Les rouages gargantuesques de l'insaisissable
Chapitre 1
Néant. Noir. Vide. Rien.
Il courait les yeux fermés, s’enfonçait dans les bois obscurs d’un conscient retranché à ses limites. Les tourments et les questions avaient disparus pour laisser place à une quiétude inexpliquée. Bip. Le nouvel ordre du cosmos était régi par un hurlement mécanique au son synthétique, qui, à intervalle régulier venait bousculer ses sens. Il fut emparé de cette poigne glacée et réconfortante d’une mort radicale. Etait-ce l’au-delà ? Un enchaînement d’images et de sensations dirigé par la main d’une déité inconnue. Bip. L’homme se retrouva éperdu à l’orée d’un bois qui ne menait nulle part, seulement sur un sentier plus sombre. Il n’avait encore jamais remarqué la récurrence de cet éclat sonore. Des spasmes lui tordirent les tripes quand il sentit l’esprit ancestral poser son oeil incandescent sur ce qu’il abandonna derrière lui. Il ne sentait plus la douleur comme s’il s’agissait d’un phénomène mécanique oublié, le vestige d’une vie vécue et consumée. Bip. Et la douleur revint avec la lueur de la prunelle inquisitrice qui perça les cieux. Le doute revint également et il trébucha dans sa course, le pied fauché par une souche d’un de ces nombreux chênes aux écorces mortes.
Le visage englouti par la boue et les mains enfoncées contre son thorax, il restait immobile, obnubilé par la lueur persistante qui perçait son âme. Il savait pertinemment qu’il devrait saigner, du sang de ses veines ou celui de son âme, pour échapper à cette malédiction. Bip. La douleur étreignit son coeur, puis ses membres. Ses paupières closes tremblaient spasmodiquement tant il avait peur d’ouvrir les yeux sur le cauchemar dans lequel il était. Elles étaient scellées par une aura insaisissable, peut-être était-ce lui, peut-être était-ce autre chose. Il hurla contre la boue, fit vibrer ses cordes vocales et redressa son visage pour hurler face au monde. Il balaya sa peur en la noyant dans un océan de bravoure. L’homme grisonnant fit éclater les vaisseaux sanguins de son visage pour parvenir à ouvrir les yeux. Il était aveugle.
Bip. L’oeil de Dieu et ses flammes inquisitrices étaient là et lui embrasaient la vue. Il se souvint soudain. Klaxon, hurlements, réflexe, parechoc. Ses sens furent de nouveaux bouleversés par ce qui était à ses yeux la seule illusion suintante de vérité. Bip. Sa poitrine fût compressée d’une force inconnue et contraignante. Il eut le souffle coupé. Bip. L’insaisissable ne peut être saisi, mais il peut saisir. Ce fût sur ce dernier songe qu’il abandonna l’idée de s’accrocher à ses hallucinations. Il fit la paix avec son âme et le monde, dressa ses prunelles sur le cercle ardent et dressa les bras comme s’il s’abandonnait corps à et âme au Jugement de l’Oeil.
Le hurlement mécanique signa la fin de ces perceptions fallacieuses et il devint sourd. Privé de sens, il était confus sur l’existence même de sa propre existence, il ne pouvait que ressentir la sueur sur ses paumes. Bip, bip.
L’intervalle n’était plus le même, les choses allaient changer et il pourra enfin obtenir le repos dont il était privé depuis si longtemps. L’astre ardent disparu de sa vision en un flash luminescent et tout devint silencieux.
Il expia ses pensées et ses péchés en un dernier soupir qui lui sembla durer de longues minutes. Reddition et rébellion. Ses paupières s’ouvrirent et ses oreilles purent ouïr, le silence d’abord.
L’homme aux cheveux acier vit pour la première fois depuis seize ans, une ampoule brisée couverte d’un dôme d’aluminium, l’astre de Dieu, l’Oeil. Tandis que dans ses poumons s’engorgeait un air pesant, il détourna le visage vers la gauche pour apercevoir un moniteur médical, qui émit un bruit strident.. Bip.
Ses mains couvertes de sueur parcoururent l’espace qu’elles pouvaient atteindre. L’homme tira un drap sur son torse où s’entortillaient des poils et des électrodes liées à un écran qui esquissait des montagnes pixelisées. Un dossier pendait au moniteur, sûrement des références à son état, mais il s’en moquait. Il était cloîtré dans un lit médical et la salle dans laquelle il était confiné ne comportait aucune fenêtre. Hormis le bip récurrent, il n’y avait presque rien, seulement un chant à peine audible, celui d’un oiseau dont il avait oublié le nom. Un accenteur mouchet. Le vieillard esquissa un sourire. Il huma les essences qui imprégnaient ses narines et sourit de nouveau. Il ne savait plus qui il était, il ne savait pas où il était. Mais il savait. Il savait qu’il était en vie, et qu’il se sentait chez lui.
