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Écrit en écoutant notamment : Sunhiausa – A Five-Quarter Waltz in D#
Ce devait être l’heure de la prière. Pourquoi ne pas s’y joindre ? Il n’avait jamais vraiment approché ce milieu, ses parents n’étant absolument pas pratiquants. Peut-être qu'un soupçon de spiritualité l'aiderait à imaginer son quotidien sous une autre facette. Sa routine des derniers mois le déprimait : avec le travail intense, il en était réduit à traîner sur la même appli de rencontre tous les week-ends, tout ça pour des plans où il ne prenait qu'un plaisir très marginal, éphémère. Pas étonnant que tout ait lâché d'un coup aujourd'hui.
Il descendit au rez-de-chaussée et déambula une minute avant de trouver la dame qui l’avait accueilli en fin d’après-midi.
- Dis donc, ça souffle fort ! dit Aymeric en voyant les arbres du verger plier sous la force des rafales.
- Oui, vous n’avez pas entendu l’alerte météo ?
- Pas du tout, avoua-t-il.
- On pourrait monter à cent-quarante kilomètres à l’heure pendant la nuit. Heureusement que vous êtes arrivés à temps !
- Et pour la… session de prière ? dit-il en sachant pertinemment que le terme n’était pas approprié.
- Il faut juste traverser la cour, c’est en face. Faites attention en sortant et à tout à l’heure !
***
Une demi-heure plus tard, il se retrouvait à table, accompagné des moines et des moniales, ainsi que du seul couple de clients en plus de lui. Après quelques formalités, la conversation s’orienta sur lui et son activité professionnelle.
- Notre société est malade d’individualisme, dit un des frères. La technologie nous donne l’illusion de pouvoir maîtriser parfaitement notre environnement, sans l’aide de personne. Nous poursuivons une quête infinie d’efficacité, de productivité… qui nous empêche de nous connaître réellement. « C’est en donnant que l’on reçoit, c’est en s’oubliant que l’on se retrouve. » disait Saint François d’Assise. En tant que religieux, nous ne nous positionnons pas contre le sens naturel du progrès, mais nous rappelons ce que des siècles de réflexions nous ont apporté.
Rien de très nouveau dans ce discours… pensa Aymeric. Et surtout, plus facile à dire qu’à mettre en pratique.
Le repas achevé, il ne s’éternisa pas à table. Il salua la modeste assemblée, remonta dans sa chambre et déverrouilla son ordinateur.
Chapitre 17
[...]
Le tram me dépose à quelques dizaines de mètres du lycée. Ce sera peut-être la dernière fois que j’y mets les pieds, mais aucune sensation particulière à noter. Surtout, je me fiche pas mal de mes résultats au bac : tant que les résultats d’analyses, prévus pour aujourd’hui, sont négatifs, tout ira bien. Je peux recommencer mon année mais pas ma vie.
De nombreux groupes d’élèves des autres Terminales s’exclament bruyamment en jouant à se faire peur. Dans le lot, seulement deux ou trois passeront par les rattrapages…
Dès que j'aperçois Loïc, je quitte les rives de l’Escaut et me dirige vers lui. C'est vraiment un ami en or : il a accepté de ne pas comprendre, mais m'a toujours soutenu face aux remarques extérieures. Cinq minutes après, les grilles du lycée s’ouvrent enfin et laissent s’écouler une masse d’élèves à la fois anxieux et surexcités. Le flot converge immédiatement vers les panneaux installés de part et d’autre du bureau de Vie Scolaire.
Une fois que le gros des troupes s’est dispersé, je m’avance avec Loïc vers les résultats.
- Whaou ! Mention Très Bien ! s’exclame mon ami. Et alors, toi, tu l'as eu ?
Je descends la liste par ordre alphabétique :
- Admis, lâché-je.
- Trop cool !
Il s’approche de moi… et me serre dans ses bras. Mon corps sursaute mais je me laisse faire : en fait, il est tellement habitué à traiter des stimuli négatifs depuis des mois que tous mes sens plantent simultanément.
Lorsqu'il me relâche, je me rends compte que j’ai oublié pendant quelques secondes que ma journée n’est pas finie…
[...]
