Ma vie de sac
Paris.
La ville des amoureux, la ville des Lumières. Avec sa tour Eiffel qui s’illumine pour les fêtes de Noël, ses champs Élysées réputés, son cimetière du Père La-chaise qui intéresse de nombreux visiteurs… des milliers de touristes aiment à raconter leur voyage dans la capitale, tellement « frenchie »… en réalité, toutes ces choses n’auront aucune importance dans ce récit. Mais au moins, vous savez où se passe l’histoire que je vais vous raconter. Voici comment tout a commencé : Une fois par an se réunissent, à un endroit et pour un événement particulier, des centaines de geeks, d’otakus, de cosplayers et de rôlistes… ce sont de drôles de mots, n’est-ce pas ? Otaku, rôliste… On a l’impression de parler d’un autre monde. Eh bien, la Japan Expo, c’est comme une porte ouverte à un autre univers pendant quatre jours entiers de l’année.
La Japan Expo est un monde à part, où nul ne craint d’être traité d’extra-terrestre. De sept à soixante-dix-sept ans, d’innombrables terriens se donnent rendez-vous pour quelques jours de concert, de jeux vidéo, de concours et d’achats totalement démesurés. On y entre les mains dans les poches et les yeux brillants d’excitation à l’idée de rencontrer des gens bizarres. On en ressort les bras chargés d’objets en tous genres en plus d’être totalement inutiles à notre existence, et la tête remplie de souvenirs. C’est un rendez-vous que Marie refuse catégoriquement de manquer. Cela fait cinq ans qu’elle connaît la Japan Expo, et elle y est exposante depuis trois ans maintenant, avec sa meilleure amie Julie. Les deux jeunes femmes se sont connues sur un groupe de jeux de rôles par internet, et elles ont immédiatement tissé quelques liens. Il ne se passe pas une semaine sans qu’elles prennent des nouvelles l’une de l’autre, et elles se réservent une ou deux soirées par mois, pour discuter de tout et de rien sur Skype ou par téléphone. La Japan Expo est en réalité plus un alibi pour elles de se retrouver qu’un réel travail.
La première fois que Marie est partie à Paris pour être exposante, elle s’en souviendra toute sa vie. Mais ce n’est pas tant la destination que le voyage que je vais vous raconter. En sa qualité d’exposante, Marie avait ses affaires classées en trois catégories :
D’un côté, elle avait sa valise, qui contenait tout ce qu’elle allait vendre. Il s’y trouvait, entre autre une trentaine de livres, des posters et deux épais classeurs de dessins. D’un autre côté, elle avait un sac de vêtements et de cosplays. Oui car pour elle, qui adorait la fête d’Halloween et Mardi Gras pour se costumer, aller à la Japan Expo sans déguisement était comme aller à un anniversaire sans cadeau : sans intérêt !
Enfin, il y avait moi, son sac qui ne la quittait jamais, tant à l’époque où elle allait à la faculté de lettres pour apprendre les sciences du langage, que plus tard, quand elle entama des études dans le domaine de la biologie. J’étais le sac qu’elle préférait, et sans me vanter, j’étais sans conteste le plus utile et le plus précieux de tous. Dans mes rayons, elle avait savamment rangé son ordinateur portable, les réservations d’hôtel pour la durée de la Japan Expo, son billet de train pour partir chez son amie Julie, le billet d’avion pour rentrer ensuite chez elle, sans oublier ses papiers d’identité, sa carte bleue et cent cinquante euros en liquide. En bref, j’étais LE sac qu’il ne fallait perdre de vue sous aucun prétexte.
Le premier juillet 2012, Marie avait traversé la distance qui séparait Marseille de Paris sans encombre, si l’on omet l’attaque surprise qu’elle dut essuyer de la part de sa valise qui avait manqué de l’écraser avant qu’elle ne sorte du train. Elle avait ensuite pris le RER A, pour changer à la station Chatelet-les-Halles, pour prendre le RER B qui devait l’emmener jusqu’à Villepinte. Certes, les paysages n’étaient pas aussi jolis que sur le trajet de sa ville à Paris. Mais à vrai dire, elle s’en moquait. Ses valises étaient lourdes, et il restait une dernière place en tête de son wagon. Elle s’assit donc tranquillement, aux côtés d’un jeune homme qui dormait la tête posée contre la vitre du RER, attendant simplement d’arriver à destination, des idées plein la tête, et bouillant de joie à l’idée de retrouver son amie et de partager l’aventure Japan Expo.
