Des yeux vert agate.

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18 mai 1886,

Ce matin, il faisait déjà grand jour quand j'ai entendu un miaulement dans le couloir menant à ma chambre. D'abord timide, celui-ci est devenu insistant, presque impérieux. Après avoir ouvert la porte avec précaution, j'ai vu Mistigriff aller et venir en un gracieux ballet, battant l'air d'un mouvement léger, de son panache blanc ! Ainsi, le farouche félin avait ravalé sa fierté pour venir me saluer à la manière des félidés : "si tu veux m'attraper, je te fuis, si tu me dédaignes, je quémande des caresses." J'ai tout de suite cerné le petit personnage, ai fait semblant de l'ignorer. C'est alors que sa petite tête soyeuse s'est lovée dans ma main. J'ai effleuré son échine, toujours sans le regarder pour ne pas l'effrayer ! Mais quand j'ai voulu le flatter, il a filé au bout du corridor et a disparu.

J'aime cette liberté dont les chats sont épris. Une indépendance toute sédentaire ! A l'abri des regards, entre ces murs séculaires, je m'affranchis et me délivre de mes tourments.

J'ai pris dans le tiroir de ma coiffeuse, un miroir. J'ai osé me regarder. Enfin ! Après des semaines d'infinie tristesse, de larmes retenues, mon nouveau visage m'est apparu, celui d'avant la mort de mes parents, du temps où je riais pour rien, où je pleurais de rire. Imperceptiblement, chaque jour a lissé la soie de ma peau, a déposé sur la prunelle de mes yeux, l'étincelle de vie. Marcelline m'a dit que j'avais le regard vert agate de Mistigriff ! Le même éclat mystérieux qui fascine et effraie un peu.

Ne recevant plus de lettres de ma part, Lorenzo doit se faire un sang d'encre. Il pense peut-être que les messageries maritimes ne sont pas toujours fiables. Ses lettres me manquent. Elles étaient le lien ténu que j'entretenais avec le monde extérieur, mais surtout, à chaque fois que j'ouvrais l'une de ses enveloppes, il me semblait que s'exhalait un parfum d'une douceur indicible, un je ne sais quoi de suave et puissant à la fois. Le reverrai-je bientôt ?

Pour la première fois, je suis allée dans le jardin accolé à la forteresse. C'est une parcelle de terrain d'un hectare qui se situe sur la partie la plus accueillante du coteau, éclairée par un soleil souvent capricieux. D'un côté, le verger, de l'autre, le potager où toutes sortes de fruits et légumes sont cultivés.

A cette période de l'année, il y a déjà des fraises. Heureusement qu'elles sont sous serres, car elles n'auraient pas résisté aux pluies diluviennes et aux vents forts de ces derniers jours. Il y a aussi des tomates, des aubergines, des courges, des plantes aromatiques comme la coriandre, le basilic, et le thym citronné.

- les cerises ne vont pas tarder à mûrir, mademoiselle Emma, m'a soufflé une voix, derrière moi.

- Ho, c'est vous, Julien ! Vous m'avez fait peur !

- Ce n'était pas mon intention ! Pour me faire pardonner, je vous offre un panier de fraises.

- Merci beaucoup, ai-je dit, tout en prenant la petite corbeille par l'anse.

- Si vous deviez rester plus longtemps au domaine, vous ne manqueriez pas de vivres. Regardez le potager ! Et vous n'avez pas tout vu ! Dans les caves voûtées, des jambons, des oignons, de l'ail, sèchent au bon air de la montagne, depuis des semaines.

- Vous me suggérez de passer l'année ici, si je comprends bien !

- C'est comme vous voulez, mademoiselle Emma, mais vous vous y ennuieriez. A part les randonnées au grand air, les lacs à découvrir au soleil des beaux jours, les chamois, les chevreuils à débusquer, il n'y a pas grand chose à faire. Non, m'a-t-il chuchoté d'un air complice, l'aventure est à l'intérieur . Il s'en est passé des choses dans le domaine ! Mais, je n'ai pas vraiment le temps de me documenter à ce sujet. Mon jardin m'occupe assez comme ça !

- Cet après-midi ou demain, je dois justement retourner à la bibliothèque pour peaufiner mes recherches sur une certaine famille qui a habité ici. Les de Mancy. Et puis, un ermite, aristocrate, a séjourné sur ce site, au dix-huitième siècle, sous la Révolution. Connaissez-vous un peu sa vie ?

- Non. Tout ce que je sais, c'est qu'il a mis fin à ses jours en se jetant du haut d'un donjon !

- Vous voulez dire qu'il s'est écrasé au fond de la gorge ?

- C'est peut-être une légende, mademoiselle Emma. Mais c'est ce qui se dit au pays !

Après avoir échangé encore quelques paroles avec Julien, sur les intempéries de ces jours ci, je l'ai salué. Il m'a répondu d'un petit signe de la main.

Puis, je me suis dirigée vers la haute porte d'entrée, faite de ce bois de chêne imputrescible, traversant les siècles sans grand dommage, majestueuse, flanquée de deux colonnes, construites en pierres sèches, aux sculptures léonines. Elle ressemble à l'un de ces portiques de temples romains qu'un voyageur reclus découvrirait au détour d'un poème, l'invitant à franchir le pas vers des paradis insoupçonnés ou de ténébreux royaumes.


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