Tous les yakuzas font de la taule
Hide avait renvoyé ses hommes à Tokyo. Après les réjouissances officielles à l’auberge de luxe, nous étions les seuls à avoir l’honneur de passer le Nouvel An avec le big boss et sa femme. Un honneur dont je me serais bien passée !
Nous fîmes le voyage dans le jet privé de Nobutora. Encore une fois, Hide passa l’heure de vol avec lui à discuter de choses sûrement très importantes, entre hommes, tandis que j’étais reléguée à l’arrière avec Saeko. Je ne parlai pas trop avec elle et fis mine d’être absorbée par les nuages. Lorsque je croisais son regard, je lui faisais un petit sourire crispé, auquel elle répondait avec un mouvement aimable de la tête, l’air impassible.
À l’aéroport, on faillit me faire le coup de la voiture des femmes : il y avait en effet deux berlines qui nous attendaient. Heureusement, Hide prit les choses en main en permettant à sa « belle-mère » de monter avec son mari, ce qui, pour moi, était la moindre des choses.
— Je ferai le voyage avec Lola, insista-t-il, sans doute parce qu’il avait vu mon expression paniquée.
— Merci, lui soufflai-je une fois dans la voiture, me serrant contre lui. Je ne voulais pas faire le voyage seule avec Saeko.
Hide tapota ma main, mais il regardait dehors, visiblement embarrassé de se faire câliner devant le chauffeur.
— Pourtant, elle avait sûrement envie de pouvoir discuter seule à seule avec toi, dit-il. Je suis sûr que vous avez plein de choses à vous dire.
Je retins une remarque cinglante.
— Cette femme est une énigme pour moi, lui avouai-je. Quand je pense à tout ce qu’elle a supporté durant sa vie ! Les innombrables maîtresses de son mari, ses absences. Les gosses faits à d’autres femmes. Et surtout, le fait d’être systématiquement tenue loin de tout ce qu’il faisait, reléguée au fond de la cuisine...
Hide n’aimait pas que je critique ses parents adoptifs. Pendant toute ma tirade, il avait évité de me regarder. Mais lorsque je mentionnai la cuisine, il se tourna vers moi, le sourcil levé.
— Reléguée au fond de la cuisine ? Saeko n’a jamais fait la cuisine de sa vie. Elle est née dans une maison de geishas à Kyôto, où ils avaient leur propre cuisinière.
J’avais failli oublier. Dans ce milieu, les femmes étaient toutes des « geishas », dans la totale acception du terme.
— Tu sais ce que je veux dire. Son mari dirige une « entreprise » qui emploie plusieurs dizaines de milliers d’hommes, et elle ignore tout ce qui s’y passe...
— Saeko est parfaitement au courant des affaires de son mari, me coupa Hide. C’est elle qui a dirigé l’organisation pendant son séjour en prison, il y a cinq ans.
— Nobutora a fait de la taule ? m’écriai-je, surprise.
— Plus d’une fois. Tous les yakuzas font de la taule... c’est même un rite de passage, quand tu es une jeune recrue.
— Super... Promets-moi que tu ne retourneras pas en taule, Hide.
Il ne répondit pas. Et comme j’insistai, en lui secouant l’épaule, il me lâcha cette phrase inquiétante :
— Je ne peux pas te le promettre.
— Pourquoi ? Tu comptes assassiner quelqu’un ? Jure-moi que non ! L’inspecteur Uchida a dit que tu étais sur la sellette... au moindre faux pas, ils te sauteront sur le poil !
— Si le boss me demande de faire de la taule, je ferais de la taule, répondit-il sans me regarder. C’est comme ça. Ça fait partie des règles des yakuzas.
Je n’en revenais pas.
— Eh bien, quitte les yakuzas... ! C’est pas ce que tu voulais faire, d’ailleurs, il y a encore six mois ?
— Les choses ont changé.
— En quoi ?
