chapitre 2-3
Sans le savoir, les remarques de Johanna allaient avoir de graves conséquences. Elles instillèrent dès cet instant le doute dans mon esprit. Elle paraissait avoir raison, les préparatifs n’étaient pas à la hauteur de l’objectif de cette mission. Non seulement ceux que Johanna soulignait, comme l’absence d’un plan de secours au cas où l’un ou l’autre de nos Ordres ou de nos Églises soit démasqué par les enquêtes poussées auxquelles on devrait s’attendre après les crimes de ces personnalités, mais aussi le nombre d’ombres d’acier sollicité et le temps de préparation alloué largement sous-dimensionné au vu de nos cibles et de l’ampleur mondiale de la mission.
Les jours qui suivirent, ces doutes et ces inquiétudes ne me parurent pas d’une grande importance. Je suppose que l’effet des ondes protectrices apaisait encore à ce point mon esprit que tout aspect inquiétant ou négatif avait moins de prise. Je vaquais donc à mes occupations, en bon soldat obéissant et discipliné. L’une après l’autre, j’accomplissais les tâches administratives et d’organisation, la paperasse et des coups de téléphone, sans aucune hésitation ni le moindre retard. Ce fut lors de ma rencontre avec mon ami et mentor Nicolas, un vieux soldat des ombres d’acier qui avait toujours refusé de monter en grade, que mes pensées furent véritablement perturbées.
Nous étions dans un bar clandestin, aménagé dans les caves d’un immeuble désaffecté en partie squatté par quelques militants d’extrême gauche et autres Africains sans-papiers. Nous nous y retrouvions souvent, les serveurs nous connaissaient et avaient pris l’habitude de nous laisser discuter sans nous interrompre ou tenter de se mêler de notre conversation. Nicolas, malgré son rang inferieur dans l’organisation, avait les yeux qui tendaient vers le bleu clair, certainement à force de pratique du rituel. Cela indiquait que son niveau de conscience allait bien au-delà de celui d’un simple soldat. Son âge et son ancienneté lui donnaient des connaissances qui, accompagnées du pouvoir de clairvoyance qui s’était naturellement développée en lui, rendaient précieuse son expertise des situations délicates. J’aimais converser avec lui. Dès mon plus jeune âge, lorsqu’à peine je commençais ma carrière d’ombre d’acier, il fut un peu un second père pour moi. Maintenant que j’avais un rang élevé, nous étions finalement chacun à notre façon sur un pied d’égalité.
Nicolas avait tout d’un vieux rockeur qui monte encore sur la scène malgré son âge. Son visage buriné de ride à l’expression adoucie par le temps, ses longs cheveux ondulés poivre et sel qui tombaient sur les épaules de son blouson de cuir, un vrai Schott perfecto, son jean troué par l’usure et non pas par la mode, et ses vieilles santiags complétaient une panoplie qui frôlait le caricatural. Lorsqu’il était-là, le serveur chargé de mettre la musique glissait quelques morceaux de rock au milieu de sa programmation électro dans l’espoir lui faire plaisir. Nicolas jamais n’y réagissait, et le serveur jamais ne désespérait d’obtenir un signe de remerciement ou de satisfaction.
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