Ses membres étaient endoloris, ils semblaient même pétrifiés par le temps qu’il avait passé à rêver dans le vaisseau de ses illusions. Il décrocha les fils reliés à son torse, arrachant les poils fins à son buste et il dressa son torse. Comme si tous ses organes se balançaient dans un cirque et venaient heurter les parois de son corps, il fut subitement frappé d’un malaise qui le poussa à se recoucher. C’est alors qu’un morceau de papier glissa de son bas-ventre pour se déposer sur son bras, des frais médicaux. Non. Une lettre. Il y reviendrait plus tard, il avait le temps. Il voulait redécouvrir, apprendre et sourire. Sentir le vent caresser ses joues, s’exalter au contact glacé du carrelage sous la voûte de ses pieds. Mais, peut-être pourrait-il saisir l’insaisissable grâce à cette lettre, ne plus être celui à qui tout échappe. Il passa un de ses doigts sur sa langue sèche avant de déchirer l’enveloppe pour enfin déposer son regard usé sur les lettres. Avait-il des lunettes avant ? Il n'en savait rien, mais il voyait mal.
« Théovald, mon cher et tendre, si tu poses ton regard fatigué sur ma lettre, c’est que tu t’es réveillé et que tu n’es pas aux mains de la Pérennité. Après ton accident, j’ai été obligé de te transférer dans notre vieille maison de campagne pour éviter qu’ils ne te mettent la main dessus. J’ai veillé sur toi, prié pour ton réveil. Grincheux et têtu, tu n’as jamais voulu t’éveiller pour sourire à ta femme. Katia, une infirmière m’a aidé à t’emmener chez nous. J’aimerai pouvoir te le dire face à face, mais j’ai dû prendre certaines mesures pour m’assurer qu’ils ne te retrouvent pas.
Le nouveau gouvernement, il nous décime, il tue toutes personnes atteignant l’âge de 67 ans et 3 mois. Théo, ces jeunes sont fous et sont prêts à tout pour assurer la survie de notre monde malgré la surpopulation. Les trois premières années, lorsque l’idée avait été amenée, les gens étaient réticents. Des mouvements ont explosés et ce fut leur occasion de mettre le carnage en marche. Si tu savais tout ce que j’ai envie de te dire, de t’écrire. Je t’aime et je t’aimerai toujours, reste en vie à tout prix. Ne fais pas comme d’habitude, ne gâche pas par simple orgueil la chance que je te donne… »
La lettre possédait encore un verso, mais le vieil homme songea à son nom, à l’écriture qu’il ne connaissait pas. « Théovald », était-ce vraiment son nom ? Il regretta la période où il ne savait rien du tout, ces illusions mâchées qui lui présentaient un chemin prédestiné. Ses neurones plongèrent dans un tourbillon pour former un maelstrom contraire à la raison. Il voulait se rendormir et ne plus lire. Il ne se souvenait plus de cette écriture et de la personne qui se cachait derrière. Il ne comprenait rien à ces explications quant au massacre du troisième âge et il ne voulait pas comprendre. Il ferma ses yeux de nouveau pour s’abandonner à la chanson réconfortante de l’accenteur mouchet. Le vieil homme aux cheveux d’acier, Théovald ne parvenait pas à dormir. Il resta là, yeux clos, souriant face à un avenir incertain.
Son corps était épuisé mais son esprit n’avait jamais connu un telle excitation. Ses neurones s’entrechoquaient pour l’empêcher de s’assoupir. Ses songes refusaient de lui accorder le vide nécessaire au repos. Son corps devint la caravelle conquérante d’un capitaine asservi par son vaisseau. Il savait qu’il ne fermerait pas l’oeil tant qu’il n’aurait pas fouler la terre de ses pieds, soupirer aux bourrasques de vent. Il hissa la lettre sur une table de chevet aux côtés de son lit, bouscula ses entrailles et fit taire ses maux pour finalement se dresser sur ses pieds. Sa tête tourna entre ses épaules, ses genoux tremblèrent tant l’équilibre lui manquait. Il n’en n’avait que faire de l’équilibre, de la raison et de la mort. Son seul désir était de rejoindre cet animal au chant merveilleux, de parcourir une forêt réelle et de s’y perdre.