— Il y a six mois, je pensais devoir faire yubitsume pour avoir causé du tort au clan, avoua-t-il, les sourcils froncés. Mais maintenant, le boss a besoin de moi.
J’en aurais pleuré. Mais Hide était visiblement déterminé, et sûr de ce qu’il disait.
— Qu’est-ce que t’es en train de me dire, là, Hide ?
— Tu as très bien compris.
— Si Onitzuka ne t’avait pas pardonné le clash avec le Si Hai Bang, tu te serais coupé le doigt, c’est ça ?
— On ne quitte pas l’Organisation aussi facilement.
— Donc, tu vas devoir rester un yakuza et servir Onitzuka jusqu’à ta mort ?
— Jusqu’à ce qu’il coupe les liens de lui-même et me bannisse, oui. Donc, tu ferais bien de te faire à l’idée de te comporter en femme de yakuza. C’est ce que toi, tu m’avais juré, tu te souviens ?
Bang. C’était la première fois que Hide me prenait à partie comme ça. Son attaque me coupa le sifflet, et je gardai le silence pendant tout le reste du trajet.
Le « château », avec tous ses arbres qui avaient perdu leurs feuilles et ses grandes allées de cailloux blancs qui luisaient faiblement dans le crépuscule, me parut sinistre. Il faisait un froid à fendre les pierres. Les voitures s’arrêtèrent devant la porte principale, et deux gorilles en costume vinrent nous ouvrirent les portières et décharger les bagages. La grande porte avec le paravent dans le fond et les armoiries du clan était fermée par une simple barrière de bambou. Nobutora se dirigea d’office vers le jardinet, suivi par Saeko, et Hide. Ce dernier me jeta un petit regard par-dessus son épaule, pour être sûr que je suive. Visiblement, en famille, les Onitzuka utilisaient la petite entrée des gueux.
— Prenez vos aises, nous dit Saeko une fois que nous fûmes tous à l’intérieur. Satsu a préparé les bains... Lola, voulez-vous y aller maintenant ?
— Après vous, Saeko.
— Non, ce sera d’abord vous deux. Nobu et moi passerons après.
J’étais soufflée qu’elle fasse passer le big boss du clan en dernier, et encore plus qu’elle l’appelle « Nobu » devant moi. Mais c’était l’une des nombreuses exceptions qui confirment les règles incroyablement complexes gouvernant cette société : j’avais commencé à saisir que les gens les utilisaient à leur convenance, et leur faisaient dire ce qu’ils voulaient.
— Merci, o-kâsama, la remercia Hide. Lola, vas-y. Elle va te montrer où c’est.
— Pourquoi n’y allez-vous pas tous les deux ? proposa Saeko. Les bains sont grands. Vous n’avez pas trop eu l’occasion d’être seuls entre mari et femme, n’est-ce pas ?
Je baissai la tête, jetant un petit regard discret à Hide pour jauger sa réaction. Il était encore plus embarrassé que moi, si c’était possible. Ses hautes pommettes avaient pris une légère couleur rouge, et ce n’était pas dû au saké cette fois.
— O-kâsama... objecta-t-il à mon grand regret.
Heureusement, Saeko était mon alliée sur ce coup-là.
— Allez, va lui montrer la salle de bains, Hidekazu. Prenez votre temps : Nobu prend l’apéritif devant son émission de télé. Vos affaires sont dans votre chambre.
Hide se fendit d’un bref signe de tête, plus droit qu’un piquet. Je le suivis dans les couloirs, réfrénant le gloussement qui me montait à la gorge.
— Eh bien... murmurai-je à sa hauteur. Je ne savais pas Saeko si coquine !
— Rien à voir. C’est juste pour gagner du temps et nous occuper pendant qu’elle et Satsu préparent le repas.
— Je croyais qu’elle ne faisait pas la cuisine ?
— Il y a un minimum ! De toute façon, on se douche, on se trempe et on sort en vitesse, siffla-t-il, la mâchoire raide. Pas question de se prélasser : le boss attend son tour.
