Les démons de Kyûshû
Après avoir enfilé nos yukatas — Hide fit le nœud pour moi —, nous rejoignîmes Saeko et son mari en bas. Ils étaient dans le salon familial, de taille beaucoup plus modeste que les grandes pièces de réceptions qui avaient été fermées pour préserver la chaleur dans les autres pièces. Ce type de maison ne connaissait pas le chauffage central.
— Mettez-vous sous le kotatsu, Lola, me proposa Saeko en me montrant la petite table chauffante au milieu de la pièce.
Nobutora était déjà à la place d’honneur, les jambes sous le drap. Il picorait dans une coupelle avec ses baguettes tout en sirotant ce qui devait déjà être son troisième whisky de la soirée. Je lui jetai un petit regard timide en glissant mes jambes sous la table, avec les siennes, tandis que Saeko posait une tasse de thé brûlant devant moi. Je croisai ses yeux noirs, intelligents et brillants, mais contenant également quelque chose d’étrange et de sauvage, comme ceux d’un singe. Tous les yakuzas que j’avais rencontrés jusque-là avaient ce côté animal dans le regard, cette lueur de bête férale capable d’exploser à tout moment. Même Hide.
Ce dernier vint s’asseoir à côté de moi, , rajustant au passage le col de mon yukata sans doute trop ouvert à son goût. Il prit les baguettes que lui donnait Saeko en remerciant de la tête, puis m’en fit passer une paire. Nobutora poussa sa coupelle vers moi.
— Vas-y, goûte. C’est une spécialité de Kyûshû. Je suis sûr que tu n’en as jamais mangé !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des tripes fraîches de poulet, m’apprit Hide en plongeant ses propres baguettes dans la coupelle.
Pendant ce temps-là, Nobutora interpellait sa femme, qui venait de poser une assiette de carpaccio sur la table.
Enfin un truc que je pouvais manger.
— Donne un verre à la p’tite fiancée, ordonna Onitzuka à son épouse.
Elle posa un verre en terre cuite devant moi. Hide, lui, en avait déjà un. Nobutora releva son visage agressif sur moi :
— Thé ou eau ? Et tu le bois froid ou chaud ?
Je le regardai sans comprendre.
— Il te demande si tu coupes ton shôchû avec de l’eau chaude, du thé ou de l’eau froide, intervint Hide en versant des glaçons dans le sien.
— Pur, merci, répondis-je avec un sourire.
Nobutora éclata de rire.
— T’as vraiment bien choisi ta femme, toi ! fit-il en pointant ses baguettes sur Hide. Et elle mange même du sashimi du cheval. Elle est parfaite, j’te dis !
Mes mâchoires cessèrent de remuer. Du sashimi de... cheval.
Saeko, qui venait de s’asseoir, me fit un petit sourire contrit.
— Même moi, je n’en mange pas, m’apprit-elle.
Elle avait presque l’air de s’excuser.
— C’était pas du carpaccio ? murmurai-je à Hide en espérant être discrète.
— Du carpa quoi ? tonna Nobutora, hilare. C’est une spécialité de Kyûshû, pas un truc de ces pédales d’Italiens ! C’est ce que mangeaient les samurais sur les champs de bataille.
Du cheval cru. Je convoquai tout mon courage pour avaler celui que j’étais en train de mâcher, puis rinçai le tout avec une grande gorgée de shôchû. C’était le plus fort que je n’avais jamais bu : ce truc devait décaper l’estomac plus sûrement que du débouche-chiottes, et faire oublier le goût du cheval et des tripes de poulet.
— Les parents de Lola élèvent des chevaux, crut bon de dire Hide.
Les yeux cruels de Nobutora s’arrondirent.
— Pour les manger ??
— Pour les monter, répondis-je avec un sourire forcé.
— Oh ! Je vois. De l’équitation... Hana-chan en fait.
Cela me rappela que je n’avais toujours pas vu la jeune fille.
— Hanako n’est pas là ? demandai-je.
— Elle est en voyage à l’étranger avec ses amies, répondit Saeko. Il paraît que tous les jeunes font ça avant d’entrer à l’université.
— Où ça ? s’enquit Hide en enfournant un morceau de « carpaccio ».
— Aux États-Unis.
— J’étais contre, grogna Nobutora. Mais elle a insisté... cette petite a du caractère !
— Elle a fait la grève de la faim, expliqua Saeko.
La grève de la faim... pauvre Hanako !