Il fit ses premiers pas tel un bambin maladroit, frissonnant à chaque fois que sa voûte glissait d’un carreau froid à un autre. Son palpitant s’emballait et heurtait ses côtes au fur et à mesure de sa progression dans la petite salle ; il déglutissait et souriait, pleurait et riait. Le visage du bonhomme déformé par des émotions qui se bousculaient et se grimpaient dessus les unes et les autres, formant une moue indescriptible manipulée par le mystère des sentiments. Il le vit enfin, il vit son faciès et ne put dire s’il s’agissait vraiment de son visage. Celui-ci était reflété dans un miroir accroché à un placard encastré dans le mur devant la porte qui le séparait de la liberté. Il n’y avait pas beaucoup de fioritures dans la pièce, son lit encadré par deux tables et une chaise ; une armoire au bois craquelé mais pourtant entretenu -comme lissé par de la cire- ; un placard et une porte en bois saturée par un peintre amateur qui n’avait pas dû étaler correctement sa peinture rougeâtre. Il ricana soudainement face à sa réflexion sur la peinture, il oublia son visage creusé et détourna ses prunelles du miroir pour poser sa paume sur la poignée de la porte.
Il baignait dans la vérité des émotions et se moquait de tout. Presque tout. La peur rôdait et il la sentait, il avait peur d’être dupé par une machination de son esprit, par ses hallucinations manipulatrices lui faisant croire à une vérité fallacieuse et érodée par l’espoir. Un soupir et il ouvrit la porte en faisant grincer le loquet, il fut frappé d’une chaleur prenante émise par une cheminée hébergeant un feu diminué. Il fût ensuite estomaqué par une autre vision, celle d’une fenêtre ouvrant sur un monde fantastique, un univers parcouru par la lueur du soleil, par les courants et le vent, par les créatures de Dieu qui hantent et font vivre les forêts. Il ne prit pas plus de temps et parcouru la dernière pièce pour finalement passer le dernier obstacle entre lui et la liberté. Sa démarche était fébrile et il risquait de chuter à chaque pas. Ce fut en sortant que le vent et le froid lui firent remarquer qu’il n’était vêtu que d’une simple robe de chambre ouverte qui le présentait à la nature dans son plus simple appareil. Marche, explore. Il renifla pour abreuver ses doutes de l’air pur et de confiance. Il tendait l’esgourde aux bruits d’une nature cruellement sublime, il cherchait à ouïr les animaux en dévorer d’autres, entendre le chant significatif de chaque être vivant comblant le bois.
Ses foulées se firent plus grandes et son âme s’apaisa, il ne doutait plus de rien. Même après avoir trébuché, il souriait au contact du sol, farfouillant l’herbe et la boue de ses mains. Il se mit à rire frénétiquement par saccades. Il pleura de nouveau lorsque sa béatitude atteignit son paroxysme. Corps et esprit ne firent plus qu’un, un rien. Théovald finit par s’étendre à l’orée du bois pour s’imprégner des vibrations de la terre et de la vie qu’elle recèle. Il crut s’assoupir mais fût secoué par une partition qu’il reconnut, celle de l’accenteur mouchet. Il se mit en tête de parcourir les arbres pour s’approcher de la créature terne au plumage brun. Ses pieds heurtaient l’herbe grasse et la mousse, ils vacillaient entre les vestiges d’une nature intacte qui ne laissait rien présager d’une existence humaine.
C’est en s’arrêtant contre un pin qu’il entendit une autre mélopée différente de celle de son mouchet. Il ne savait plus combien de temps et sur quelle distance il avait vagabondé. Ses oreilles le guidaient dans cet enchevêtrement labyrinthique d’arbres et la mélodie du mouchet disparut pour laisser place à un sifflotement bien moins apaisant, aux notes plus humaines. Les pins craquèrent sous le vent méditerranéen. La mélodie du sifflement humaine était saccadée et semblait provenir de loin. Elle était la signature d’un homme s’affairant à un labeur assommant. Théovald voulut découvrir son auteur pour rencontrer un visage humain et obtenir des explications mais il pensa à la lettre et ce qu’elle impliquait. Ses sourcils broussailleux s’arquèrent et il fit volte-face pour rebrousser chemin. Un ange lui apparut, portant une badine sur l’épaule. L’ange le fixait sans bruit, il devait être posté là depuis quelques instants déjà. Sa bouche s’entrouvrit comme s’il affichait volontairement une moue stupéfaite. L’ange était un enfant qui devait avoir dix ans. Il était emmailloté dans une veste kaki bien trop grande pour lui. Le vieillard le gratifia d’un large sourire avant d’avancer d’un pas pour engager le rapprochement. Une branche craqua sous ses pieds et ce craquement fut le déclencheur d’une fuite précipitée. L’enfant s’en alla en courant entre les pins, sans avoir prononcé un seul mot. Le bruit de sa course s’estompa tandis que certains oiseaux quittèrent les arbres entre lesquels l’ange passa. La mélodie de la nature revint et Théovald était bouleversé, il ne comprenait toujours rien et demeurait inconnu, l’Insaisissable s’emparait de nouveau de ses pensées.
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