Au bout de quelques minutes, le RER arriva à la destination que Marie attendait tant, et les portes eurent à peine le temps de s’ouvrir qu’elle se jeta hors du wagon, toute heureuse de toucher enfin au but ! Julie et elle s’étaient donné rendez-vous à cette gare, et elle se demandait combien de temps elle pourrait attendre… dehors, brillait le même soleil magnifique qu’à Marseille, illuminant le quai à l’air libre d’une chaleur bienveillante. Il était seize heures, à la gare Villepinte. Marie imaginait déjà ses retrouvailles avec Julie. Elle aurait très bien pu se rendre compte de ce qui se passait, si une voix, qu’elle ne connaissait que trop bien, ne l’avait coupée dans ses pensées. Elle se retourna, et vit avec joie son amie Julie, qui par un heureux hasard, avait prit le même RER qu’elle, et s’était retrouvée dans le wagon suivant. Les deux amies ne firent pas attention aux passants, et se prirent dans les bras avant de commencer à se raconter leurs aventures respectives, pendant cette année passée loin l’une de l’autre. Elles descendirent les marches qui séparaient le quai des rues de Paris, quand soudain Marie se figea :
_ Oh non ! Hurla-t-elle, la main sur la bouche.
Et elle se mit à courir dans l’autre sens, suivie de près par une Julie qui se demandait quelle mouche avait piqué son amie. Comme vous pouvez vous en douter, elle avait commis une grave erreur. Et qu’avait-elle oublié, dans ce wagon ? Je vous le donne en 1000 : MOI ! Intérieurement, elle se maudissait. Elle savait qu’il ne fallait pas s’asseoir. Elle savait qu’elle allait oublier quelque chose. C’était une tête de linotte, on le lui répétait depuis l’école primaire. Elle parvint à courir jusqu’au quai, mais ne fut pas assez rapide. Elle arriva juste à temps pour voir les portes du RER B se refermer sous son nez, avant que l’immense créature longiligne et métallique commence sa progression vers sa prochaine destination, impassible.
Aussitôt, des milliers de pensées assassines traversèrent son esprit. Qu’allait-il lui arriver à présent ? Allait-elle dormir à la rue ? Pourrait-elle partir chez son amie ? Comment rentrerait-elle chez elle, perdue dans cette jungle ? Que m’était-il arrivé, à moi, son sac chéri ? Le RER B était connu pour être mal fréquenté. Et elle imaginait déjà les pires scénarios dont j’étais la victime malheureuse. Le plus étrange était peut-être qu’elle se souciait moins de ses réservations et de ses papiers d’identité que de son ordinateur portable. Il est à souligner que l’objet avait pour elle une immense valeur, puisque c’est celle du cœur. En effet, il lui avait été offert pour son anniversaire, trois aux auparavant. De plus, il contenait l’équivalent de sa vie : les histoires qu’elle avait commencé à imaginer, les dessins qu’elle s’était mise à scanner, les programmes qu’elle apprenait à utiliser, les photos et les films souvenirs… il y avait tout ce que Marie avait de plus cher, dans cet ordinateur qu’elle surnommait affectueusement Flocon.
Quand elle reprit ses esprits, elle ne perdit pas un instant. Elle appela le numéro central de la gare, car aucun guichet n’était ouvert. On la dirigea vers la gare Charles-de-Gaulle, où on lui répondit qu’elle ferait mieux de venir au plus vite, pour me récupérer – si on m’avait trouvé bien sur – puisque des contrôleurs passaient de temps à autres dans les wagons. Julie et Marie prirent donc le RER suivant, direction la gare Charles-de-Gaulle, espérant très fort qu’une bonne âme m’ait retrouvé. Une fois arrivées, elles allèrent à l’accueil, que Marie surnomma discrètement le QG des men in black. Une fois arrivée là bas, Marie dut attendre vingt minutes, avant de pouvoir demander si l’on m’avait retrouvé. Evidemment, le sort jouait contre elle, et malgré tous ses efforts pour l’aider, la brave femme qui l’avait reçue à l’accueil n’avait pas envoyé ses agents secrets à temps pour me récupérer…
Incapable de crier mon mécontentement, incapable de m’éloigner de la place qui faisait de moi son prisonnier, j’étais la cible des regards affutés de toutes les racailles. Si je n’étais pas qu’un sac, j’en aurais tremblé de peur. Les minutes défilaient à un terrible rythme, il y avait peu de chances pour qu’on me retrouve entier. On avait assuré à Marie que si l’on me retrouvait, on me rendrait à elle… le lendemain. Elle n’avait plus qu’une solution : appeler l’hôtel pour demander qu’on les accepte, son amie et elle, malgré son défaut d’identification. Elle comptait bien sur son téléphone pour résister à la panne de batterie, malgré ses 10% restants.