— L’an prochain, elle entre à l’université Ritsumeikan, mais je préférais qu’elle se marie rapidement, continua Nobutora. Les études, ce n’est pas bon pour les femmes. Cela retarde inutilement le mariage et ensuite, elles sont trop âgées pour enfanter. Quel âge as-tu, Lola ?
— Vingt-sept ans, grinçai-je entre mes dents serrées. Bientôt vingt-huit.
Je notai le petit coup d’œil d’Hide dans ma direction.
— Bon ! Dépêche-toi de lui faire un enfant, Hidekazu. Ne fais pas comme moi, qui ait bêtement attendu le dernier moment pour proposer le mariage à Sae...
Cette dernière baissait la tête, humiliée.
— Il n’en veut pas, annonçai-je avec un large sourire. Et moi non plus. On est déjà trop d’humains sur Terre, de toute façon.
Nobutora faillit s’étouffer dans ses tripes de poulet, mais Saeko le calma d’un regard qui me frappa par son autorité.
— Vous êtes encore jeunes, fit-elle, diplomate. Vous avez encore le temps.
— Pas lui ! tonna Nobutora en pointant Hide du doigt. Je l’ai nommé numéro 3. Tous les ambitieux de ce pays vont vouloir lui trouer la peau, maintenant ! Faut qu’il lui fasse un fils en vitesse, à sa petite poupée française. Vu la largeur de ses hanches et la taille de ses seins, ce sera une bonne mère. Ces Occidentales tombent facilement enceintes !
Je posai mes baguettes, outrée. Nobutora m’avait coupé l’appétit. Mon regard croisa celui d’Hide, qui tapota dans le dos de son boss.
— Oyaji, pourquoi ne pas prendre votre bain maintenant ?
— Non, bougonna le vieux singe. Les sushi arrivent !
— Satsu les a gardés au frais, intervint Saeko, qui avait très bien compris la manœuvre de diversion d’Hide. Mieux vaut que vous preniez votre bain maintenant, mon chéri. Ensuite, vous aurez trop bu...
— Tu crois que je ne sais pas boire ? aboya-t-il en frappant la table du poing. Je peux en descendre encore cinq comme ça et rester parfaitement clair !
Je me raidis, alors que les couverts et les baguettes rebondissaient sur la table. Nobutora prétendait tenir l’alcool, alors qu’il était déjà saoul. Hide décida une fois de plus d’intervenir.
— Mais pas moi, fit-il en aidant son boss à se relever. Venez, je vais vous accompagner.
Hide se sacrifiait en allant reprendre un bain. Il me laissait seul avec Saeko, qui me souriait, gênée.
— Ne lui en tenez pas rigueur, dit-elle en remplissant à nouveau ma tasse de thé. Les hommes sont comme ça.
Pas tous, non, songeai-je intérieurement. Je lui étais tout de même reconnaissante du répit qu’elle m’offrait en me versant autre chose que de l’alcool. Je ne voulais pas finir la soirée bourrée.
— Vous savez, Nobu s’est toujours montré très patient avec moi, continua-t-elle. Il ne m’a jamais reproché de ne pas lui avoir donné d’enfant.
Normal, s’il en avait ailleurs, et vous a épousée tard...
— C’est vrai que je pensais d’abord à ma carrière, et que je faisais tout pour ne pas tomber enceinte, même alors qu’il me patronnait. Cela m’aurait forcé à abandonner le métier de geisha que j’adorais, et je ne le souhaitais pas.
— Nobutora était votre client ?
— Oui, répondit Saeko avec un petit sourire nostalgique. Mais il n’avait pas assez d’argent pour devenir mon danna, mon client privilégié. À l’époque, ce n’était qu’un petit yakuza de bas étage, qui devait reverser presque toutes ses ressources à son oyabun. Mais il s’est élevé dans le clan, petit à petit. Et un jour, il est venu à l’okiya avec une grosse valise de billets, pour me racheter.
— C’est... romantique, commentai-je, à défaut de mieux.
— Oui... il ignorait que j’avais déjà remboursé mes dettes à mes professeurs et racheté mon contrat depuis longtemps, le pauvre ! La patronne de la maison de thé était ma mère. Elle voulait que je reprenne l’affaire après elle, et elle a envoyé paître ce pauvre Nobu.
— Et il l’a pris comment ? Il était yakuza, après tout... fis-je remarquer avec prudence.
La mère de Saeko devait être une sacrée lionne pour avoir osé s’immiscer entre un gangster et sa proie.
