Mava - VI - Le sanctuaire
Le cœur battant, elle pénétra dans une pièce plongée dans l’obscurité. La peur remplaça l’excitation, un intrus pouvait se cacher dans les ténèbres, près à lui sauter dessus. Elle plaqua son dos contre le mur et le suivit jusqu’à un angle. Là, son pied rencontra un pan d’étoffe, qui s’avéra être un lourd rideau qui sentait fort la poussière. Elle le tira en grand et, les mains fébriles, ouvrit la fenêtre pour pousser les volets. Un air glacé et une lumière vive pénètrent dans la pièce. Mava se retourna, prête à se battre, la main crispée sur le manche de son poignard. Seul un piano lui faisait face dans le petit salon de musique surchargé. Des petits fauteuils et poufs en tissus disparaissaient sous des monceaux d’objets divers. Le piano noir retenait de grands cadres ouvragés et des tapisseries roulées. Des paniers pleins de bric à brac, des éléments de meubles, des malles garnies de vêtements s’empilaient dans la pièce.
Dans un coin, une paillasse avec une couverture attestait de la présence d’un gardien. Où était-il ? Se pouvait-il qu’il soit caché au milieu du capharnaüm ? Mava attendit plusieurs minutes, son arme sortie. Comme personne n’attaquait, elle jeta un œil par la fenêtre ouverte. Le brouillard entravait la vue et s’agrippait à la cime des arbres plus loin. Mava se pencha pour attraper les volets et les referma. L’obscurité revint, ainsi que l’odeur de renfermé qui hantait la pièce. Mava se sentit oppressée dans le salon de musique et se hâta de sortir. Elle traversa la chambre, retrouva le pallier et monta une volée de marches supplémentaires.
Mava pénétra dans un bureau, où les vestiges d’une bibliothèque frayaient avec les gravats sur le sol. Des tâches sombres marquaient des fuites au plafond et salissaient un papier peint fleuri. Un petit cabinet de toilette suivait, en enfilade, où subsistait une baignoire avec des pattes griffues. Mava se figea, la main sur la poignée de porcelaine de la pièce voisine. Elle se souvenait que sa mère n’avait pas voulu qu’elle y entre.
— Il y a quelqu’un là dedans ? avait demandé Mava.
Alba avait fait une grimace.
— Personne qui ne soit vivant. N’entre pas, s’il te plait.
Elle avait appuyé sa phrase d’un regard sévère, se doutant bien que sa fille désobéirait à la première occasion. Et cette occasion venait de se présenter. Les doigts de la jeune femme hésitèrent encore un instant, mais la curiosité l’emporta et elle ouvrit la porte.
Une odeur pestilentielle lui fit monter les larmes aux yeux. Mava toussa et se pinça le nez. Un rideau qui pendait sur sa tringle laissait pénétrer assez de lumière pour qu’elle distingue un grand lit double, sur lequel reposaient deux silhouettes momifiées. Le cœur de la fouilleuse manqua un battement. L’homme et la femme se tenaient tête contre tête. Leurs ossements flottaient dans les restes de leurs vêtements. Au-dessus de la tête de lit en bois, deux larges tâches sur le mur lui firent froid dans le dos. Ces gens avaient-ils été exécutés ? Malgré sa peur, Mava approcha. Les chaussures de la femme et le tissu de sa robe lui laissèrent deviner qu’ils menaient un train de vie aisée. Depuis combien de temps étaient-ils morts ? Les cheveux qui subsistaient sur leurs crânes ressemblaient à de la toile d’araignée. Mava leur tourna le dos. À l’évidence, la chambre avait également été fouillée, malgré la présence de leurs propriétaires. Une coiffeuse gisait sur le sol et une armoire avait été renversée. Les miroirs sur les portes s’étaient brisés en tombant et renvoyaient la lumière sur les murs en de petits points brillants.
— Empêche Valie de venir ici.
Mava sursauta et tourna le cou pour rencontrer le regard froid de sa mère.
— Je ne pense pas que Valie cherchera à explorer la maison, répondit-elle sur un ton faussement assuré.
Alba n’objecta rien, elle semblait entre la déception et l’agacement. Mava ouvrit les tiroirs de la coiffeuse pour occuper le silence.
— Elle me fait un peu peur, Valie. On ne sait jamais ce qu’elle ressent, poursuivit-elle.
Le regard aux orbites vides des trépassés lui brûlaient le dos et Mava avait envie de partir à toutes jambes. Alba eut un soupir et entraîna sa fille par les épaules hors de la chambre. La porte se referma sur la scène macabre.
— Je vais avoir besoin de toi pour que nous les ramenions saines et sauves à la Coopérative, Mava. Est-ce que je peux te faire confiance pour obéir à mes ordres ?
La jeune fille se mordit l’intérieur des joues. Elle fit oui de la tête et détourna les yeux, mal à l’aise. Sa mère avait employé le féminin, ce qui signifiait qu’elle ne croyait pas en la guérison de Vald.