Aymeric se souvenait encore seconde par seconde du résultat d’analyse définitif, quelques heures après sa réussite au bac et son 11,56 de moyenne. L’attente avait été à peine moins pire que la première fois. Il avait déjà réussi à ne pas s’évanouir…
Négatif. NÉGATIF !!! C’était bon, tout rentrait dans l’ordre ! À peine sorti dans la rue, il avait balancé son poing de rage sous le regard stupéfait des passants. Tout d’un coup, il avait eu l’envie de vivre, de faire la fête, de voir ses amis, de boire, de danser comme un hystérique. Il avait immédiatement appelé Loïc afin de décider d'un plan pour la soirée. À partir de ce moment, il pouvait s’amuser sans aucune limite.
Ses parents avaient même été ravis de découvrir qu’il s’était bourré la gueule pendant une partie de la nuit… Il était comme ressuscité.
***
Une semaine plus tard, il avait rejoint la Bretagne en train. Ses grands-parents habitaient de l’autre côté du village, et à l’époque, il n’était passé qu’une ou deux fois dans le coin de l’abbaye, sans jamais s’y arrêter. Le programme de ses journées n’était pas compliqué : grasse matinée, plage, randonnée, pêche avec son grand-père et Scrabble avec sa grand-mère.
Un matin, il avait déniché dans une armoire de vieux carnets en cuir foncé et aux pages jaunies.
- Ce sont les mémoires de guerre de mon père, lui avait dit sa grand-mère. Tu peux les regarder, c’est assez fascinant.
Aymeric avait profité d’une averse typiquement bretonne pour s’installer dans sa chambre et ouvrir ces notes d’une autre époque. Les lignes manuscrites lui donnaient l’impression d’être aux côtés de l’auteur. Très déstabilisant comme sensation ! Il avait aimé la manière dont la mobilisation, l’attente, puis la débâcle de juin 40 étaient racontées. C’était un mélange de récit et de journal intime, avec un choix de mots assez familiers, même si quelques expressions lui étaient inconnues, sûrement passées de mode.
Il s’était arrêté aux deux tiers et avait sorti son téléphone. Il avait eu envie de faire pareil, avec sa propre histoire des derniers mois. En même temps, il s’était souvenu de quelques soirées passées à traîner sur un forum où des gens publiaient des histoires gays. Il ne lui avait pas fallu plus d’une heure pour écrire un gros morceau de texte qui commençait au moment de la soirée chez Antonin, celle qui avait marqué le début de son aventure. En quelques minutes, il avait créé son compte et son sujet. Le titre lui était venu rapidement : « Alors, tu l’as eu ? », en référence à l’ambiance et aux résultats du bac. Il n’avait pas souhaité un titre trop sombre en référence à son parcours médical, car au final, tout s’était bien terminé.
Il avait posté son premier chapitre avant de ressortir avec son grand-père. Ils étaient tous les deux descendus dans la baie aller pêcher des coques. Aymeric trouvait toujours très amusant de piétiner le sable à reculons pour faire remonter les coquillages. Le temps alternait encore entre soleil et averses fines, mais ces dernières ne le dérangeaient pas. Il s'émerveillait devant les arcs-en-ciel, simple ou doubles, surgissant devant chaque gros cumulus.
Ce n’est que le soir, vers onze heures, qu’il s’était reconnecté sur le forum. Deux cents lecteurs, déjà ? Plusieurs commentaires demandaient la suite de l’histoire dans les plus brefs délais. Il avait obéi sans tarder. Un deuxième chapitre peu avant minuit ; le suivant vers une heure du matin, avant de s’endormir devant son écran. Le fait d’écrire était addictif et lui donnait un sentiment de liberté et de puissance grisant.
Une semaine plus tard, il avait déjà posté une petite vingtaine de chapitres racontant la fin de son année de Terminale. Il avait été fasciné par les dizaines de personnes suivant assidûment chaque publication, même au milieu de la nuit. En partageant son histoire, c’était comme si toute la honte, toute l'angoisse, ressentie au plus profond de lui-même, se diluait parmi des centaines, peut-être des milliers d’âmes : tout juste la dose qu’il fallait pour provoquer un pincement au cœur.
Il redoutait le moment où le récit rattraperait l'instant présent, il n’aurait plus rien à raconter !
Finalement, la solution était venue d’elle-même les jours suivants.
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