La Pavane.
Le 28 mai 1886,
Lorsque je suis entrée dans la vaste salle peinte de paysages figurant les quatre saisons et où se déroulait la fête, tous les regards se sont tournés vers moi. Ainsi, maintenant, j'étais vue de tout le monde. Amaury m'a présentée comme l'une de ses amies. Je conversais avec tout un chacun. Leurs voix parvenaient jusqu'à moi et je pouvais en échange me faire entendre ! Je ne rêvais pas ! On m'a complimentée pour ma tenue et l'éclat de mon teint. Je portais une robe en velours de soie blanche, serrée à la taille par une ceinture dorée, et au décolleté finement bordé de fourrure, comme il était d'usage de se vêtir à cette époque. Un diadème de perles fines retenait ma chevelure brune.
La longue table était disposée en U au centre duquel se trouvaient les hommes les plus influents. Cependant, Gilles de Mancy, le seigneur de ce lieu était absent, remplacé par son frère cadet qui présidait le haut bout de la tablée. Au bas bout, se trouvaient les dames. A l'intérieur du U, personne n'avait pris place, cet espace étant réservé au spectacle afin que les invités puissent profiter pleinement du jeu des troubadours et des jongleurs. Pendant que le panetier finissait, avec ses gens, de placer les nappes, de préparer les tranchoirs, de poser les tranches de mie de pain qui feraient office d'assiettes, on m'a placée à côté de Violetta.
Le son du cor a retenti annonçant le début des festivités. Un maître d'hôtel a fait le service du repas et du vin. Les mets se sont succédé selon un rituel immuable. D'abord les fruits accompagnés *d'échaudés, de pâtés arrosés de vins doux aux épices, puis les potaiges composés de gibiers et de volailles mitonnées. Ont suivi salades, pois, choux et céréales. Pour clore ce somptueux repas, des préparations sucrées : flans, tartes, crèmes rissolées. J'ai bu un verre *d'hypocras en grignotant des gaufrettes. Comme tous les invités, nous nous sommes extasiées, Violetta et moi, devant le jeu subtil des comédiens, les voix chaudes des chanteurs accompagnées par des musiciens fort habiles à distraire l'assemblée au son des tambours, luths, violes, fifres. La petite fille était si heureuse qu'elle frappait dans ses mains accompagnant le rythme de la musique. De temps à autre, Amaury me souriait de loin, m'invitant à ne pas oublier ma promesse : entamer avec lui quelques pas de danse. A la fin du repas, certains convives, après avoir récité les grâces, se sont retirés dans leurs appartements.
Aux accents d'une pavane, Amaury est venu galamment me prendre la main pour ouvrir le bal. Cette basse danse très lente est d'une exquise élégance. Les autres danseurs, deux par deux, nous ont suivis, formant une chaîne ininterrompue, comme une vague majestueuse se déployant doucement. Dans son habit de chevalier, Amaury avait belle allure. Puis, il s'est immobilisé. Me faisant face, il s'est mis à chanter en me prenant par la taille :
Viens danser damoiselle !
Que j'aime joliette
Sentir ta taille frêle
Et te conter fleurette.
Mais ne sois pas rebelle
Ma belle tant aimée.
Ô ne sois pas cruelle,
Mon coeur est éploré.
Ta beauté m'ensorcelle...
Donne moi un baiser.
L'assistance s'est faite complice et a crié à l'unisson : Un baiser-un baiser-un baiser... Que pouvais-je faire d'autre que d'accepter ? Je lui ai tendu mes lèvres et j'ai reçu le plus beau baiser d'amour qui me soit donné. Les danseurs applaudissaient à tout rompre. Des hourras fusaient de toutes parts. Puis la danse a repris son droit, chacune et chacun se donnant un bon moment de plaisir.
Plus tard, mon chevalier servant m'a conduite hors de la salle, dans une secrète alcôve, afin que le doux enlacement se prolonge indéfiniment. Ce que je lui accordais volontiers...
*Echaudés : pâtisseries élaborées à la façon d'un biscuit très ferme.
*Hypocras : vin épicé et sucré très apprécié au moyen-âge.
Pavane :
https://youtu.be/_-d3IYXwMHs
https://www.youtube.com/watch?v=8x5_6MCBNrE
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