— Ben tu vois, j’avais d’autres intentions, moi... Et tu l’as entendue : le boss savoure son whisky devant son drama coréen... on a largement le temps.
Hide fit comme s’il n’avait rien entendu. Il monta l’escalier en bois lustré quatre à quatre — ces parquets japonais étaient le meilleur moyen de se casser la gueule, selon moi — et après trois bifurcations dans le dédale labyrinthique de l’étage, ouvrit la cloison de notre chambre. C’était la même que la dernière fois. Mon sac y était déjà, ainsi que celui d’Hide, et deux sets de serviettes avec un petit panier en plastique contenant du shampoing, du gel douche, des serviettes-éponges et même une brosse pour se frotter, soigneusement scellée dans son emballage neuf.
— Pfiou, Saeko ne fait pas les choses à moitié ! observai-je en prenant le flacon de Tsubaki, la gamme phare de Shiseido. Tu crois qu’elle avait préparé tout ça en prévision de notre venue, ou c’était déjà prêt dans une petite armoire ?
Hide me jeta un regard bref.
— C’est le B.a.-ba de la maîtresse de maison.
Encore quelque chose que je devais apprendre de Saeko, apparemment.
Elle avait même préparé des yukatas, les kimonos en coton léger qu’on met après le bain. Hide les posa sur le panier et ressortit dans le couloir.
Les bains se trouvaient dans une aile excentrée, à laquelle on accédait par un long couloir recouvert de moquette, d’où on pouvait voir le jardin de derrière. Par les vitres, j’aperçus un pavillon blanc percé d’une unique fenêtre, fermé par un volet blindé. Je le montrai à Hide.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un kura, un entrepôt. L’endroit où on stockait les possessions les plus importantes dans les demeures traditionnelles.
— Tu crois qu’il y a quoi là-dedans ? Des armes ? Un coffre rempli de pognon ?
— Des toiles d’araignées, répondit Hide en me poussant dans le dos. Allez, le boss attend son bain.
Poussant un soupir blasé, je le laissai me driver vers le fond du couloir, où se trouvait une porte coulissante surmontée d’un panneau en lin portant la mention de « yu » — bains. À l’intérieur, c’était presque aussi luxueux qu’au Ginzan, sans les autres clients... je commençai à me féliciter de passer le Nouvel An ici.
Hide avait déjà posé ses affaires dans un panier en plastique. Il m’en donna un, et d’un geste du menton, m’indiqua un petit casier où le mettre. Je commençai à me déshabiller, tout en gardant un œil sur lui. Il mettait un point d’honneur à ne pas me regarder. J’en profitai pour le mater de dos. Je vivais avec lui, mais j’avais rarement l’occasion de voir son tatouage révélé en entier. Lorsqu’il enleva son caleçon, je ne pus résister à l’envie de lui mettre une petite claque amicale sur les fesses. Il se retourna, outré, puis battit en retraite en constatant que j’étais toute nue. Amusée, Je le regardai partir vers les douches comme un gamin timide. Je pris un petit tabouret en plastique et, bassine à shampoings à la main, vins m’asseoir juste à côté de lui.
— Les bains sont grands, marmonna-t-il après m’avoir jeté un bref coup d’œil dans le miroir. Tu aurais pu te mettre n’importe où ailleurs.
— Non, je voulais être avec toi. Et puis, tu as dit qu’il fallait que je me comporte en bonne épouse de yakuza bien gentille, alors je vais t’aider à te frotter le dos.
— Ça ira, merci.
— J’insiste, fis-je en passant mes mains pleines de savon sur son dos tatoué.
Il se laissa faire de mauvaise grâce, puis, au bout de cinq minutes, me tourna les épaules d’autorité pour me rendre la pareille. Son toucher était rude et rugueux, rapide : c’était à croire qu’il faisait tout pour éviter que ce nettoyage mutuel ne dégénère.
