Mava - V - La maison au lierre
La perspective de se reposer et se mettre à l’abri du froid poussa les femmes en avant. Alba jetait fréquemment des coups d'œil à Valie, qui traînait de plus en plus des pieds. Avec ses lèvres bleuies par le froid, elle paraissait d’autant plus misérable. Alba en voulut à Grida d’avoir emmené la jeune fille dans leur expédition.
Vald restait tout aussi muet que sa sœur. Seul le gonflement de sa poitrine sous la couverture attestait du fait qu’il était toujours en vie.
Elles ne croisèrent pas âme qui vive. L’hiver et les journées courtes poussaient les rares survivants des environs à se terrer dans des lieux abandonnés ou des habitations de fortune. Alba craignait que la maison où elle les menait ne soit occupée. Une mauvaise rencontre ne ferait qu’aggraver la présente situation.
Elle les fit bifurquer dans un petit bois, où la marche avec le brancard devint encore plus pénible. Les arbres morts les surplombaient. Une arche de branches aux doigts tordus leur cachait partiellement le ciel. Au sol, un lit de feuilles mortes avait remplacé la terre battue et masquait les inégalités du terrain. Valie déchira le bas de sa robe sur l’écorce rugueuse d’un tronc couché en travers du chemin.
Bientôt, elles discernèrent le muret de pierre de deux mètres de haut qui encerclait la maison au lierre. Le portail rouillé pendait sur ses gonds, dans le prolongement du chemin forestier. L’une des têtes de cerf qui le surplombaient gisait sur le sol, brisée. Mava se demanda si un coup de vent l’avait emportée, ou si des vagabonds s’étaient amusés à la canarder à l’aide d’une fronde. Elle passa devant sa mère et releva le portail branlant pour que le brancard puisse passer.
La maison se dressait sur la toile blanche du ciel. Le bâtiment se composait d’un corps principal, rectangulaire, et d’une tour carrée. Des fenêtres perçaient la façade de l’édifice, tels les multiples yeux d’un insecte au milieu d’un pelage de lierre. Le parc, qui avait dû autrefois être entretenu avec soin, n’était plus qu’un champ de boue piqueté de bosquets d’arbustes. La route pavée qui menait à la maison apparaissait par endroit sous l’épaisse couche de terre glaise.
Elles se mirent à patauger et trébucher dans l’immense bourbier. Leurs souffles se firent court et Vald manqua plusieurs fois de tomber le nez dans la boue, alors que les porteuses chutaient. Elles atteignirent un bosquet de jeunes arbres, et cassèrent des branches pour former une litière où elles déposèrent le brancard.
— Attendez-là, souffla Alba, la respiration encore saccadée. Je vais aller en repérage.
Mava regarda sa mère partir avec amertume, vexée d’être laissée en arrière. Bien que souvent désobéissante, Mava savait quand il ne fallait pas se mettre Alba à dos. Si elle se mettait en danger à l’extérieur de la Coopérative, sa mère ne lui ferait plus confiance pour l’accompagner.
Sa cape frotta contre le tronc d’un arbrisseau. Un liquide collant agrippa le vêtement. L’arbre suintait une épaisse sève noirâtre. Des champignons colonisaient l’écorce. Mava se douta que l’arbre malade pourrirait jusqu’à la racine et tomberait bientôt. Pour passer le temps, elle sortit son poignard et gratta de la lame les dépôts de sève gluante sur sa cape.
Grida s’accroupit près de Vald, caressa son front et sortit de son sac en toile de jute une outre d’eau. Le liquide coula entre les lèvres blêmes de Vald et glissa en deux filets le long de sa mâchoire. Une larme solitaire courut sur la joue de la mère. Son fils ne répondait plus à aucun stimuli. L’espoir faisait battre le cœur de Grida. Vald vivait encore, elle était certaine qu’il se battait. Le médecin allait le guérir.
Valie restait droite comme un piquet, debout à côté du brancard, le dos douloureux à force de trembler de froid. Son regard se perdait au loin, vague, aussi impénétrable que la couche de nuage du ciel.
Mava rongeait nerveusement ses ongles. Cela faisait un moment que sa mère était partie. Elle fixait la porte et les fenêtres de la maison à travers les branchages, en alerte, prête à courir au secours de sa mère. Mais Alba fit bientôt son retour, indemne, noyée dans son grand manteau gris. Ses bottes étaient crottées par la traversée du champ. De larges mottes de terre s’envolaient à chacun de ses pas.