— Oh, il avait le sang chaud, ça c’est sûr ! s’exclama Saeko, toute animée. Beaucoup plus que ton Kazu-chan, qui lui, a toujours été très sérieux, même enfant. Mais ma mère était elle-même le fruit d’une union entre une geisha et un chef de clan. Elle voulait me tenir loin des yakuzas, qu’elle appelait « les bons à rien »... et elle avait un sacré caractère ! Nobu a dû battre en retraite. Il s’est excusé platement, il a remballé son argent... et il est venu m’enlever dans la nuit.
— Vous enlever ? m’exclamai-je, incrédule. Mais c’était en quelle année ?
— En 1972. J’avais déjà 30 ans, et Nobu presque 40... Et on n’enlevait plus les geishas, à cette époque ! Encore moins des vieilles en fin de carrière. Mais il s’était entiché de moi. Il n’y avait rien à faire ! Il ne voulait personne d’autre. Je l’ai suivi, pour ne pas le vexer. Au bout d’une semaine passée à faire l’amour avec lui dans une auberge cachée dans les montagnes, je suis redescendue à Kyôto voir ma mère, et je lui ai expliqué les choses. Elle a consenti à ce que j’épouse Nobu, mais à condition que je forme une repreneuse pour l’okiya et qu’il investisse dedans. Il a attendu cinq ans... puis j’ai quitté le métier et je l’ai épousé. Voilà.
— Eh bien... quelle histoire !
Elle était beaucoup moins glauque que je l’aurais pensée. Finalement, Nobutora avait l’air d’avoir beaucoup aimé sa femme.
— Tout ça pour te dire qu’effectivement, mieux vaut ne pas trop attendre pour donner un fils à Hidekazu. Moi, je n’ai jamais réussi à tomber enceinte, c’était trop tard, et j’avais avorté de trop nombreuses fois. Mon ventre était devenu sec.
Je passai sur la terminologie utilisée.
— Et Hanako ? Vous l’avez adoptée, non ?
— Pas légalement. Nous veillons sur elle, c’est tout.
— Quel est son nom de famille ?
— Kiryûin, répondit Saeko en me fixant droit dans les yeux.
— Kiryûin ? Ça s’écrit comment ?
— Avec les caractères de « démon », de « dragon » et de « temple ». C’est un vieux nom de Kagoshima.
Encore un de ces noms étranges du fin fond de Kyûshû, comme Onitzuka... Des noms très durs à porter dans le Japon actuel.
— Les parents de Hanako sont de Kyûshû ?
— Son père. Sa famille paternelle est une ancienne famille guerrière de Kyûshû, à laquelle les Onitzuka sont liés. Le grand-père de Hanako est en réalité un cousin germain de Nobu.
— Vraiment ? C’était un yakuza, lui aussi ?
— Oui. Tous les deux sont arrivés dans le Kansai en même temps, au milieu des années cinquante, pour travailler dans l’industrie navale. À l’époque, pour trouver un boulot dans cette branche, il fallait avoir l’appui du Yamaguchi-gumi. Nobu et son cousin se sont donc enrôlés.
— C’est étrange... pourquoi ne se sont-ils pas affiliés à un clan yakuza de Kyûshû ? Il y en a, non ?
Saeko plongea la main dans sa ceinture de kimono et en sortit un paquet de cigarettes. Stupéfaite, je la vis en porter une à sa bouche. J’ignorais qu’elle fumait.
— Les clans de Kyûshû, c’est très particulier. Ils obéissent à des règles spécifiques et détestent le Yamaguchi-gumi. Encore aujourd’hui, c’est impossible à un yakuza d’un autre clan de pénétrer à Kagoshima. C’est comme ça que le grand-père de Hanako est mort. Il a commis l’erreur de vouloir rentrer chez lui avec sa femme et leur enfant pour les funérailles de son père, et il s’est fait tuer. Le clan Kozakura ne lui a pas pardonné. Quant à Nobu, il n’a plus jamais remis un seul pied là-bas.
J’avais déjà entendu parler de ces clans de Kyûshû extrêmement violents. L’année précédente, tout le pays avait été choqué par l’assassinat en pleine rue d’un civil qui avait pris une balle perdue lors d’un conflit entre bandes rivales, et par l’attaque du consulat de Chine au fusil d’assaut par un gang de Kokura. Ils avaient même utilisé des grenades.
— Est-ce que Hanako est au courant de tout ça ? demandai-je à Saeko.
— Oui. Mais elle persiste à croire que son père et son grand-père ont été assassinés par mon mari... ce qui est faux, évidemment.
— Et sa mère ?
— Sa mère ? Elle est malheureusement décédée. Hanako n’a plus personne, Lola, elle n’a plus que nous, maintenant.
Annotations