— C’est quoi la prochaine étape ? Tu as trouvé quelque chose dehors ?
— La personne que je connais habite dans un ancien sanctuaire des Élus de la Lumière. Ça n’est pas tellement loin, mais vu l’état de la route, avec la boue, ça s’annonce pénible.
Alba s’assit sur le bord de la baignoire.
— Dans le parc, il y a des traces de pas qui vont et qui viennent. Il ne faut pas traîner, mais…
Elle hésita et poussa un profond soupir.
— … j’ai peur qu’elles ne tiennent pas le coup, compléta Alba encore plus bas. Et Vald encore moins…
Sa main pianota sur l’émail.
— Je n’aurais pas dû accepter. J’ai fait une erreur de jugement. Je me suis laissée emporter par mes émotions.
Alba souffla du nez, agacée. Mava ne disait rien. Il était rare que sa mère lui livre le fond de sa pensée. Elle devait être réellement inquiète.
— J’ai découvert quelque chose, osa-t-elle.
Les deux femmes se rendirent dans le cabinet de musique. Malgré la volonté d’Alba de partir au plus vite, elle explora la pièce de fond en comble.
— Il y en a pour un sacré paquet de vivres là dedans, souffla-t-elle, ébahie. Ce groupe doit fouiller le coin depuis un moment. Je me demande avec qui ils échangent…
Alba resta dans ses pensées tandis qu’elles redescendaient vers le salon. Valie s’était assise sur une chaise et fixait son frère, que sa mère tentait de stimuler avec des mots doux et de petites tapes sur le visage.
— Il ne répond plus du tout, geignit Grida.
Les lèvres de Vald tiraient sur le bleu. Alba se retint de croiser le regard de sa fille, de peur que Grida ne les surprenne. Elias avait eu raison de s’opposer à ce voyage, tout ceci était vain. Le garçon était condamné. Elle ne pouvait cependant le formuler à Grida, dont le regard exprimait tant d’inquiétude qu’Alba en avait le cœur serré.
— On va se remettre en marche et se dépêcher.
Alba sortit de ses affaires de la nourriture séchée, qu’elles consommèrent rapidement. Mava et elle se chargèrent du brancard et elles furent de retour dans le champ boueux. La matinée était bien avancée. De fins flocons tombaient des nuages bas et le moral de Mava descendit encore d’un cran. Elles progressèrent en silence jusqu’à retrouver le portail. Là, Alba leur fit longer le mur d’enceinte vers l'ouest.
— Il y en a pour plusieurs heures, prévint-elle.
Malgré la situation, Mava se sentait intriguée à l’idée de découvrir un sanctuaire des Élus de la Lumière. Sa mère ne l’avait jamais emmenée dans un tel endroit. Elle se demanda quelle forme prendrait ce lieu et ce qu’il resterait du passage des Elus. Quand Grida la remplaça, elle marcha aux côtés de sa mère.
— À quoi servaient ces sanctuaires ? demanda-t-elle, les yeux avides de réponse.
Alba planta ses pupilles sombres dans celles identiques de sa fille. Il était vain de réfréner sa curiosité.
— C’étaient des lieux de rassemblement. Ils y faisaient des réunions, des séances de prières, des comités de réflexion.
— Le médecin que l’on va voir, c’est un Élu ?
Les sourcils d’Alba se froncèrent.
— Les Élus n’existent plus, Mava, dit-elle avec fermeté.
Mava se retint de lever les yeux au ciel.
— Oui, pardon, je veux dire, il a appris de leurs méthodes ?
— Je suppose, répondit Alba de mauvaise grâce.
— Ils ne partageaient pas leurs savoirs, intervint Grida, de l’autre côté du brancard. Ils laissaient les pauvres mourir et ils gardaient leur précieuse médecine pour eux.
Mava se demanda ce que sa mère allait échanger avec cet homme pour qu’il accepte de les aider. Elle ne répondrait sans doute pas à cette question.
— Et cette médecine, on ne pourrait pas l’apprendre ? Ça pourrait être utile, poursuivit la jeune femme.
Grida eut un rire amer. Derrière, Valie buta sur une branche morte.
— Même si on possède la théorie, on ne sait pas la mettre en pratique. Nous n’avons ni le matériel, ni l’expérience.
Mava observa ses joues rondes et rougies par l’effort. De toute évidence, Grida non plus n’aimait pas les Élus de la Lumière. Pourtant, la vie de son fils dépendait d’eux, et du médecin qui avait su décrypter leurs secrets.
— Si cet homme en sait plus que Coutrène, enchaîna Mava, il devrait venir à la Coopérative. Ça serait utile à tout le monde.
— Je ne pense pas que ça l’intéresse, répondit Alba. ll est quelque peu misanthrope et préfère rester à l’écart du monde.
— Du monde, ce qu’il en reste… grommela Grida.