— Il y a eu du passage, annonça-t-elle, le nez rougi par le froid. Pour le moment, c’est vide, mais il vaut mieux ne pas y traîner trop longtemps.
Mava et Grida levèrent le brancard et le cortège reprit sa marche. Après de nouveaux dérapages et jurons, elles montèrent les trois marches du porche, jonchées de feuilles mortes et de terre séchée. La serrure avait été fracturée et la porte grinçait au vent. Mava poussa le battant du pied et pénétra dans l’entrée avec le brancard. Le lieu sentait la moisissure et l’humidité à plein nez. Les murs, qui avaient dû être blancs, se couvraient d’une couche de saleté brunâtre. Un escalier montait vers le premier étage. La peinture écaillée formait des petits tas clairs sur les marches de bois sombre. Elles ne s’attardèrent pas dans la première pièce et avancèrent vers le salon. Elles déposèrent Vald sur un tapis taché d’humidité et de plâtre, qui avait dû être raffiné à une autre époque. Grida s’agenouilla auprès de son fils et retira son bonnet avec des gestes emplis d’affection. Valie resta debout au milieu des quatre fauteuils en cuir qui habillaient la pièce, le visage inexpressif.
Alba s’approcha de la table ronde, poussée dans un coin et encadrée de quatre chaises.
— Ce doit être un point de chute, dit-elle à Mava, qui l’avait suivie.
Elle lui désigna les cartes à jouer abandonnées sur la table et les bouteilles vides qui s’alignaient le long des murs.
— Tu crois que ce sont des fouilleurs ? demanda Mava.
— Je ne pense pas, sinon, ils entreposeraient leurs marchandises ici et je n’ai rien trouvé de valeur.
Alba avisa la cheminée noire de suie et toucha les cendres du bout des doigts.
— Le dernier feu n’est pas récent.
Alba se releva et les informa qu’elle allait faire un repérage plus large autour de la propriété. Ses pas s’évanouirent dans l’entrée et la porte grinça quand elle la passa.
Mava connaissait déjà cette maison, mais rester au milieu du salon entre Grida, Valie et un mourant ne l’enchantait pas. Elle pivota sur ses talons. Ses yeux balayèrent les plantes desséchées et ratatinées dans leur pot et la couche de gravats sur le sol de pierre. La pièce n’offrait rien de bien intéressant.
— Je vais faire le tour de la maison, prévint Mava.
Valie leva vers elle ses yeux vides, son sac au bout du bras. Grida continua de parler à son fils inconscient.
Mava fut soulagée de sortir de la pièce, ces deux-là ne la mettaient vraiment pas à l’aise.
L’odeur de moisi de l’entrée emplit de nouveau ses narines. Elle se lança à l’assaut de l’escalier et arriva sur un premier palier. Elle monta sur dix centimètres de pierre et de poussière. Un trou béait dans la façade, des branches entraient par l’ouverture. Un courant d’air balayait les décombres.
Mava passa le battant d’une double porte entrebâillée. La chambre avait été ratissée de fond en comble par d’autres fouilleurs, à la recherche de la moindre cachette. Le carrelage jaune était cassé, les papiers peints arrachés des murs, le matelas du lit double éventré.
La jeune femme enjamba les tiroirs d’une commode retournée et chercha du regard une nouvelle porte, mais il n’y en avait pas. Mava fronça les sourcils. Il était impossible que le palier ne comporte que cette pièce. Elle s’approcha d’une grande armoire en merisier, seul élément du mobilier qui semblait ne pas avoir subi de dégât. Mava ouvrit les battants et la trouva vide, à l’exception d’une araignée qui recula sur sa toile, agressée par la lumière. L’armoire reposait contre le mur. La jeune fouilleuse se recula pour l’observer. Elle était trop lourde pour qu’elle puisse la bouger, mais il devenait de plus en plus évident que cet élément de mobilier masquait l’accès à la pièce suivante. Comment sa mère avait-elle fait pour ne pas s’en rendre compte ? Mava donna de l’épaule contre le lourd meuble, qui ne bougea pas d’un pouce. Elle ouvrit de nouveau les portes ouvragées et monta dans l’armoire pour tâter le fond. Ses doigts glissèrent sur la surface jusqu’à rencontrer les contours d’un cadre. Mava poussa et le fond de l’armoire s’ouvrit.
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