Partie III : Elizabeth
Le dîner fut le plus froid et le plus gênant que Thomas n'ait jamais connu. Mrs de Haunsford l'ignora royalement, et le peu de paroles qu'elle lui adressaient étaient tranchantes et purement formelles. Sa fille resta muette, les yeux plongés dans les profondeurs de son assiette pleine et Mr Coynal tenta a plusieurs reprises d'animer le repas, en vain. Chaque fois qu'il se permettait de s'enquérir auprès de Thomas, sa sœur lui jetait un regard noir et persistait jusqu'à ce qu'il laisse tomber. Le peu qu'il apprit de lui fut son départ prévu pour le lendemain, car il se hâtait de retrouver sa femme et ses fils en bas âge. Il lui communiqua également que les Hoperst donnaient un bal la semaine suivante, et qu'il y était invité, afin de lui souhaiter la bienvenue. Thomas lui promit qu'il ne manquerait pas de s'y rendre et, enfin, après une longue nuit de sommeil, il prit congé de la seule personne agréable de ce manoir. Il passa la journée à trier des papiers, répondre aux lettres de voisins conviviaux, régler quelques petites dettes et finaliser le transfert de l'argent à sa jeune sœur. Lorsque la nuit finit par recouvrir Haunsford, il dîna en silence en compagnie de Mrs et Miss de Haunsford et se dirigea vers la pièce qu'il avait délaissé la veille. Aucun son du piano ne se faisait entendre à travers le bois épais de la porte, et il pensa un instant que la jeune fille s'en était allée, mais alors qu'il poussait légèrement la porte par curiosité, il la vit et son cœur se mit à battre promptement. Sous la luminosité blanche de la pleine lune, elle fixait par la fenêtre un point imaginaire. Sa longue robe blanche tombait au sol avec souplesse et dextérité et dans son dos sa cascade de cheveux châtains claires presque blonds brillait. Sa peau était si lisse, si blanche, qu'un instant Thomas se demanda si elle était malade ou s'il s'agissait d'un effet naturel de son épiderme.
-J'avais cru que vous ne reviendriez jamais.
Pris sur le fait, Thomas entra dans la pièce, les mains dans le dos et l'air hautain.
-Je ne vous ai point vu dîner avec nous, ni hier, ni aujourd'hui.
-Croyez-moi, vous finirez par faire de même une fois que vous connaîtrez ces deux vipères.
-Vous les jugez bien défavorablement.
-Et je suis certaine que votre opinion correspond à mon jugement, après quelques heures passées avec elles.
Un sourire du garçon lui donna raison.
-Pardonnez-moi pour l'insistance, mais j'aimerais beaucoup connaître votre prénom.
Ses yeux transparents se plantèrent dans son regard et il vacilla quelques instants, sans vraiment en connaître la raison.
-Elizabeth. Elizabeth de Haunsford.
-Thomas Lingsing.
-Je le savais déjà, sourit-elle. Pourquoi vous installer dans ce trou perdu ?
-Il fallait bien que je trouve un endroit où vivre convenablement.
-Mais vous êtes riche, vous auriez très bien pu vous emparer de l'héritage de votre famille.
-C'est... une longue histoire.
-J'aime beaucoup les longues histoires.
Thomas hocha la tête et s'assit sur le tabouret du piano, alors que Elizabeth se détourna de la fenêtre pour l'écouter parler.
-Ma sœur, Victoria, s'est éprise d'un homme aux maigres revenus et au statut à la limite de l'exécrable. Ma mère l'a reniée aussitôt appris la nouvelle, mais il m'était impossible de faire de même. Je l'aimais trop pour m'éloigner, aussi ai-je commencé à économiser pour elle. Victoria est une âme tendre, mais têtue. Son objectif est de replacer son amant dans la société, à une place convenable pour pouvoir réaliser un mariage digne et honorable. Je lui ai promis de lui laisser la maison familiale, pour lui épargner l'embarras du loyer. Je lui ai versé les trois quart de l'héritage de mon père, car après mes études, j'avais pour but obtenir un travail à Londres et m'installer dans la capitale. Ma mère a été forcée d'accepter la situation et aussitôt la nouvelle d'un héritage dans le Derbyshire parvenu, elle s'est empressée de m'écrire une lettre pour me convaincre d'accepter.
-Votre sœur a bien de la chance d'avoir un frère aussi aimable que vous.
-Heureusement oui. Mais je l'aime trop pour pouvoir regretter quoi que ce soit. Je préfère qu'elle se marie par amour et vive heureuse plutôt qu'elle se tue à cause d'une alliance invoulue.
-Voilà une pensée qu'il est rare de trouver de nos jours en Angleterre, surtout chez un homme. J'aimerais beaucoup rencontrer votre sœur.
-Elle est très frivole et énergique.
-Peu importe. Un peu d'humanité à cette maison ne ferait pas de mal.
Thomas se leva soudainement et reprit :
-Les Hoperst donnent un bal bientôt. Me permettez-vous de vous inviter à être ma cavalière ?
Elle ouvrit la bouche de surprise, mais la referma aussitôt. Elle semblait méditer sérieusement sur la question et lâcha finalement :
-Ce serait un plaisir.
Une fois accordés, ils se saluèrent et se séparèrent. Dans la nuit, une mélodie joyeuse et entraînante envahit le manoir et Thomas s'endormit l'esprit emplit de sentiments affectueux.
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