_ Bonjour, dit-elle lorsqu’elle entendit la voix à l’autre bout du fil. Je suis bien à l’hôtel Superclass ?
_ Oui madame, que puis-je pour vous ?
_ Je vous appelle parce que j’ai fais une réservation de quatre nuits qui commence ce soir au nom de Buzzon à votre hôtel. J’ai malheureusement perdu mon sac, dans lequel étaient mes réservations.
Pendant quelques secondes, elle se crut tirée d’affaire. C’était sans compter sur ce fichu sort qui s’acharnait sur elle. La voix de l’hôtesse se fit entendre de nouveau.
_ Je suis désolée, madame, mais nous n’avons aucune réservation à ce nom.
Le sang de Marie ne fit qu’un tour dans ses veines. Sa paranoïa ressurgit d’un coup : D’abord, on lui donnait envie de s’asseoir dans un wagon, alors qu’elle savait parfaitement qu’elle ne devait pas, après on lui piquait son sac, et maintenant quelqu’un annulait ses réservations dans son dos ! Et comme si ça ne suffisait pas, elle avait l’impression que quelqu’un riait de sa peine, à l’autre bout du fil.
_ Vous vous moquez de moi ? Se mit-elle à crier. J’ai perdu mes papiers d’identité, tout mon argent, mon ordinateur et mes réservations, vous m’annoncez qu’il n’y a aucune chambre à mon nom dans votre hôtel, et en plus vous osez vous moquer de moi ?!
_ Ah mais non, pas du tout, madame…
_ Alors c’est la petite Sirène que j’entends rire derrière vous ?
_ Mais madame…
_ Et puis c’est pas madame ! Je le sais quand même, j’ai fais la réservation au mois de décembre sur internet !
_ Attendez, c’était sur internet ? C’était via un autre site de réservation d’hôtel ?
La voix de l’hôtesse d’accueil prit Marie de court, et sa paranoïa en prit un coup.
_ Euh oui.
_ Mais il fallait le dire tout de suite madame. Nous ne gérons pas les commandes par internet, c’est ce site qu’il faut appeler.
Se rendant compte qu’elle était probablement passée pour une folle furieuse, doublée d’une sale garce, Marie s’excusa platement pour avoir cru que l’hôtesse se moquait d’elle avant de récupérer le numéro du standard du site internet sur lequel elle avait fait sa réservation. Moi, j’assistais alors, impuissant, à la fouille minutieuse de mes rayons. Je rêvais d’être un chien pour mordre jusqu’aux os les mains qui s’infiltraient. Mais je ne suis qu’un sac, et c’est en sac que je pus sentir les doigts agiles extraire le porte-monnaie de Marie. Qu’allaient-il chercher ensuite ?
Marie était rassurée. Elle avait appelé le standard du site en ligne, et on lui avait assuré que la perte de ses papiers n’était pas un problème. Elle savait aussi désormais que, si j’étais retrouvé, je lui serais rendu le lendemain. C’est donc en priant tous les dieux de la Terre, mais rassurées à l’idée de ne pas dormir à la rue comme des clochardes, que les deux jeunes femmes décidèrent de prendre à nouveau le RER B en direction de Villepinte. Il était environs dix-neuf heure trente. Elles avaient respectivement 5% et 8% de batterie sur leurs téléphones, sans compter qu’il faudrait utiliser l’un des deux pour son interface GPS, histoire d’arriver jusqu’à leur hôtel. Elles attendirent sur le quai… quand soudain, le téléphone de Marie sonna. Elle décrocha :
_ Mademoiselle Marie Buzzon ?
_ C’est moi.
_ J’ai votre sac.
