul importait l'expulsion libératrice qui succéderait au repas. Je me suis toujours complu dans une fadaise alimentaire des plus navrante, sans éprouver d'intérêt pour tous l'éventail des goûts qui excitent les papilles de tant d'autres.
— Le gâteau mauve, murmuré-je. Qu'est-ce que c'est ?
— Oh ! s'exclame le lézard avec un air malicieux. C'est une recette imaginée par notre cher ami, feu le Pétrificateur. C'est un moelleux d'enfance.
— De son enfance ? Une recette de sa grand-mère ou quelque chose comme ça ?
— Non. Ça a vraiment le goût de l'enfance. Le goût du gâteau diffère donc, selon qui le mange.
Mon enfance, je ne crois pas me souvenir qu'elle ait été douce, ni sucrée. Est-ce que les gâteaux mentent ?
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