Je ne suis pas seule...
21 mai 1886,
La belle saison s'est substituée peu à peu au morne hiver. Les coups de vent de ce printemps se sont faits plus rares et moins violents. La forteresse elle-même s'est ornée d'une clarté qui met en valeur ses rondeurs. Les angles que forment les murs des remparts se font plus doux, les contrastes entre ombre et lumière rendent les recoins de la cour intérieure plus secrets. Imperceptiblement, les ombres glissent, à mesure que le soleil tourne, caressent les pierres séculaires, les enveloppant d'une étreinte délicate. Les arbres ont retrouvé leur chevelure hirsute, les coteaux verdoient, les herbes ondoient sous la brise légère. Le minéral et le végétal se fondent en un tout presque charnel, pour une année encore.
De la fenêtre ouverte de ma chambre, j'ai aperçu le fond de la gorge qui buissonne. Les arbres et les arbustes que la tempête a épargnés, rivalisent de couleurs : les lilas mauves, les prunus roses, les cornouillers blancs, les cognassiers orangés, tout est prétexte à la nature pour se parer de ses plus beaux atours ! La parade nuptiale peut commencer, celle des insectes, des oiseaux, des mammifères... Le cycle de la vie se perpétue, immuable ! L'air est doux et parfumé avec ce je ne sais quoi d'indéfinissable qui enivre et exalte les sens.
Malgré l'appel du printemps, j'ai décidé de m'en tenir à ce que j'avais envisagé de faire : aller à la découverte des souterrains pour y découvrir, peut-être, quelques vestiges de ce passé qui me fascine et me terrifie à la fois. J'ai attaché autour de mes hanches, la ceinture où pend mon petit sac et dans lequel j'ai glissé un flacon d'eau, des biscuits, des feuillets, un crayon et les plans. Dans une main, le trousseau de clefs, dans l'autre, la lampe à huile. J'ai prévenu Marcelline de ce voyage intérieur. Elle m'a encouragée tout en me recommandant d'être prudente. Je lui ai promis de ne pas tenter le diable et de revenir sur mes pas si je jugeais la situation périlleuse. Avant de tourner la clef de la porte qui mène aux pièces obscures, je me suis retournée et j'ai vu Mistigriff, assis sur un tabouret, parfaitement immobile, me fixant de son regard pénétrant, mystérieux. Puis, d'un mouvement leste, il a sauté par une fenêtre ouverte et a disparu.
Me voici dans l'obscurité. Ma lampe jette sur le sol en terre battue et sur les murs en pierres sèches, des reflets jaunâtres. De part et d'autre du long couloir voûté, des petites pièces sans porte, remplies de victuailles. De la viande séchée pend des plafonds. Des pots d'huile, des bocaux de légumes remplissent les étagères qui couvrent en grande partie les murs. Au bout du corridor, un escalier tournant semble m'inviter à poursuivre mon chemin et à m'enfoncer plus avant, dans les entrailles de la terre. A mesure que j'avance, j'ai la nette impression que je ne suis pas seule. Je me sens observée, accompagnée par une présence impalpable, opiniâtre et bienveillante. Une légère brume s'enroule autour de ma taille. Un souffle froid soulève ma jupe, et effleure ma nuque. Il me faut me ressaisir ! Je ne dois pas laisser mon imagination vagabonder au moindre courant d'air. Tous ces souterrains communiquent entre eux et nécessairement, il doit y avoir des appels d'air. J'ouvre quelques portes avec précaution. Rien. Les pièces désertes n'offrent à ma vue que claustration et abandon. Quelques chaînes fixées au mur laissent à penser que ce sont peut-être d'anciennes geôles.
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