Elle voulait tant y croire… mais n’y parvenait pas. Elle demanda plusieurs fois à l’homme au bout du fil de répéter, ce qu’il fit. Si j’avais été autre qu’un sac, je lui aurais bien ordonné de jouer au loto, car elle aurait sans doute gagné la cagnotte. L’homme lui donna rendez-vous à la gare de Lyon, c'est-à-dire à l’opposé de l’endroit où elle se trouvait. Mais à cet instant, peu lui importait… leur attente fut longue et expliquée par une voix dans l’un des haut-parleurs de la gare : « Mesdames et messieurs, en raison de la présence d’un bagage suspect dans l’un des wagons, le RER B est retardé d’environs une demie heure ». Les deux amies échangèrent un regard et éclatèrent d’un même rire, violent tant elles étaient soulagées.
En réalité, la personne qui avait fouillé dans mes rayons s’appelait Martin Rivel. Il était gendarme, et venait de finir son service pour la journée. Lorsqu’il m’avait vu, pauvre sac solitaire, affublé d’un porte-clés au bout duquel pendaient deux peluches, l’une en forme de loup déguisé en agneau, l’autre en forme de chat en combinaison de ski, il s’était vite rendu compte que ma propriétaire m’avait oublié. Et ce n’était pas le jeune homme qui, à défaut de dormir comme le croyait Marie, cuvait en réalité la vodka qu’il avait terminée avant de s’installer dans le wagon, qui dirait le contraire. Monsieur Rivel avait cherché les papiers d’identité de Marie, puis avait appelé le site de réservation d’hôtel, pour connaitre le numéro de la jeune femme. Il avait ensuite réussi à la joindre, pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Une fois arrivées à la Gare de Lyon, les deux jeunes femmes attendirent quelques minutes… elles eurent donc la possibilité de détailler les petites collégiennes qui se disputaient à cause d’un garçon, les voyageurs qui venaient pour longtemps et traînaient des valises énormes – et n’en avaient pas oublié, EUX – et les hommes d’affaire qui se pressaient comme des fourmis ou qui appelaient un taxi plus loin. Le temps paru long, très long. Marie eut l’impression que Paris toute entière s’écoulait sous ses yeux.
J’étais au bras de ce type – enfin, il me tenait par les hanses – quand il quitta le wagon qu’il occupait. Parmi la foule, il put se faufiler aisément, et pour ma part, je ne vis que des jambes et des derrières, jusqu’à ce qu’il sorte enfin à l’air libre. Devant nous, se trouvaient deux jeunes femmes l’une avec une simple valise, l’autre qui était si surchargée qu’elle avait oublié son sac le plus important. Les deux peluches pendues à mon côté se balançaient joyeusement, et j’avais l’impression d’être léger. Marie aurait pu me reconnaître parmi tant d’autres. Évidemment, je suis exceptionnel !
Ma propriétaire manqua de sauter dans les bras de mon sauveur. L’homme expliqua en quelques mots comment il était parvenu à joindre Marie, et la rassura en disant que je n’avais rien subi. Après l’avoir remercié un bon paquet de fois, les jeunes femmes quittèrent le gendarme pour repartir vers leur destination finale : Villepinte. Il était vingt-et-une heure trente, quand elles arrivèrent. La batterie du téléphone de Marie était à 5%, et celle de Julie à 7%... si elles avaient pu prendre un bus, le chemin jusqu’à leur hôtel n’aurait pris que deux minutes… seulement, à l’heure qu’il était, il n’y avait plus aucun bus. Le chemin qu’elles devaient emprunter leur prendrait trois quart d’heures. Comme Marie traînait la patte, à cause de ses valises lourdes, cela fut un peu plus long que prévu. Elles arrivèrent à l’hôtel à vingt-trois heures trente, et n'eurent à se plaindre que d'un manque de sommeil à la fin de leurs quatre jours de salon.
Quelle est donc la moralité de cette histoire ? A votre avis, que devrais-je dire ? Qu’il ne faut pas désespérer, même dans les pires situations ? Qu’il faut apprendre à ne pas être une tête de linotte ? Qu’il ne faut pas emporter plus d’affaires que l’on est capable de garder en tête ? Ou qu’il faut jouer au loto quand on a une chance comme celle-là ?
Bien sur que non ! Voici ma morale : Ne vous asseyez jamais dans le RER B.
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