La leçon de maintien.
Le 29 mai 1886,
Cet après-midi, je suis allée rendre visite à la maman de Violetta. Elle m'a invitée à entrer dans l'antichambre où la famille prend ses repas. Pour elle aussi, je suis visible, maintenant. Seulement, elle n'a pas fait le rapprochement entre l'amie "imaginaire" de sa fille et moi-même. Je me garde bien de lui dire que je suis une seule et même personne. Hier, quand elle m'a prêté une de ses robes pour le bal, j'ai prétexté que j'étais une amie d'Amaury, qu'un incident m'avait empêchée de changer de tenue, et qu'il était trop tard pour retourner au manoir de Vellières, où je résidais. Comme elle ne semblait pas prête à accepter la vérité, je me devais de la ménager. Il ne fallait surtout pas l'effrayer. La petite fille, en me voyant, a couru vers moi et m'a serrée dans ses bras.
Elle a glissé dans ma main une marguerite :
- C'est un cadeau ! Je vous aime tant !
Je l'ai remerciée en l'embrassant sur le front. Mélie, sa gouvernante, un livret à la main, l'a appelée pour lui donner sa leçon de maintien :
- Violetta ! Récitez-moi les préceptes d'une bonne attitude en société !
La fillette a posé sa petite main devant sa bouche, et a susurré en riant sous cape :
- Je dois m'abstenir de bailler en criant.
- Qu'est-ce qui vous fait rire, a demandé Mélie, en fronçant les sourcils.
- Je pense au chiot qui, il y a quelques jours, a baillé bruyamment et...
- Un peu de sérieux, Violetta. Reprenons la leçon. Que savez-vous d'autre ?
- Je ne dois jamais être méchante, mais au contraire, toujours aimable.
Puis elle a poursuivi, dans un sourire contenu :
- Je ne dois porter mon mouchoir ni à la main ni à la bouche et ne dois pas faire trompette avec mon nez en me mouchant...Pas manger la bouche pleine et surtout, pas me lécher les doigts à grands bruits...
- Ne tronquez pas vos phrases ! On reprend...
J'ai alors pris congé discrètement puis suis allée rejoindre Amaury à l'écurie comme il avait été convenu entre nous. Tout en marchant, je me suis dit que cette fillette était attachante et qu'elle avait la pétillance qui convient à son âge. J'aurais aimé être aussi insouciante qu'elle l'était. Je frissonnais en pensant au destin tragique qui l'attendait, elle et sa famille. J'aurais voulu me tromper, sortir de ce mauvais rêve, et pourtant...
Comment pouvais-je alerter les de Mancy sans paraître suspecte et me mettre en danger ? Peut-être me prendraient-ils pour un éclaireur catholique venu inspecter les lieux afin de renseigner les assaillants ? Qui pourrait me croire si ce n'est Violetta elle-même ? Et Amaury, me trahirait-il auprès des siens si je lui avouais que j'étais de confession ennemie ?
Le jeune homme était en train de seller son cheval et de le sangler quand je suis arrivée près de lui. Ma jument était déjà prête. Il m'a fait monter en amazone en me conseillant de bien tenir les rênes. Lui-même a enfourché sa monture, puis il est venu vers moi me donner un baiser. Le pont levis qui donne sur le côteau s'est baissé devant nous. Nous l'avons franchi au pas.
- Je vous emmène à la source des Elphes. C'est à une demi-heure d'ici, dit-il. L'endroit est un peu escarpé mais ne soyez pas effrayée, les chevaux ont l'habitude de trotter en altitude.
- Je vous suis, lui ai-je simplement répondu, en souriant.
Le soleil de cette fin d'après-midi, encore chaud, dégourdissait un air à peine frisquet. Le chemin montait en longs lacets. De temps à autre, à travers les sapins, on pouvait apercevoir sur les pentes les plus douces, un village dont les maisons se pressaient les unes contre les autres comme pour se protéger de la froidure des hivers. Les couleurs, vertes, brunes et chatoyantes des arbres se fondaient en un tableau changeant à mesure que l'on avançait. Les feuilles sèches crépitaient sous les sabots des chevaux et l'humus répandait dans l'air un parfum aux notes de myrtilles et de fleurs. La terre transpirait de cette vie riche en exhalaisons, comme une paysanne après une journée de travail aux champs.
Nous avons cheminé, silencieux, happés par la beauté de ces lieux.
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