Un massacre programmé.
19 mai 1886,
Julien m'a annoncé ce matin que les travaux de réfection de la chaussée avançaient bien, mais que le chemin détrempé ne permettait pas encore le passage des voitures. Les roues des diligences auraient tôt fait de s'enfoncer dans de profondes ornières, immobilisant du même coup les voyageurs. Je dois donc encore patienter. Je m'y emploie de la meilleure façon qui soit : je lis.
Quand j'ai ouvert la porte de la bibliothèque, j'ai senti une odeur d'amande et de framboise. On dit que le parfum des livres varie selon les bois dont ils sont issus, mais aussi à cause des colles pour la reliure, et des encres pour l'impression des caractères. Les antiques manuscrits peuvent exhaler une odeur déplaisante de renfermé, de vieux cuir tanné et de moisissures.
Je me suis dirigée vers les étagères, j'ai compulsé tour à tour plusieurs ouvrages sur le XVIe siècle et j'ai enfin trouvé ce que je cherchais sur les guerres de religion qui ont duré de nombreuses années, entrecoupées de périodes de paix. J'ai découvert quelques passages concernant le marquis de Mancy, seigneur dès 1562 de ce château féodal, nommé à cette époque le domaine de Courrèges, avant de devenir plus tard l'ermitage Benoît. Il vivait là, avec son épouse Marie, et sa petite fille Violetta qui allait bientôt avoir huit ans, en cet an de Grâce 1572. Cela faisait dix ans que la famille coulait des jours heureux, entrecoupés des absences du Sieur Gilles, fort occupé par son négoce d'épices. La famille élargie, composée de beaux frères et belles soeurs, de nièces et neveux, de cousins et cousines, vivaient ici, également, et s'égayaient à tous les étages des donjons, chacun son territoire, dans une harmonie quasi parfaite. Il faut dire que le marquis, figure imposante et charismatique, d'une bienveillance toute paternaliste, savait se faire respecter et régnait sur sa famille comme un roi sur sa lignée.
Pourtant, depuis quelque temps, il était de mise de se faire plus discret, les catholiques se montrant plus incisifs.
Des rumeurs courent en cette fin du mois de mai 1572. Quelques nouvelles parviennent de bouche à oreille : Paris et plusieurs villes de province seraient le siège de tumultes, d'émeutes sanglantes. Certains membres de la famille de Mancy, des paysans, des artisans se réfugient alors dans les souterrains du château. On s'approvisionne en eau, en vivres, en éclairage...
Le maître des lieux est absent depuis quelques semaines pour affaires. Quand il rentre au bercail, ce qu'il découvre, défie son imagination. Dans la cour pavée, entourée de remparts, se dressent les restes d'un bûcher tapissé çà et là de corps calcinés, de monceaux de cendres à formes humaines, enlacées, enchevêtrées les unes dans les autres, formant un spectacle insoutenable pour qui veut bien encore faire preuve d'une once d'humanité. Quelques rescapés de l'odieux massacre, cachés au fond des geôles obscures, ont pu raconter que le pauvre homme, horrifié par cette scène apocalyptique, avait hurlé comme un loup et qu'il hurle encore, selon la légende, si l'on veut bien prêter l'oreille, les jours de grande tempête. Seule, sa petite fille Violetta avait été épargnée, mais celle ci, de constitution fragile, n'avait pas supporté l'épreuve et elle était morte quelques mois plus tard d'une simple fièvre. Son père, fou de douleur, avait alors entrepris de confier son petit corps à un embaumeur réputé de la région, afin de préserver à tout jamais sa beauté exceptionnelle : brunette au teint de nacre, et aux yeux bleu-marine.
Le silence de la pièce, tout à coup, s'est fait pesant. C'en était trop ! J'ai arrêté là, mes investigations. J'ai décidé de revenir plus tard pour essayer d'élucider le mystère de la mort de cet ermite dont la vie s'est partagée entre la prière, la méditation et l'ascèse.
Un frémissement imperceptible m'a fait pencher la tête, vers l'un des fauteuils en velours rouge, près du soupirail. Mistigriff était confortablement installé en rond et dormait du sommeil du juste. "Je crois que ce chat m'aime bien", ai-je pensé, heureuse de trouver un peu de réconfort dans cette petite boule de poils ronronnante.
J'ai réveillé le dormeur puis ai refermé la porte sur ce 16e siècle très perturbé. J'ai prié le ciel et tous ses Saints que la paix demeure à jamais sur cette terre de France où je me sens si bien.
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