Madeline Cabaret (1ère partie)

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Mardi 5 septembre 1662.

La vallée est défigurée, gorgée de cette eau qui, tout l’été, s’est déversée d’un ciel bas, gris, grondant, effaçant jusqu’au souvenir de la course du soleil. La terre n’est plus qu’un ventre stérile. Les gens meurent de faim et de fièvre. Jour après jour, la vallée se vide de ses forces, se dilue dans un cloaque qui a minutieusement avalé toutes les couleurs.

Madeline Cabaret a quitté Ruillé à l’aube. Macé et François partiront dans quelques heures. Au Tertre, ils retrouveront leurs cousins et peut-être leurs jeux et leurs rires, le temps d’une soirée. Elle les rejoindra demain, à la foire de Montoire. Ils auront installé les tréteaux et arrangé les paniers. Ses fils, ses garçons ! Anne, son ainée, s’est installée aux Burrons au prétexte de renouveler le stock d’herbes médicinales, mettant ainsi la petite dernière, Françoise, à l’abri des miasmes et de la contagion. Marin et Mathurin vont, pour la première fois, accompagner leurs frères. Les cris de joie des jumeaux ont accompagné les derniers préparatifs et leurs chuchotis se sont poursuivis tard dans la nuit !

Juste avant qu’elle mette Ombelle au pas, Mathieu a saisi la bride de la mule et levé vers elle ses yeux si clairs. «Ça va aller ma belle, vas, je t’attends. ». Le murmure de sa voix l’enveloppe encore alors qu’elle passe les ponts de la Braye. Le souvenir de ses traits creusés, de sa silhouette amaigrie, de ses épaules qui se voûtent dès qu’il ne sent plus son regard, lui broie le cœur. Son homme s’en va, ils le savent tous les deux.

Les premières maisons du village se dessinent sans qu’elle distingue l’agitation banale des petits matins. Les bêtes se taisent, les hommes se terrent. Passant la forge, elle lève les yeux vers les Roches. La petite Fanette se tient là, fine silhouette immobile, se détachant à peine de l’ombre de la haute roche. Madeline arrête sa mule. Fanette l’a attendue, a guetté son arrivée, cette certitude et l’évidence d’une urgence lui font l’effet d’un coup de poing. Madeline talonne Ombelle.

En montant les marches du presbytère, elle entend la voix tonnante du curé. Jacques Boulay n’est pourtant pas ce genre de prêtre prompt à la colère. Bon vivant, bon géant, si ses sermons sont toujours tonitruants, ils convoquent plus volontiers le rire que la crainte.

Elle pousse doucement la porte basse et se glisse dans la petite salle où, d’ordinaire, maître Jacques reçoit ses visiteurs et préside les conseils qui gèrent la vie quotidienne du village. Aujourd’hui l’assistance est nombreuse et le silence est lourd quand le curé se tait.

L’antique banc au haut dossier a été poussé près de la cheminée, comme si le temps des confidences n’attendait que la première flambée de l’automne. Claudine Gaudissard s’y tient assise, hiératique. D’un geste machinal, elle lisse le velours prune de sa jupe, du plat d’un éventail fermé.

Levant les yeux, elle croise le regard de son époux. Se tenant d’une main au haut manteau de la cheminée, René est tendu, aux aguets. La scène insensée dont ils viennent d’être témoins n’augure rien de bon quant à leur aptitude à faire face, ensemble, à une situation de péril absolu. René Gaudissard est notaire. Il est de ceux qui savent trouver des solutions, résoudre les situations difficiles, apaiser et permettre à chacun de poursuivre son chemin. Aujourd’hui, il se sent impuissant. Claudine hoche discrètement la tête et l’invite à la rejoindre quand Augustin Lasne, leur neveu, s’approche de René. Les deux hommes s’entretiennent à voix basse alors que le bruissement des conversations renait. Claudine ne peut se défendre d’un sentiment de fierté à voir Augustin se mouvoir avec aisance dans cet indicible chaos et user de cette grâce qui n’appartient qu’à lui pour convaincre et renouer les liens qui menacent de se rompre. Augustin qu’elle a accueilli dans sa propre nichée quand Catherine, sa grande sœur, la mère d’Augustin, s’est éteinte. Ses quinze ans à fleur de peau se sont apaisés au contact de ses cousins et l’enfant solitaire, trésor tardif d’une mère solaire, a fait sien l’avenir qu’on lui dessinait.

La grande silhouette de Jacques Lasne s’encadre dans l’embrasure de la porte. Il avance d’un pas lent, parcourant l’assemblée du regard, alors que les têtes se tournent et que le silence se fait.

« Père ! » Augustin lui offre l’appui de son bras et Claudine l’invite d’un geste à venir s’assoir près d’elle. Jacques pose en passant une main amicale sur l’épaule de René et s’installe près de sa belle-sœur. Messire Lasne est fatigué et à le voir aller à pas comptés, chacun mesure l’effort consenti et la violence faite à ce corps perclus. Et si quelques doutes, quelques sarcasmes peut-être, ont pu s’esquisser, le regard clair du maître des Noues les a fait taire.

Jacques Lasne les regarde tous, un par un. Certains se détournent, d’autres se font frondeurs, la plupart le laissent lire en eux un désarroi, une lassitude, une peur aussi, qu’il reconnait pour les partager, sans rien en laisser paraitre.

Enfin, plantant son regard dans celui de Jacques Boulay, qui était resté immobile au centre de la pièce, triturant une calotte élimée, il lance d’une voix claire : « bien, quelle est la situation ? »

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