Elle raffermit sa prise sur le brancard et se tordit le cou pour voir si sa fille suivait. Le silence revint sur le groupe. Elles échangèrent plusieurs fois leurs places pour soutenir le brancard. Autour, le paysage se composait de champs marécageux. Le mur d’enceinte cessa de les accompagner, remplacé par une rangée d’arbres. À plusieurs reprises, elles virent des meutes de chiens errants traverser la route. Elles ne s’en préoccupèrent pas. Les canidés n’attaquaient pas les humains en groupe. Quelques oiseaux passaient de temps à autre dans le ciel. La neige avait cessé de tomber et la fine couche qui recouvrait le sol fondait déjà.
Mava commençait à avoir mal aux pieds. Elle était certaine qu’elles ne feraient pas l’aller-retour dans la journée. Le mystérieux médecin accepterait-il qu’elles dorment sur place ? Valie chutait de plus en plus et ses jambes se couvraient de bleus et d’écorchures. Chaque fois, elle se relevait sans se plaindre et reprenait sa marche. Alba semblait beaucoup plus préoccupée que Grida par le sort de la jeune fille. Elle proposa une halte, mais Grida objecta. Vald était faible, il fallait arriver au plus vite.
Elles arrivèrent aux abords d’un bois épais et Alba les fit bifurquer sur un sentier. Elles s’enfoncèrent dans un monde de branches et de feuilles sombres. Une odeur de vase montait de petites mares à l’eau noirâtre. Les troncs des arbres, à l’écorce craquelée, se couvraient d’un lichen argenté. La silhouette d’un bâtiment sortait de la végétation au bout du sentier.
Les derniers mètres furent les plus pénibles. Enfin, elles enjambèrent des blocs de pierres et passèrent une arche sans porte pour pénétrer dans le sanctuaire.
Le bâtiment de plan basilical se composait d’une grande nef et de tribunes au premier étage. Une ouverture ronde d ans le mur du fond et de nombreuses fenêtres baignaient les lieux de lumière naturelle. Quelques bancs épars traînaient dans la vaste pièce, entre d’épais piliers peints en ocre, tout comme le reste des murs.
Leurs pas résonnèrent dans la salle, éclairée par les dizaines de cierges d’un lustre bas. Elles déposèrent le brancard sur un autel en marbre. Valie se laissa tomber sur un banc poussiéreux tandis qu’Alba disparaissait par une porte dissimulée dans l’ombre. Mava se planta au milieu de la pièce et épousa l’espace du regard. Des phrases en lettres d’or couraient le long des tribunes. Certaines lettres étaient tombées de l’étage, mais Mava devina les mots tronqués : Bénie soit la lumière qui accompagne mon chemin de vie. Je ne crains pas l’obscurité, car la lumière est en moi. Je protégerai le savoir, cadeau de la lumière. Je suis Élu, je suis la Lumière.
Elle n’eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à ces phrases car sa mère revenait, accompagnée d’un homme trapu. Il lui fit penser à un blaireau, avec une petite paire de lunettes posée au bout du nez. Il les dévisagea une à une, silencieux, sans se présenter. Mava sentait une certaine hostilité émaner du médecin.
— Où-est-il ? questionna-t-il d’une voix bourrue.
Alba s’approcha de l’autel de marbre, où Grida fixait le nouveau venu, une main protectrice posée sur la poitrine de son fils. Quand il passa devant elle, Mava remarqua qu’il tenait un rouleau de tissu dans sa main. Il le déroula sur l’espace libre le long du brancard et des instruments d’argent brillèrent à la lumière des cierges. Sans même saluer la mère de famille, l’homme écarta les couvertures qui enveloppaient Vald.
Grida voulut protester, mais Alba la rassura à voix basse :
— Il sait ce qu’il fait.
Mava s’approcha, curieuse de voir le fameux médecin à l’œuvre. Il passa des gants noirs et souleva les pansements souillés de Vald. Une odeur épouvantable leur parvint. Le médecin procéda à un examen minutieux.
— Trop malade, grogna-t-il pour tout diagnostic.
— Comment ? suffoqua Grida.
Ses billes noires la fixèrent par-dessus ses petites lunettes.
— Mâchoires contractées, infection.
Il tira sur la lèvre inférieure de Vald et dévoila ses dents, tellement serrées qu’on ne pouvait y glisser un brin de paille.
— Mais la plaie a été désinfectée ! protesta Grida.
Le médecin haussa les épaules.
— Pas étonné, mauvaise défense du corps.
L’homme montrait des signes d’impatience, comme un animal pressé de retourner se terrer dans sa tanière.
— Merci Percivald, conclut Alba. Je t’apporterai ces nouveaux livres dont je t’ai parlé.
Il émit un grognement et s’éloigna. Grida se laissa glisser le long de l’autel de marbre. Valie n’avait pas quitté son banc, ni réagi aux révélations du médecin. Des cernes noirs creusaient le dessous de ses yeux. Derrière l’un des piliers, le dénommé Percivald s’arrêta pour l’observer. Son regard glissa ensuite sur Mava. Le pensionnat serait fort heureux de compter deux nouvelles élèves…
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