chapitre 1-2
De ces ombres, davantage qu’un simple anonyme parmi tant d’autres, j’en étais l’un des chefs tout comme l’un des membres emblématiques. Si le haut-mal m’avait conduit jusque-là, c’est la justice maintenant qui guidait fermement mes pas.
Après m’être assuré d’être seul dans la nuit, d’une lourde clé qu’un vicaire mourant m’avait confiée bien des années auparavant, j’ouvris la pesante et grinçante porte de bois séculaire de l'un des énormes piliers de la flèche de l’église Saint-Michel. Je la refermai au plus vite derrière moi. La peur, toujours la même peur d’être vu. Je secouai deux ou trois fois mon portable pour m’éclairer de sa froide lumière blanche. Puis, je commençai à gravir les marches de l’étroit et interminable escalier en colimaçon. J’évitais de temps à autre les nids et leurs œufs des pigeons, officieux et uniques habitants de ce monument de calcaire. J’atteignis le premier étage. Déjà situé presque en haut de la tour en flèche, il s’ouvrait en grand sous le toit conique qui en formait la pointe. J’y contournai les grosses cloches de bronze verdi pour trouver, caché dans un recoin, une corde d’alpinisme accompagnée d’un baudrier. Elle ne me servirait pas à monter, sinon à m’assurer durant mon escalade. Rien ne menait au second étage, il fallait passer par l’extérieur. C’était sans véritable difficulté, je l’avais fait maintes fois, mais plus de quarante mètres de vide me séparaient du sol. Impressionnant plus que dangereux.
Je grimpais en passant au fur et à mesure, comme par routine, la corde dans les mousquetons installés dans des recoins invisibles du monstre de pierre. Arrivé en haut, après être repassé à l’intérieur, je libérai mon harnais du huit dans lequel s’enroulait la corde, puis marchai au bord d’un petit corridor de pierre au-dessus des cloches. Là encore, j’évitai quelques nids de pigeons occupés d’où s’envolèrent, effrayés, quelques oiseaux dans la nuit. J’actionnai le mécanisme secret, que je pensai être le seul à connaitre, pour libérer une ouverture dans l’une des parties les plus épaisses du mur, une sorte de pilier de la partie haute de la flèche. Comme toujours, je me laissai quelques secondes pour admirer les lumières de la ville qui s’étendait à l’infini. Puis je me glissai dans l’ouverture où je trouvais l’échelle de métal ancrée dans la paroi d’un boyau vertical étroit, à peine suffisant pour me laisser passer, et qui descendait par le mur comme un puits sans fin jusqu’aux fondations de la flèche, au niveau de la crypte. La crypte, celle où fut commis le grand sacrilège initial plusieurs décennies auparavant, la crypte dans laquelle reposaient alors les âmes des vingt-trois rois du haut-mal, et les corps de ceux qu’il avait fallu sacrifier avec eux pour les empêcher de continuer à ravager le monde de leur folie destructrice autrement incontrôlable. Une histoire qui ne fut pas écrite et qui fut oubliée. Au point que des siècles plus tard, les soixante-quatorze momies devinrent une attraction touristique durant près de deux-cents ans. Mais peu importait, tourisme ou pas ils étaient encore là malgré tout, enfermés dans le tombeau que formaient les soubassements de la flèche. Un tombeau aux énormes murs de calcaire et aux tonnes de terre tout autour, qui empêchaient leurs âmes venimeuses de s’exprimer de nouveau et de répandre la terreur par le pouvoir du haut-mal. Et si les murs épais du tombeau jouaient leur rôle de prison, c’étaient aussi les âmes des sacrifiés, les accompagnant là pour toujours, qui formaient les chaines les plus puissantes pour les retenir à jamais dans la crypte, loin de la source de leur pouvoir principal. Mais tout cela, on l’avait oublié. On ne voyait là que des momies naturelles, de simples corps conservés par la nature du lieu, et la simple source d’un spectacle macabre pour de stupides visiteurs. On avait oublié le plus important, ce que ces corps contenaient encore. Au point que lorsque les champignons eurent raison de ce qui faisait le spectacle, on transféra en 1979 les corps superficiellement moisis dans un cimetière. Oui, on libéra les vingt-trois rois du haut-mal par pure ignorance des croyances oubliées. Une folie de plus de la modernité qui s’est coupée de son passé, de ses racines, de tout ce qui mit tant de temps et d’efforts pour s’accomplir. Une folie qui paradoxalement, ce jour-là, se fit écho dans la folie. Durant les jours qui suivirent, sans que personne ne le note, les hôpitaux psychiatriques du monde entier virent certains de leurs patients devenir plus fous qu’ils ne l’étaient d’habitude. Des cris, des émeutes, partout à travers le monde. Les hurlements de ceux qui sont déconnectés du monde et pourtant profondément sensibles à l’essence qui le compose. Eux seuls furent encore capables de sentir la souffrance, celle de la mère nature, des dieux ou des cieux, ou comme on voudra bien nommer l’essence des vibrations sensibles qui composent tout élément matériel.
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