— Allez, je vais au bain, décida-t-il en plongeant la brosse dans la bassine. Faut qu’on se dépêche.
Et, après un rinçage rapide, il se leva et se dirigea vers les bains à 40°, sans oublier de rouler des mécaniques. Je le regardai s’éloigner, lui, sa peau tatouée et sa démarche de mauvais garçon : tout cela me donnant bien sûr encore plus envie de l’embêter.
Je le rejoignis dans le bain. Les bras croisés et sa petite serviette posée sur le front, il faisait semblant de dormir, exactement comme la première fois que j’avais pris un bain avec lui. Mais quand, après avoir trempé mon pied dans ce bouillon du diable et décidé qu’il était trop chaud, je décidai d’aller voir ailleurs, Hide rouvrit les yeux. Il pensait que je ne le voyais pas. Son regard me suivit tout le long, alors que j’ouvrais la porte qui menait aux bains extérieurs.
Il y avait un petit bassin en pierre divisé en deux, sous une petite cascade artificielle en forme de gueule de dragon, le tout recouvert d’un petit toit en bambou et en chaume. Je m’y plongeai et fermai les yeux. Je résistai à la tentation de les ouvrir en entendant la porte coulisser. Finalement, Hide m’avait rejointe. Je l’entendis entrer dans l’eau.
— Hé, je sais que c’est dur, mais faut pas trop traîner, murmura-t-il en se posant sur les dalles à côté de moi.
Je rouvris les yeux.
— Tu te souviens la première fois qu’on a pris un bain ensemble ?
— Ouais.
C’était un sujet sensible. Il m’avait conduite là pour forcer un type qu’il soupçonnait d’être une taupe pour le Si Hai Bang à se dévoiler sans mettre en danger Noa. Bien sûr, il m’avait protégée lorsque j’avais été attaquée pendant la nuit, mais cela m’avait exposée aux yeux de ce gang extrêmement violent. Je savais que Hide s’en voulait encore.
— Je te l’ai jamais dit, mais c’est en te voyant marcher devant moi avec tes fesses moulées par ton yukata que j’ai réalisé que j’avais envie de coucher avec toi, lui avouai-je.
— Ah bon ? Moi qui croyais que t’avais peur que je te viole...
— J’avais envie que tu le fasses. J’étais très vexée quand tu es allé dormir à côté.
— Tu m’avais déjà dit non une fois. Je n’allais pas aller contre ça.
C’était vrai. Hide avait toujours demandé très clairement mon consentement, même la toute première fois, lorsqu’il m’avait attachée. Encore aujourd’hui, il me le demandait à chaque fois.
Je laissai aller ma tête sur son épaule. Il mit sa main sur la mienne quand je la posai sur sa cuisse, mais l’empêcha d’aller plus loin.
— C’est pas que ça ne me donne pas envie, mais on n’est pas à l’hôtel, ici, souffla-t-il lorsque je m’assis sur lui. Évitons de mal nous comporter.
— Pourquoi ? On a déjà baptisé la chambre d’amis...
— Ils vont venir se baigner ici après nous, me rappela Hide. En fait, ils attendent déjà. Alors... on évite, ok ?
Il avait raison. Qui aurait cru que Hide se révélerait toujours le plus raisonnable de nous deux ? Certainement pas moi, à l’époque où je l’avais rencontré.
— N’oublie pas de te faire moine, à la fin de ta carrière de mafieux, fis-je en me levant.
— Pourquoi pas ? J’ai plein de choses à expier.
— Je ne te laisserai pas me répudier si facilement, ne compte pas là-dessus !
— Pas la peine de répudier sa femme pour devenir moine. Il suffit de changer de nom et de se raser la tête. C’est même une bonne idée de business... y a pas mal de gokudô qui deviennent moines : ça rapporte bien, et les revenus ne sont pas imposables.
Je pouffai et me baissai pour ramasser ma serviette. Je commençai à connaître son sens de l’humour bizarre, maintenant.
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